RÉQUISITOIRE
ET PLAIDOIRIES
Parvenu
ou presque au terme de ce procès, il aurait été
logique de trouver des parties civiles soudées, des avocats
unis représentant la mère, le père, les oncles
ou les grands-parents de Céline, ou encore des associations
comme «Enfance et partage» ou la «Ligue nationale
pour la protection de l'enfance martyre» Au premier jour du
procès, les robes noires n'étaient pas moins de sept,
pour demander réparation et condamnation des deux accusés.
Or avant les réquisitions de l'avocat général
on les sent soudain hésitantes, divisées. Il est devenu
évident que Michel Legrand, représentant du parquet
sera indulgent à l'égard de Roman. Avant qu'il ne
requière, nombreux sont ses collègues de Grenoble
à lui suggérer la prudence. Tous sont inquiets de
la dérive du procès et du glissement progressif de
l'accusation. Une conversation amicale a lieu dans un bureau du
palais de justice entre plusieurs magistrats soucieux de prodiguer
de bons conseils à leur collègue. Celui-ci a mal reçu
cette intervention en forme de pression et s'est irrité de
cette démarche corporatiste. D'autant que son supérieur
hiérarchique, le procureur général Albarède,
a envisagé de prendre sa place en plein procès, en
allant s'installer dans le fauteuil de l'accusation. On le disait
inquiet de voir son subordonné abandonner peu à peu
le rôle pour lequel il a été désigné.
Mais craignant la campagne que ne manqueront pas de déclencher
les défenseurs de Roman et son comité de soutien en
criant au scandale, au coup monté, le procureur général
Albarède a fini par renoncer à ce projet. Ce qui,
par la suite, ne va pas l'empêcher d'interdire à Michel
Legrand de commenter son réquisitoire au micro des radios
périphériques, comme il s'y était engagé
auprès de leurs représentants. Ensuite il devra quitter
le palais de justice protégé par un cordon de police,
tant le père de Céline lui en veut. Alors, comme s'ils
avaient eu connaissance de ce flottement au sein de l'accusation,
les avocats des parties civiles montent au créneau en ordre
dispersé, se disant tous plus ou moins troublés par
l'évolution des audiences. Sauf, bien évidemment,
maître Garaud, nostalgique de la peine capitale et pourfendeur
des assassins d'enfants, le seul ou presque à rester persuadé
de la culpabilité des deux hommes.
Maître Yves Éric Massiani préfère ne
pas plaider, justifiant son attitude par le fait que le président
Fournier a rejeté ses trois requêtes :
- Une nouvelle reconstitution.
- L'audition du juge qui a réincarcéré Roman
après sa mise en liberté.
- Un nouvel examen psychiatrique de Didier Gentil.
«Je crains, suggère t-il, que l'on n'aille à
l'acquittement de Roman alors qu'aucun de ces doutes n'a été
levé»
Quant à Me Michel Paliard, devant la famille de Céline
médusée, il va jusqu'à devancer l'avocat général
:
«La vérité judiciaire de ce dossier fait que
vous serez amenés à acquitter Roman»
Celui-ci n'en demande pas tant, tandis que devant ce monde à
l'envers, Me Alain Lhote ne sait plus trop quoi plaider. Il le fait
cependant dans une grande et belle plaidoirie, laissant tout de
même planer le doute en s'adressant directement à Roman
:
«Êtes-vous l'homme innocent accusé par un pantin
judiciaire et broyé par une garde à vue ? Êtes-vous
un supplicié de la religion de l'aveu ? Si vous êtes
innocent, j'ai de la compassion pour vous. Si vous êtes coupable,
il vous faudra vivre avec l'image de l'enfant et vous vous enfermerez
dans une prison intérieure dont nul ne pourra jamais vous
délivrer»
A cet instant, Richard Roman pleure. Il n'est pas le seul.
L'avocat de la mère de Céline, le bâtonnier
Raoul Légier, ne profite pas de l'instant et n'a pas ces
accents émouvants qui seuls peuvent retourner un jury. Il
n'a pas de haine non plus dans ses propos. Comme beaucoup d'autres,
le doute l'habite mais, coincé par sa cliente qui n'en a
aucun, il s'en tire par une suggestion:
«J'ai la conviction profonde que les deux hommes se sont,
ce soir-là, rencontrés. Peut-être Roman n 'a
t-il rien fait de mal ? Mais alors, qu'il lève ce voile de
mystère et il pourra être acquitté au bénéfice
du doute»
Au nom du père de Céline, maître Jean-Michel
Pesenti, se lève à son tour. On attend de ce jeune
espoir du barreau marseillais plus que des battements de cils et,
sinon de grandes envolées, du moins une démonstration
éclatante de la culpabilité des deux accusés.
C'est, en tous les cas, ce qu'espère son client Gilbert Jourdan.
Or, en guise d'envolées, il ne quitte guère sa branche,
tout en se plaçant dans le sens du vent : «Messieurs
les jurés, par pitié, soyez justes»
Ainsi, la brèche est-elle béante pour le réquisitoire
du ministère public. Michel Legrand n'a plus qu'à
s'y engouffrer, glissant, si l'on peut dire, sur le banc de la défense,
par des propos qui provoquent le départ immédiat de
la salle d'audience, de toute la famille de Céline dont la
maman, une fois encore doit avoir recours au SAMU. Ce qui lui évite
d'avoir à entendre des mots auxquels personne n'aurait songé
trois semaines plus tôt :
«Roman, dans votre dossier je n'ai rien trouvé. Je
n'y vois ni preuve, ni indice. C'est pourquoi je demande aux jurés
de prononcer votre acquittement»
Certes, depuis plusieurs jours, Michel Legrand n'a caché
à personne qu'il en arriverait là, menaçant
même des témoins trop complaisants à ses yeux,
fustigeant aussi les enquêteurs, sans ménager non plus
son collègue le procureur Weisbuch, avec ces propos lourds
de conséquences :
«Le chef Ramette et le procureur Weisbuch ont amené
à la justice quelqu'un contre lequel il n'y avait pas de
preuves»
A ce propos il est permis de se demander pourquoi M. Legrand, qui
avait bien dû jeter un coup d’œil sur le dossier
avant d'accepter le siège de l'accusation, ne s'est pas aperçu
plus tôt de la vacuité de ce dossier ? Et surtout pourquoi,
au vu de ce même dossier, il s'en est allé, un mois
auparavant, assurer le père de Céline de la condamnation
de Roman ? Que n'a t-il avant l'audience, dénoncé
l'inutilité d'un tel procès avant de le prétendre
truqué ? Que n'a t-il crié au scandale pour dire que
vingt personnes, des gendarmes, gradés ou non, un procureur
et cinq juges d'instruction s'étaient trompés ou avaient
menti, voire falsifié la vérité ?
Cette prise de position tardive ne laissera pas d'inquiéter
et de poser question : ne fallait-il pas le dire avant, plutôt
que de courir le risque d'expédier aux enfers un innocent
?
Que des jurés découvrent un dossier au fil des audiences,
c'est le principe même de la cour d'assises, mais qu'un avocat
général, censé l'avoir étudié,
avoue que celui-là est vide de charges, est pour le moins
étrange. La réponse à ces questions n'est certes
pas pour demain, mais les propos du magistrat, en plein prétoire,
ont laissé chez ses pairs et au sein de la gendarmerie des
cicatrices qui ne se fermeront pas de sitôt. Ne les a t-il
pas en effet suspecté tous, sinon de malhonnêteté
du moins d'incompétence ? Ne serait ce que par ces derniers
mots :
«On ne peut pas résoudre une affaire criminelle et
faire le procès d'un homme en se basant sur son regard, sur
ses pieds nus et sur son drôle de chapeau. Ce n'est pas un
élément à charge, c'est du subjectivisme. On
ne peut pas condamner sur de vagues impressions»
II va encore plus loin, l'avocat général Legrand quand
il termine son réquisitoire :
«Est-ce que dans ses aveux, lorsqu'il a adressé une
prière à Dieu, il n'avait pas un revolver sur la tempe
? »
Propos qui sont encore commentés dans bien des brigades de
gendarmerie. Dès lors, le trio composant la défense
de Roman n'a plus qu'à enfoncer le clou. Tous trois rendent
hommage à l'avocat général avant de déclencher
un second tir de barrage.
Maître Henri Leclerc, d'abord, contre la presse dont il sait
pourtant se servir en cas de besoin. Il l'accuse de lynchage médiatique,
allant même jusqu'à fustiger le manque d'impartialité
des confrères qui ont suivi ce triste fait divers dès
son origine, à une époque où il ne s'était
pas encore vu confier le dossier par la famille Roman. Contre les
gendarmes ensuite, qui n'ont pas été de taille à
assurer une telle enquête et qui, selon lui, ont fait de Roman
un coupable simplement parce qu'ils ne l'aimaient pas.
«Parce qu'il était différent, souligne maître
Molla, qu'il préférait la compagnie du lièvre
et du sanglier à celle des hommes, parce qu'il dansait dans
les bois et parlait aux arbres. Parce qu'il était sale et
sentait mauvais et que ses fromages n'étaient pas bons»
Enfin, contre le procureur Weisbuch : «Je vous en veux d'avoir
confié à des gendarmes bouleversés, la responsabilité
d'interroger Roman. Je vous en veux de l'avoir laissé seul
avec le chef Ramette, car les aveux qu'il a recueillis, non seulement
ne tiennent pas, mais prouvent son innocence»
Le sort de l'un des accusés pratiquement réglé,
il reste à défendre le second : Gentil. Pas facile
avec, à l'inverse de Roman, une défense divisée.
D'un côté, Henri Juramy bien décidé à
charger Roman pour éviter le pire à son client. De
l'autre, maître Saint-Pierre, de Lyon, et Corinne de Romilly,
d'Aix en Provence, tous deux entrés dans ce dossier grâce
à maître Juramy qui va s'estimer trahi par ses deux
jeunes confrères.
En pleurs, maître de Romilly préfère renoncer
à prendre la parole, se refusant à charger un homme,
devant de toute évidence, être acquitté un peu
plus tard. Maître Saint-Pierre, lui, n'hésite pas à
disculper Roman. Il sait pourtant qu'adopter cette attitude revient
à enfoncer celui dont il est en principe, chargé de
tout faire pour alléger sa peine. Il réclamera cependant
aux jurés, avec beaucoup d'émotion car son talent
est certain, les circonstances atténuantes, expliquant que
toutes les statistiques prouvent que 60 à 70% des enfants
violés - ce qui a été le cas de Gentil - reproduisent
un jour ou l'autre leur souffrance sur autrui.
Plaidant en dernier, Henri Juramy n'abonde pas dans ce sens. Il
souhaite démontrer que Gentil, s'il est un violeur n'est
pas un tueur. Cette démarche va le contraindre, à
l’encontre de son prédécesseur, à charger
le plus possible Roman. Durant près de deux heures, aux limites
de l'épuisement, il se livre avec fougue, talent oratoire
et imprévisibilité, à un véritable réquisitoire
contre le berger des plaines. Seul moyen pour lui, du moins l'espère
t-il, de tirer Gentil de l'ornière dans laquelle l'ont enfoncé,
durant trois semaines, tous les acteurs de ce procès quels
qu'ils soient, et qui tous, pour sauver Roman, ont fait de Gentil
le bouc émissaire.
Henri Juramy, de sa voix puissante à l'accent inimitable
que n'aurait pas reniée Raimu, utilise toutes les ficelles,
les astuces, voire les outrances de ce métier qu'il connaît
sur le bout des doigts pour le pratiquer depuis trente ans. Tant
et si bien que sa plaidoirie sera le seul réquisitoire du
procès, faisant planer sur les jurés le spectre de
l'erreur judiciaire s'ils devaient condamner pour meurtre son client
:
«Ce verdict d'acquittement que l'on vous réclame pour
Roman, vous placera entre le guêpier et le nœud de vipères.
Le guêpier, parce qu'il ne satisfera personne, et surtout
pas la famille de Céline. Le nœud de vipères,
c'est que l'on apprenne un jour la vérité dans des
conditions atroces si Roman devait être libéré.
Ce serait un verdict de malheur et j'ai bien peur que ce l7 décembre
1992, à Grenoble, la justice française ne soit marquée
d'une pierre noire ! »
Prenant la défense des enquêteurs et du procureur,
Henri Juramy s'emporte :
«Ils ont été attaqués par mes confrères
d'en face et par l'accusation. C'est un scandale ! Monsieur Weisbuch
est un homme honnête. Mais quand un gendarme «souffleur»
et un procureur «SS» ne savent pas les choses, ils ne
peuvent pas les souffler. Si Roman a avoué certains détails,
c'est qu'il était le seul à les connaître»
Puis rappelant certains témoignages relatant une violence
latente chez Roman, l'avocat s'adresse aux jurés comme dans
un sketch :
«Vous avez quelqu'un dans vos relations qui a égorgé
son chien, l'a dépecé pour le broyer ensuite dans
son mixer ? Vous avez beaucoup de vos amis qui écrasent des
rats sur la table, au beau milieu de leurs convives ?
Vous en connaissez de vos fréquentations qui écrasent
des poussins sous leur pied devant des enfants ?
Moi je vous dis qu'un homme capable de toutes ces violences est
capable de bien d'autres»
Et de reprendre ensuite les sept points, qui selon lui, font de
Roman un coupable : «Le cheveu dans la voiture ; le cheveu
sur son pull ; la terre dans sa voiture ; les gouttes d'eau sur
son toit ; ses mensonges ; ses aveux ; les témoins»
«Ne foulez pas aux pieds ces témoins, s'écrie
Henri Juramy. Si vous l'acquittiez, ce verdict remettrait le feu
aux poudres. Vous êtes en train de commettre l'erreur de votre
vie. Et si vous l'acquittez, il ne le sera qu'ici, car toute la
France le sait coupable. Ce serait une faute majeure»
Délaissant quelques instants Roman, l'avocat s'intéresse
à son client pour soutenir qu'il n'a pu agir seul, mais bien
sous l'influence de son gourou, de son maître à penser
: Roman.
«Vous ne lui ferez jamais dire qu'il a tué, parce qu'il
n 'a pas tué, même si d'étranges missionnaires
ont fait pression durant des mois sur lui, en l'inondant de lettre
le suppliant d'innocenter Roman»
Enfin l'avocat ne veut pas terminer sa plaidoirie réquisitoire
sans s'en prendre à l'entourage de Roman.
«Je ferai Camerone, je tirerai jusqu'à ma dernière
cartouche pour dénoncer un verdict fabriqué. Les amis
de Roman ont cherché à le sacraliser. C'est tout juste
s'ils ne réclament pas pour lui le mérite national.
Ce que l'on a vu ici, c'est de la comédie humaine, une lame
de fond à coups de médias qui veut depuis des années
l'acquittement de Roman, une lame de fond préparée
depuis longtemps et qui a tout submergé grâce à
un comité de soutien qui a manipulé la presse, un
juge et qui risque de vous manipuler aussi. Attention à ne
pas rendre un verdict sous influence»
Un long silence suit cette dernière envolée. Les parents
de Céline se prennent à rêver qu'elle va renverser
le cours des choses. Maître Juramy conviendra quelques instants
plus tard, qu'elle n'a pas eu assez de poids sur les magistrats
de la cour.
«Il est beaucoup trop tard. J'ai été beaucoup
trop seul. Seul contre tous. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot.
Je ne lâcherai jamais Gentil car moi, je sais qu'il n'a pas
tué Céline»
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