L’INSTRUCTION

Digne, le 29 juillet 1988, en fin de matinée : après les aveux de Didier Gentil et Richard Roman, c'est le début de l'une des instructions les plus longues et les plus décousues qu'aie jamais connue la justice française. Elle va durer vingt sept mois, dans un climat tendu, malsain, peu propice à la sérénité des débats. Elle entraînera des centaines d'auditions de témoins, deux reconstitutions agitées, des dizaines d'analyses et d'expertises peu convaincantes. Ces témoins, ces experts nous les retrouverons pendant les trois semaines d'audiences du procès de Grenoble, quatre ans et demi après le massacre de la petite Céline.
C'est Marc Magnon, habituellement juge pour enfants, que le président du tribunal de grande instance, Pascal Vincent, désigne ce matin là pour instruire l'affaire, en remplacement du juge habituel, Catherine Muller, qui est en congé. Comme le veut la loi, le juge Magnon n'interroge pas les deux hommes qu'on lui présente. Il leur signifie seulement leur inculpation pour : «séquestration, viol aggravé et accompagné de tortures ou actes de barbarie, assassinat»
Pendant ce temps, dans la cour du tribunal, les traits tirés et des sanglots dans la voix, le procureur Paul Weisbuch lit à l'intention des journalistes présents le communiqué du parquet confirmant l'inculpation de Roman Richard, vingt sept ans, agriculteur, et Gentil Didier, vingt cinq ans, ouvrier agricole. Il en profite pour remercier publiquement les gendarmes qui ont suivi cette enquête avec «cœur et intelligence» Visiblement bouleversé, il précise : «Chacun avait à l'esprit l'immense douleur des parents de Céline»
A cette date, la presse, y compris «Libération», se déchaîne et titre dans tout l'hexagone : «les monstres», «les barbares» On ne trouve pas de mots pour qualifier ce crime.
Même le prêtre qui officie lors des funérailles de Céline ne peut retenir sa colère : «Pardon, Seigneur, d'avoir donné à ces monstres le titre d’hommes»
La politique s'en mêle aussi. Yann Piat, alors député du Front National du Var et depuis assassinée en février 1994, annonce sur un tract à en-tête de l'Assemblée Nationale qu'elle déposera en septembre une proposition de loi prévoyant le rétablissement de la peine de mort pour les assassins d'enfants.
Dans une interview, Jean-Claude Gaudin, président du Conseil Régional Provence Alpes Côte d'Azur, ne dit pas autre chose : «Dans un cas comme celui-ci, il est regrettable que la peine de mort ait été abolie» A Nice, trois mille personnes défilent derrière leur maire de l'époque, Jacques Médecin, pour demander le rétablissement de la peine capitale. Un peu partout dans les petits villages de France et surtout dans le Var et les Bouches du Rhône circulent des pétitions dans le même sens qui vont très vite recueillir près de cinq cent mille signatures.
Devant la prison des Baumettes, le père de Céline manifeste le 5 août et lance à travers un mégaphone : «Tu sortiras peut-être dans trente ans, mais j'aurai ta peau» La foule qui l'entoure crie : «A mort Roman, à mort Roman»
C'est dans cette atmosphère et sous cette pression que le juge Magnon va officier quelques jours seulement se bornant à délivrer aux enquêteurs ou aux experts des commissions rogatoires afin de vérifier des points de détail.
Dans la France entière, on ne parle plus que du meurtre de Céline, venu s'ajouter à la liste déjà trop longue des meurtres d'enfants : Marie Dolorès, Pauletto, auxquels s'ajouteront, hélas, les prénoms de Delphine, de Ludivine et de bien d'autres, et récemment encore Jessica près d'Evian.
Les deux inculpés qui, aux yeux de la loi ne sont que des présumés coupables, sont d'ores et déjà condamnés par l'opinion.
Les journalistes, qui interrogent les gosses du village de La Motte du Caire, les ont déjà baptisé : «le tatoué» pour Gentil parce qu'il se disait ancien légionnaire en montrant ses tatouages, et «l'indien» pour Roman parce qu'il portait des cheveux longs, vivait sous un tipi, marchant pieds nus, vêtu d'un seul pagne. Gentil est considéré par les psychiatres comme un sujet instable, impulsif, rétif, introverti, présentant d'importants traits de déséquilibre psychologique. Il est totalement inculte si ce n'est ignare. Roman est titulaire d'un DEUG de sciences ; brillant, il est doté d'un quotient intellectuel dépassant largement la moyenne (127), mais il est capable de réactions impulsives et violentes.
A son retour de vacances, le 2 août 1988, le juge Catherine Muller hérite de l'affaire prenant le relais du juge Magnon. A vingt trois ans, Catherine Muller est le plus jeune juge d'instruction de France. Il est récemment sorti major de sa promotion à l'École nationale de la magistrature de Bordeaux. De suite, elle délivre tous azimuts des commissions rogatoires pour que les gendarmes entendent les témoins et effectuent les perquisitions ou saisies souhaitables. Elle charge un laboratoire anglais de l'expertise des prélèvements effectués sur la petite Céline lors de son autopsie, puis un expert bordelais de déterminer les groupes sanguins des inculpés pour les comparer aux traces de sang présentes sur les vêtements de Céline. Deux médecins légistes sont également désignés pour déterminer les causes exactes de la mort de l'enfant. Le Centre d'applications et de recherches en microscopie électronique (G.A.R.M.E.) devra examiner tous les indices prélevés par les gendarmes sur les lieux du crime (cheveux, tissus, terre, caillou etc.)
Malheureusement, il est déjà trop tard. Les prélèvements effectués sur Céline ont été conservés dans le réfrigérateur du palais de justice. Non dans un congélateur. Les pièces à conviction retrouvées sur place ont été soit touchées, soit foulées par tous ceux qui, volontairement ou non, ont participé aux recherches entreprises le soir de la disparition de Céline.
Et puis Catherine Muller va bientôt accoucher. Elle est remplacée par Françoise Vier qui, également enceinte, ne pourra s'occuper du dossier que pendant quelques semaines. Elle sera remplacée par une troisième femme : Brigitte Bert. Mais pour quelques jours seulement, car la malheureuse tombe malade. Retour donc à la case départ avec Marc Magnon... Jusqu'à ce qu’ayant accouché, Catherine Muller reprenne le dossier en mars 1989, avant de tomber à son tour malade, ce qui provoque le retour de Marc Magnon pour quelques jours seulement. Guérie, Catherine Muller revient aux affaires. Mais bientôt elle demande sa mutation. Pour cause de mariage cette fois. C'est alors que le dossier Céline est transmis à un magistrat qui semblait l'espérer, le juge Yves Bonnet. On peut alors penser qu'après avoir changé douze fois de mains, et être passé par cinq juges d'instruction le dossier Céline est maintenant pratiquement clos. Il ne devrait plus rester au nouveau juge qu'à le transmettre à la chambre d'accusation pour qu'elle renvoie les deux hommes devant une cour d'assises.
C'est mal connaître le juge Bonnet qui a longuement brigué ce poste de magistrat instructeur. Mais que rien, bien qu'il ait obtenu une maîtrise de droit en 1979, ne prédestinait à s'occuper d'une telle affaire puis qu'après avoir été agent de bureau à l'hôpital de Dijon, il s'était tourné en 1981 vers les finances. Devenu inspecteur des impôts, il est ensuite tenté par l'École de la magistrature.
Discret durant deux ans au tribunal d'instance de Digne, l'affaire Céline va lui fournir l'occasion de parvenir sur le devant de la scène judiciaire. Il reprend point par point tout le travail de ses cinq prédécesseurs. Mais, il s'appuie - il l'a reconnu lui-même - sur un mémoire de 76 pages en date du 28 septembre 1990, rédigé par deux des avocats de Richard Roman, maîtres Muriel Brouquet et Henri Leclerc. La conclusion de ce document est simple : Richard Roman est donc innocent. L'argumentation développée présente d'ailleurs bien des points communs avec la plaquette éditée par son comité de soutien, intitulée : «Un innocent aux assises» Maître Leclerc explique, que par une sorte de terrible alchimie, des éléments se sont mis en place qui constituent autant d'obstacles à la manifestation de la vérité. Il les résume en cinq chapitres :
- Aveux passés par Roman dans un irrationnel climat de terreur, à la gendarmerie du village même où se sont produits les faits, obtenus par des enquêteurs immédiatement convaincus de sa culpabilité :
- Accusations utilitaires de Gentil qui passe des aveux destinés en réalité à reporter sur Roman l'entière responsabilité de tous les crimes :
- Malheur absolu des parents de Céline, opinion publique saisie par le vertige des crimes abjects commis sur une enfant et complaisamment décrits par la presse et condamnation sans appel de Richard Roman par les journaux qui se déchaînent sans rien connaître du dossier :
- Menace de mort contre Richard Roman, sa famille, ses avocats et conditions de détention particulièrement dangereuses, puisque chaque jour il doit être protégé tant de certains gardiens que de certains détenus :
- Trop nombreux changements de juges d'instruction, qui se succéderont ou se remplaceront les uns les autres au fil de ces 25 mois.
Ensuite le mémoire décortique l'instruction, les interrogatoires comme les confrontations ; il démonte avec force la thèse de la préméditation, insiste sur les incohérences de la scène du viol comme du meurtre. Il insiste enfin sur les horaires fournis par différents témoins qui, selon les avocats, mettent hors de cause leur client. Et de conclure à l'impossibilité pour Richard Roman d'avoir commis ce crime en se basant autant sur ses propres aveux que sur les accusations de Gentil.
Le tout est bien construit, rédigé en termes choisis pour attirer l'attention du juge :
«Tout est là pour qu'à côté de la tragédie de la petite Céline se déroule une autre tragédie, celle de Richard Roman, celle de la préparation d'une erreur judiciaire.
Pourtant les preuves de l'innocence de Richard Roman existent, elles sont dans le dossier, à condition d'accepter de le lire et de l'étudier sans préjugés. C'est ce travail qui est ici proposé, dans l'espoir que chacun acceptera honnêtement de remettre en cause toute idée préconçue, parce que ni la société, ni les parties civiles, ni la justice n'ont rien à gagner à fermer les yeux»
Le juge Bonnet ne ferme donc pas les yeux. Et un mois après avoir reçu le mémoire de maître Leclerc, il délivre, le 22 octobre 1990, une ordonnance de non-lieu en faveur de Richard Roman ; Il le libère le jour même dans des conditions peu élégantes pour la famille de Céline.
Gilbert Jourdan, le père de Céline, s'en souvient : «Nous avions été ce jour là convoqués, mon ex-femme et moi, au palais de justice de Digne par le juge Bonnet. Dans ma candeur, je pensais qu'il s'agissait d'une nouvelle formalité et de prime abord je n'ai pas compris le sens d'un coup de téléphone que ce magistrat a reçu devant nous. Aujourd'hui cette phrase me résonne encore aux oreilles : «Oui, c'est bon, vous pouvez y aller, ils sont là» Ce n'est qu'après que le juge nous a indiqué qu'il venait de décerner un non-lieu en faveur de Roman et qu'en conséquence il venait de donner l'ordre de le faire libérer. Sa convocation n'était en fait qu'un piège pour nous empêcher d'aller manifester devant la prison au moment de sa libération si nous l'avions apprise avant. Tellement abasourdi par cette annonce je n'ai pas réagi sur le coup. J'ai signé sans regarder les papiers qu'il m'a tendu et je suis parti»
Dans le même temps quelques journalistes, mystérieusement prévenus, photographiaient la sortie de prison de Roman. Parmi eux, Brigitte Pesenti, l'épouse de l'avocat du père de Céline.
Quant au juge Bonnet, il assurera toujours s'être forgé seul sa conviction. Et il se défendra d'avoir été influencé par le fameux mémoire de maîtres Brouquet et Leclerc. Mais il admettra avoir été choqué par le climat de lynchage lors des deux reconstitutions effectuées par ses prédécesseurs à La Motte du Caire.
Il faut effectivement en dire deux mots. La première, le 16 juin 1989, avait tourné court tant les plaies dans ce village étaient vives. Sur la route, à la peinture rouge, avaient été tracés des appels au meurtre : «Mort à Gentil, mort à Roman» et les mêmes menaces avaient été lancées contre leurs avocats maîtres Juramy et Leclerc. Dans tout le village avaient été apposées des affichettes à l'effigie de Céline et des fleurs blanches avaient été posées devant le café de son père autour d'une banderole sur laquelle on pouvait lire : «J'avais sept ans, j'adorais la vie. Deux monstres m'ont assassinée, que la vraie justice soit faite. Pensez à vos enfants. Punissez mes assassins comme ils le méritent»
Difficile, dans un tel climat, d'effectuer, malgré la présence de plus de cent gendarmes, une sereine, efficace reconstitution. Aussi, dans le café, la tension est vite montée. Des objets ont volé, les avocats ont été frappés, déshabillés, un officier de gendarmerie a même du sortir son arme. Pour éviter l'émeute, le juge Magnon a finalement décidé de tout annuler avant même de faire venir sur place les deux inculpés.
Maître Leclerc en appelle, dès le lendemain, au ministre de la justice Pierre Arpaillange qui déclare aussitôt : «La famille ne doit pas compromettre l'action de la justice. Les avocats ne doivent jamais être assimilés à ceux qu'ils défendent. Aucune pression ne pourra rétablir dans notre pays la justice privée»
La seconde reconstitution a lieu le 9 novembre 1989 avec cette fois la présence de Gentil et Roman et surtout de trois escadrons de gendarmerie et de tireurs d'élite juchés jusque dans le clocher de l'église. Catherine Muller officie cette fois à la place de Marc Magnon. Les journalistes sont tenus à l'écart, les habitants du village aussi, qui hurlent leur haine : «On aura ta peau assassin. Si tu étais mon fils je te tuerait» Tant et si bien que de loin on n'entend pas Roman, qui refuse de se prêter à la reconstitution, crier : «Je n'ai rien à faire ici, je suis innocent», tandis que Gentil accepte au contraire de refaire les gestes de la soirée tragique.
Quant aux avocats, ils sont encore la cible, orale, cette fois, de la famille de Céline, surtout maître Leclerc : «II y a trente ans, tu portais les valises du FLN, aujourd'hui tu défends un assassin. Salaud»
Et maître Leclerc a aussi reçu, sous forme de cercueils, des menaces de mort, tandis que le comité de soutien à Richard Roman a été gratifié d'un colis posté à Aubagne. Il renfermait une bombe non amorcée faite de cinq bâtons de dynamite.
Le soir de la libération de Roman, les vitres du palais de justice de Digne ont été brisées et son gardien légèrement blessé. Quelques jours plus tard, dans les rues de Digne, un cortège fort de deux cents personnes, défile dans le silence, mais avec la voix d'une enfant transmise par haut-parleur, qui répète sans cesse : «Je m'appelle Céline, j'aimais la vie. Mon assassin est en liberté»
Liberté durant laquelle Roman est violemment agressé par deux inconnus, dans les rues d'Annecy. Il y était allé pour voir sa mère lors des fêtes de Noël 1990. Une plainte contre X pour coups et blessures a d'ailleurs été déposée par Roman affirmant que l'un de ses agresseurs ne pouvait être que le père de Céline. Sa plainte sera classée sans suite. Après cette agression, Richard Roman disparaît de la circulation. Il change fréquemment de refuge. Sa mère doit faire mettre sa ligne téléphonique sur liste rouge en raison de l'abondance des insultes et des menaces qu'elle reçoit.
Quelques journalistes gardent cependant le contact avec Roman ainsi que le juge Bonnet qui se répand dans les milieux judiciaires pour affirmer qu'il vient d'éviter une erreur du même nom. Balayant, ce qu'il a redit au procès, les aveux passés lors de la garde à vue : «L'aveu est une preuve du Moyen Âge. Un juge ne doit pas en tenir compte»
Il est vrai que ses aveux Roman les a très vite rétractés devant le juge Magnon par ces mots enregistrés sous la cote D77 dès le 29 juillet : «Seule ma première version est vraie ; c'est à dire que je n'ai pas violé et tué Céline, je n'ai pas rencontré Didier. A un moment de mes déclarations j'ai demandé pardon à Céline et à ses parents et à Dieu et au nom de ma mère, ces paroles je les ai dites, plus précisément répétées parce qu 'elles correspondaient à ma foi chrétienne, parce que je les faisais miennes, même si en fait je n'avais rien à me reprocher. Par la suite, j'ai avoué avoir tué et violé Céline sous la pression des enquêteurs, je ne pouvais plus défendre la thèse de mon innocence à cause de la fatigue et de la violence des enquêteur»
Roman ajoute un peu plus tard, dans ce même procès verbal, une phrase qui en dit long sur les interrogations qu'il se posait à lui-même à propos de son éventuel comportement le soir du drame : «Je sais qu'un pagne a été saisi chez moi, pagne sur lequel des prélèvements, des analyses seront effectués, je tiens à dire dès à présent que si les analyses en question devaient conclure à la présence de sang de l'enfant sur cette pièce de tissu, cela démontrerait, selon moi, la machination de Didier. Je n'ai pas utilisé ce pagne de toute la journée et dans cette hypothèse, je vous dirai que Didier a utilisé ce pagne pour me compromettre»
C'était, pour Richard Roman, prêter beaucoup de machiavélisme à Didier Gentil ou soi-même en faire preuve. Les analyses n'ont rien prouvé. Plus tard, devant Catherine Muller cette fois, le 12 octobre 1988 Roman explique à nouveau ses aveux : «J'ai cru devenir fou, j'ai cru que j'avais commis le crime pendant mon sommeil ou que j'avais perdu la mémoire» Dans ses autres interrogatoires, Roman ne variera plus. Il soutient à chaque fois, comme il le fera à son procès, que seuls les gendarmes sont à la source de ses ennuis. Après avoir délivré son non-lieu le juge Bonnet est, en octobre 1990, obligé de se défendre : «J'ai prononcé ce non-lieu en mon âme et conscience. Que ceux qui disent que j'ai subi des pressions le prouvent ou qu'ils s'en excusent sur-le-champ» Le dossier mémoire de maître Leclerc présente les qualités et les limites d'un texte élaboré par la défense. Il élude ce qui pouvait être hostile à son client pour ne retenir de ses aveux que les passages où Roman fait état de pressions, de menaces, de gifles et même de coups de règle de la part des gendarmes. Ces actes n'ont jamais été attestés par le médecin venu visiter Roman durant sa garde à vue. En outre Roman a reconnu s'être volontairement jeté la tête contre un mur durant cette garde à vue.
A propos de ces «tortures», dont maître Leclerc soulignera qu'elles sont une violation manifeste des droits de la défense, il est intéressant de signaler qu'interrogé sur ce point, Didier Gentil assurera n'avoir jamais été frappé.
Est ce à dire que pour deux présumés coupables du même crime, les gendarmes, dans le même lieu, et dans les mêmes délais auraient maltraité l'un des suspects et pas l'autre, alors que l'un et l'autre sont amis et sont les présumés auteurs d'un double crime, puisque, outre l'assassinat proprement dit, le viol est considéré comme tel.
Ce point sera évidemment évoqué durant le procès qui verra le juge Bonnet, passant très vite du rôle de témoin à celui de procureur, expliquer comment il s'est forgé sa certitude de l'innocence de Roman au point de le remettre en liberté en délivrant une ordonnance de non-lieu de laquelle ont fait appel aussitôt les parties civiles de même que le parquet.
La requête est examinée le 31 octobre 1990, à Aix en Provence par les magistrats de la chambre d'accusation de la cour d'appel, au cours d'une audience qui ne sera pas publique, avec la seule présence des avocats et de la famille de Céline qui manifestera une nouvelle fois sa colère : «Nous voulons que Roman retourne en prison. Elle, elle n'a pas eu de non-lieu»
Ce jour là, pour éviter les incidents, les policiers doivent une nouvelle fois protéger les avocats de Roman.
Le 14 novembre 1990, la cour ordonne un supplément d'information et désigne son propre président, Jean-Claude Carné pour le diligenter. Il devra, entre autres, apporter des précisions sur l'emploi du temps de Roman le soir du drame. Contre cette décision maître Leclerc se pourvoit en cassation. Sa demande est rejetée le 26 février 1991. Autrement dit, sont annulées toutes les décisions du juge Bonnet qui devient la tête de turc de la famille de Céline au point que l'oncle de la fillette, Alain Jourdan, lui expédie avant le 25 décembre 1990 cette lettre au palais de justice de Digne : «Monsieur, je vous souhaite de passer de bonnes fêtes de fin d'année. Bien meilleures que celles que nous passerons, nous... En espérant que vos enfants, eux, se réjouiront de voir passer le Père Noël, car ma nièce, elle, depuis le 4 août 1988, ne voit passer que les croque-morts et que vous n'aurez pas trop d'états d'âme d'avoir relâché son assassin. Quant à mes vœux pour 1991, c'est de vous voir rejoindre les gratte papier de l'administration française et même, pourquoi pas, de vous voir finir votre carrière comme balayeur du tribunal de Digne, car vous ne valez rien déplus»
Tel est le climat de passion qui, depuis le premier jour entoure l'enquête et l'instruction. Il faut attendre le 26 avril 1991 pour que la cour se réunisse à Aix en Provence au palais de justice transformé en forteresse qui voit arriver un Richard Roman métamorphosé. Fini les pieds nus, les cheveux longs. L'indien s'est presque transformé en gravure de mode.
En moins de deux heures son sort est réglé. A huis clos certes, mais l'on a pu apprendre qu'après la requête du procureur Badie réclamant la réincarcération de Roman, son défenseur maître Leclerc avait expliqué qu'en se présentant spontanément, son client qui aurait fort bien pu, s'il l'avait souhaité, prendre la fuite, venait de faire preuve de bonne volonté et qu'il en serait de même par la suite.
Les avocats de la famille de Céline ont estimé le contraire, parlant d'un risque éventuel de fuite, d'un risque de récidive, de possibles troubles de l'ordre public comme d'éventuelles pressions de l'inculpé sur les témoins. Y en a t-il eu durant ces six mois de liberté, nul ne peut le dire, même si plusieurs membres de son comité de soutien en ont approché plus d'un. Je l'ai été moi-même quelques jours avant le procès.
Toujours est il qu'à 13 heures, ce 26 avril 1991, Richard Roman retourne en cellule après six mois de liberté, non sans avoir crié en grimpant dans le fourgon qui allait le conduire à la maison d'arrêt de Luynes : «Que Dieu vous pardonné»
Il ne reste plus au président Carrié qu'à reprendre en main l'instruction pour la treizième fois ce qu'il fera dès le 2 mai 1991 - Trois ans après les faits... Que de temps perdu ! C'est ce qu'écrit quelques jours plus tard le père de Céline à François Mitterrand dans une lettre ouverte : «Monsieur le Président, pouvez-vous m'expliquer pourquoi dans les crimes atroces, qui concernent notamment des enfants, la justice ne remplit pas sa tâche? Pourquoi après 800 jours d'attente, les deux assassins qui ont violé et tué ma fille n'ont ils pas encore comparu devant la cour d'assises? »
Tout en s'en prenant au juge Bonnet qu'il suspecte d'avoir non seulement subi des pressions mais de les avoir surtout assimilées, il enchaîne : «Durant ses six mois de liberté Roman a pu organiser sa défense et au besoin faire pression sur des témoins. Comment voulez-vous, dans ces conditions, faire confiance à la Justice? Quand je constate qu'un violeur d'enfant, défendu par un avocat dont les relations avec M. Kiejman sont étroites, qu'une partie de la presse dévoile impunément une partie du dossier pour l'innocenter, je ne peux plus avoir confiance. Pensez-vous que s'il s'agissait de votre petite fille, vous accepteriez, sans rien dire, de subir trois ans de procédure avant le procès, de constater la mise en liberté d'un des deux monstres qui l'a violée, sodomisée et assassinée sauvagement, de lire dans la presse que vous êtes coupable de sentiments de vengeance et que Roman est victime de son innocence? »
Quelques jours plus tard, c'est au tour du comité de soutien de se manifester pour protester contre la réincarcération de son protégé, jugée révoltante. Tout en le suppliant de cesser une grève de la faim entamée un mois plus-tôt.
Le juge Carné va mettre alors les bouchées doubles pour réentendre tous les témoins, à raison de cinq ou six par jour ; Tous, ou presque, maintiendront leurs dépositions quant aux horaires de Roman le soir du drame, avec quelques variantes il est vrai. Or, le créneau est étroit qui peut permettre de l'innocenter ou seulement de conclure qu'il a pu participer au meurtre. Le procès de Grenoble le montrera.
Certains de ces témoins, lors de ce procès, vont en effet encore modifier cet horaire. Avec le temps, la mémoire devient floue, d'autant que ce témoignage là, ils l'ont déjà effectué plusieurs fois chacun.
Experts, graphologues, psychiatres sont également réentendus par le juge, de même que Didier Gentil. Celui-ci confirme sa version des faits. Néanmoins, pour la première fois, il s'étonne et proteste auprès du magistrat des pressions qu'il subit de la part d'un mystérieux groupe de travail basé à Villeurbanne, près de Lyon, composé de chercheurs, formateurs et penseurs en tous genres, qui l'abreuvent dans sa cellule de courriers auxquels il ne comprend pas grand chose mais dont la portée fera son chemin dans son esprit torturé.
Le but de ce groupe est évident et ses membres ne s'en cachent pas : faire innocenter Roman. Deux d'entre eux sont en liaison avec le comité de soutien.
Mais maître Leclerc va désapprouver l'action de ce groupe de travail ; il parle même «d'initiative déplorable», et il invite la justice à ouvrir une enquête. Mais il ne porte pas plainte.
À force de persévérance, le travail de ce groupe va finir par porter ses fruits dans l'esprit de Gentil. En plein procès - encouragé en ce sens par son avocat lyonnais - il ne fait que répéter ou presque, comme s'il récitait une leçon, les propos tenus par ce groupe de travail. Jugez de la nature du message qui lui a plusieurs fois été seriné : «Cher Didier, il faut en effet comme un miracle dans le cœur pour que se consolide en toi le désir de la vérité, quoiqu'il en coûte. Notamment lors du procès pour que tu te souviennes «vraiment» alors que tu étais comme fou, lors du drame, pour que tu aides Richard à être vrai. Nous te soutiendrons de tout cœur et de tous nos moyens si tu dis un jour, en pleine liberté d'esprit, que tu étais le seul acteur du drame»
Ce n'est peut-être pas du lavage de cerveau, mais ça y ressemble ; c'est en tout cas ce qui s'est finalement passé au procès sans que ce jour là, maître Leclerc proteste, et pour cause.
Le président Carné accélère la cadence. Très vite, son dossier s'épaissit ; si vite qu'il est bouclé en moins de six mois. Avec ce qui peut être considéré comme de nouvelles charges contre les deux hommes. Le 13 novembre 1991, ils sont renvoyés devant la cour d'assises des Alpes de Haute Provence. Tous les deux pour «viol aggravé par deux auteurs sur mineure de moins de quinze ans et homicide volontaire aggravé»
La défense de Roman va bien tenter un baroud d'honneur par un pourvoi en cassation. Elle le fonde sur les conditions de la garde à vue qu'elle estime contraires aux termes de la Convention européenne des Droits de l'Homme et du Citoyen. Mais, en mars 1992, la chambre criminelle de la cour de cassation rejette ce pourvoi : elle estime, je cite les propos du président Le Gunehec : «Contrairement à ce qui est soutenu, l'inculpé n'a pas été privé de tout repos pendant la durée de sa garde à vue, n'a pas été l'objet de traitements inhumains et dégradants et ses déclarations n'ont pas été obtenues sous la contrainte»
Pour les défenseurs de Roman c'est un camouflet. Mais le 17 juin, ils obtiennent de cette même cour que le procès ne se déroule pas à Digne mais à Grenoble. Pour des raisons de sécurité publique. C'est une victoire, car il y a fort à parier qu'à Digne, le verdict risquait d'être sévère.
Nous sommes au début de l'été 1992. Il ne reste plus au procureur général de Grenoble qu'à fixer les dates de l'audience, et au président de la cour d'assises qu'à étudier à fond le dossier, notamment l'arrêt de renvoi du président Carrié. Il fait en tout cinquante six pages dont je ne retiendrai que les attendus sur lesquels vont s'articuler les trois semaines d'audience :
- La mise en cause constante tout au long de l'enquête et de l'information de Roman par Didier Gentil.
- Les aveux passés par Roman au cours de la garde à vue tant devant les gendarmes, que devant le procureur de la République de Digne et le psychiatre.
- Les témoignages précis recueillis lors du supplément d'information dont il ressort que Roman est reparti 10 minutes à un quart d'heure plus tard, qu'il est revenu dans cet établissement vers 21h30, a stationné son véhicule à un endroit différent de celui occupé initialement, pour quitter l'agglomération vers 21h40.
Qu'ainsi, dans l'exact créneau horaire des crimes qui se situent entre 21h30, nul témoin n'a constaté la présence de Roman, alors que ce dernier est incapable de se justifier sur son emploi du temps et se borne à soutenir que tous les témoins se trompent.
Qu'ainsi donc, les explications de Roman - elles tendent à retarder son heure d'arrivé à La Motte du Caire et à avancer celle de son départ - sont singulièrement insuffisantes face à l'ensemble des éléments recueillis.
Devant la cour d'assises trois semaines vont être nécessaires pour refaire, une dernière fois mais oralement, avec les mêmes témoins, les mêmes experts, les mêmes enquêteurs cette interminable instruction.
Auparavant, s'est mis en branle, le comité de soutien à Richard Roman (CSRR) qu'a dénoncé avec vigueur l'avocat de Didier Gentil, maître Juramy. Comité amplement remercié par Roman, sa famille et ses défenseurs et dont l'efficacité n'a échappé à personne au point qu'on lui doit sans doute une bonne part de l'acquittement de son protégé.