L’INSTRUCTION
Digne,
le 29 juillet 1988, en fin de matinée : après les
aveux de Didier Gentil et Richard Roman, c'est le début de
l'une des instructions les plus longues et les plus décousues
qu'aie jamais connue la justice française. Elle va durer
vingt sept mois, dans un climat tendu, malsain, peu propice à
la sérénité des débats. Elle entraînera
des centaines d'auditions de témoins, deux reconstitutions
agitées, des dizaines d'analyses et d'expertises peu convaincantes.
Ces témoins, ces experts nous les retrouverons pendant les
trois semaines d'audiences du procès de Grenoble, quatre
ans et demi après le massacre de la petite Céline.
C'est Marc Magnon, habituellement juge pour enfants, que le président
du tribunal de grande instance, Pascal Vincent, désigne ce
matin là pour instruire l'affaire, en remplacement du juge
habituel, Catherine Muller, qui est en congé. Comme le veut
la loi, le juge Magnon n'interroge pas les deux hommes qu'on lui
présente. Il leur signifie seulement leur inculpation pour
: «séquestration, viol aggravé et accompagné
de tortures ou actes de barbarie, assassinat»
Pendant ce temps, dans la cour du tribunal, les traits tirés
et des sanglots dans la voix, le procureur Paul Weisbuch lit à
l'intention des journalistes présents le communiqué
du parquet confirmant l'inculpation de Roman Richard, vingt sept
ans, agriculteur, et Gentil Didier, vingt cinq ans, ouvrier agricole.
Il en profite pour remercier publiquement les gendarmes qui ont
suivi cette enquête avec «cœur et intelligence»
Visiblement bouleversé, il précise : «Chacun
avait à l'esprit l'immense douleur des parents de Céline»
A cette date, la presse, y compris «Libération»,
se déchaîne et titre dans tout l'hexagone : «les
monstres», «les barbares» On ne trouve pas de
mots pour qualifier ce crime.
Même le prêtre qui officie lors des funérailles
de Céline ne peut retenir sa colère : «Pardon,
Seigneur, d'avoir donné à ces monstres le titre d’hommes»
La politique s'en mêle aussi. Yann Piat, alors député
du Front National du Var et depuis assassinée en février
1994, annonce sur un tract à en-tête de l'Assemblée
Nationale qu'elle déposera en septembre une proposition de
loi prévoyant le rétablissement de la peine de mort
pour les assassins d'enfants.
Dans une interview, Jean-Claude Gaudin, président du Conseil
Régional Provence Alpes Côte d'Azur, ne dit pas autre
chose : «Dans un cas comme celui-ci, il est regrettable que
la peine de mort ait été abolie» A Nice, trois
mille personnes défilent derrière leur maire de l'époque,
Jacques Médecin, pour demander le rétablissement de
la peine capitale. Un peu partout dans les petits villages de France
et surtout dans le Var et les Bouches du Rhône circulent des
pétitions dans le même sens qui vont très vite
recueillir près de cinq cent mille signatures.
Devant la prison des Baumettes, le père de Céline
manifeste le 5 août et lance à travers un mégaphone
: «Tu sortiras peut-être dans trente ans, mais j'aurai
ta peau» La foule qui l'entoure crie : «A mort Roman,
à mort Roman»
C'est dans cette atmosphère et sous cette pression que le
juge Magnon va officier quelques jours seulement se bornant à
délivrer aux enquêteurs ou aux experts des commissions
rogatoires afin de vérifier des points de détail.
Dans la France entière, on ne parle plus que du meurtre de
Céline, venu s'ajouter à la liste déjà
trop longue des meurtres d'enfants : Marie Dolorès, Pauletto,
auxquels s'ajouteront, hélas, les prénoms de Delphine,
de Ludivine et de bien d'autres, et récemment encore Jessica
près d'Evian.
Les deux inculpés qui, aux yeux de la loi ne sont que des
présumés coupables, sont d'ores et déjà
condamnés par l'opinion.
Les journalistes, qui interrogent les gosses du village de La Motte
du Caire, les ont déjà baptisé : «le
tatoué» pour Gentil parce qu'il se disait ancien légionnaire
en montrant ses tatouages, et «l'indien» pour Roman
parce qu'il portait des cheveux longs, vivait sous un tipi, marchant
pieds nus, vêtu d'un seul pagne. Gentil est considéré
par les psychiatres comme un sujet instable, impulsif, rétif,
introverti, présentant d'importants traits de déséquilibre
psychologique. Il est totalement inculte si ce n'est ignare. Roman
est titulaire d'un DEUG de sciences ; brillant, il est doté
d'un quotient intellectuel dépassant largement la moyenne
(127), mais il est capable de réactions impulsives et violentes.
A son retour de vacances, le 2 août 1988, le juge Catherine
Muller hérite de l'affaire prenant le relais du juge Magnon.
A vingt trois ans, Catherine Muller est le plus jeune juge d'instruction
de France. Il est récemment sorti major de sa promotion à
l'École nationale de la magistrature de Bordeaux. De suite,
elle délivre tous azimuts des commissions rogatoires pour
que les gendarmes entendent les témoins et effectuent les
perquisitions ou saisies souhaitables. Elle charge un laboratoire
anglais de l'expertise des prélèvements effectués
sur la petite Céline lors de son autopsie, puis un expert
bordelais de déterminer les groupes sanguins des inculpés
pour les comparer aux traces de sang présentes sur les vêtements
de Céline. Deux médecins légistes sont également
désignés pour déterminer les causes exactes
de la mort de l'enfant. Le Centre d'applications et de recherches
en microscopie électronique (G.A.R.M.E.) devra examiner tous
les indices prélevés par les gendarmes sur les lieux
du crime (cheveux, tissus, terre, caillou etc.)
Malheureusement, il est déjà trop tard. Les prélèvements
effectués sur Céline ont été conservés
dans le réfrigérateur du palais de justice. Non dans
un congélateur. Les pièces à conviction retrouvées
sur place ont été soit touchées, soit foulées
par tous ceux qui, volontairement ou non, ont participé aux
recherches entreprises le soir de la disparition de Céline.
Et puis Catherine Muller va bientôt accoucher. Elle est remplacée
par Françoise Vier qui, également enceinte, ne pourra
s'occuper du dossier que pendant quelques semaines. Elle sera remplacée
par une troisième femme : Brigitte Bert. Mais pour quelques
jours seulement, car la malheureuse tombe malade. Retour donc à
la case départ avec Marc Magnon... Jusqu'à ce qu’ayant
accouché, Catherine Muller reprenne le dossier en mars 1989,
avant de tomber à son tour malade, ce qui provoque le retour
de Marc Magnon pour quelques jours seulement. Guérie, Catherine
Muller revient aux affaires. Mais bientôt elle demande sa
mutation. Pour cause de mariage cette fois. C'est alors que le dossier
Céline est transmis à un magistrat qui semblait l'espérer,
le juge Yves Bonnet. On peut alors penser qu'après avoir
changé douze fois de mains, et être passé par
cinq juges d'instruction le dossier Céline est maintenant
pratiquement clos. Il ne devrait plus rester au nouveau juge qu'à
le transmettre à la chambre d'accusation pour qu'elle renvoie
les deux hommes devant une cour d'assises.
C'est mal connaître le juge Bonnet qui a longuement brigué
ce poste de magistrat instructeur. Mais que rien, bien qu'il ait
obtenu une maîtrise de droit en 1979, ne prédestinait
à s'occuper d'une telle affaire puis qu'après avoir
été agent de bureau à l'hôpital de Dijon,
il s'était tourné en 1981 vers les finances. Devenu
inspecteur des impôts, il est ensuite tenté par l'École
de la magistrature.
Discret durant deux ans au tribunal d'instance de Digne, l'affaire
Céline va lui fournir l'occasion de parvenir sur le devant
de la scène judiciaire. Il reprend point par point tout le
travail de ses cinq prédécesseurs. Mais, il s'appuie
- il l'a reconnu lui-même - sur un mémoire de 76 pages
en date du 28 septembre 1990, rédigé par deux des
avocats de Richard Roman, maîtres Muriel Brouquet et Henri
Leclerc. La conclusion de ce document est simple : Richard Roman
est donc innocent. L'argumentation développée présente
d'ailleurs bien des points communs avec la plaquette éditée
par son comité de soutien, intitulée : «Un innocent
aux assises» Maître Leclerc explique, que par une sorte
de terrible alchimie, des éléments se sont mis en
place qui constituent autant d'obstacles à la manifestation
de la vérité. Il les résume en cinq chapitres
:
- Aveux passés par Roman dans un irrationnel climat de terreur,
à la gendarmerie du village même où se sont
produits les faits, obtenus par des enquêteurs immédiatement
convaincus de sa culpabilité :
- Accusations utilitaires de Gentil qui passe des aveux destinés
en réalité à reporter sur Roman l'entière
responsabilité de tous les crimes :
- Malheur absolu des parents de Céline, opinion publique
saisie par le vertige des crimes abjects commis sur une enfant et
complaisamment décrits par la presse et condamnation sans
appel de Richard Roman par les journaux qui se déchaînent
sans rien connaître du dossier :
- Menace de mort contre Richard Roman, sa famille, ses avocats et
conditions de détention particulièrement dangereuses,
puisque chaque jour il doit être protégé tant
de certains gardiens que de certains détenus :
- Trop nombreux changements de juges d'instruction, qui se succéderont
ou se remplaceront les uns les autres au fil de ces 25 mois.
Ensuite le mémoire décortique l'instruction, les interrogatoires
comme les confrontations ; il démonte avec force la thèse
de la préméditation, insiste sur les incohérences
de la scène du viol comme du meurtre. Il insiste enfin sur
les horaires fournis par différents témoins qui, selon
les avocats, mettent hors de cause leur client. Et de conclure à
l'impossibilité pour Richard Roman d'avoir commis ce crime
en se basant autant sur ses propres aveux que sur les accusations
de Gentil.
Le tout est bien construit, rédigé en termes choisis
pour attirer l'attention du juge :
«Tout est là pour qu'à côté de
la tragédie de la petite Céline se déroule
une autre tragédie, celle de Richard Roman, celle de la préparation
d'une erreur judiciaire.
Pourtant les preuves de l'innocence de Richard Roman existent, elles
sont dans le dossier, à condition d'accepter de le lire et
de l'étudier sans préjugés. C'est ce travail
qui est ici proposé, dans l'espoir que chacun acceptera honnêtement
de remettre en cause toute idée préconçue,
parce que ni la société, ni les parties civiles, ni
la justice n'ont rien à gagner à fermer les yeux»
Le juge Bonnet ne ferme donc pas les yeux. Et un mois après
avoir reçu le mémoire de maître Leclerc, il
délivre, le 22 octobre 1990, une ordonnance de non-lieu en
faveur de Richard Roman ; Il le libère le jour même
dans des conditions peu élégantes pour la famille
de Céline.
Gilbert Jourdan, le père de Céline, s'en souvient
: «Nous avions été ce jour là convoqués,
mon ex-femme et moi, au palais de justice de Digne par le juge Bonnet.
Dans ma candeur, je pensais qu'il s'agissait d'une nouvelle formalité
et de prime abord je n'ai pas compris le sens d'un coup de téléphone
que ce magistrat a reçu devant nous. Aujourd'hui cette phrase
me résonne encore aux oreilles : «Oui, c'est bon, vous
pouvez y aller, ils sont là» Ce n'est qu'après
que le juge nous a indiqué qu'il venait de décerner
un non-lieu en faveur de Roman et qu'en conséquence il venait
de donner l'ordre de le faire libérer. Sa convocation n'était
en fait qu'un piège pour nous empêcher d'aller manifester
devant la prison au moment de sa libération si nous l'avions
apprise avant. Tellement abasourdi par cette annonce je n'ai pas
réagi sur le coup. J'ai signé sans regarder les papiers
qu'il m'a tendu et je suis parti»
Dans le même temps quelques journalistes, mystérieusement
prévenus, photographiaient la sortie de prison de Roman.
Parmi eux, Brigitte Pesenti, l'épouse de l'avocat du père
de Céline.
Quant au juge Bonnet, il assurera toujours s'être forgé
seul sa conviction. Et il se défendra d'avoir été
influencé par le fameux mémoire de maîtres Brouquet
et Leclerc. Mais il admettra avoir été choqué
par le climat de lynchage lors des deux reconstitutions effectuées
par ses prédécesseurs à La Motte du Caire.
Il faut effectivement en dire deux mots. La première, le
16 juin 1989, avait tourné court tant les plaies dans ce
village étaient vives. Sur la route, à la peinture
rouge, avaient été tracés des appels au meurtre
: «Mort à Gentil, mort à Roman» et les
mêmes menaces avaient été lancées contre
leurs avocats maîtres Juramy et Leclerc. Dans tout le village
avaient été apposées des affichettes à
l'effigie de Céline et des fleurs blanches avaient été
posées devant le café de son père autour d'une
banderole sur laquelle on pouvait lire : «J'avais sept ans,
j'adorais la vie. Deux monstres m'ont assassinée, que la
vraie justice soit faite. Pensez à vos enfants. Punissez
mes assassins comme ils le méritent»
Difficile, dans un tel climat, d'effectuer, malgré la présence
de plus de cent gendarmes, une sereine, efficace reconstitution.
Aussi, dans le café, la tension est vite montée. Des
objets ont volé, les avocats ont été frappés,
déshabillés, un officier de gendarmerie a même
du sortir son arme. Pour éviter l'émeute, le juge
Magnon a finalement décidé de tout annuler avant même
de faire venir sur place les deux inculpés.
Maître Leclerc en appelle, dès le lendemain, au ministre
de la justice Pierre Arpaillange qui déclare aussitôt
: «La famille ne doit pas compromettre l'action de la justice.
Les avocats ne doivent jamais être assimilés à
ceux qu'ils défendent. Aucune pression ne pourra rétablir
dans notre pays la justice privée»
La seconde reconstitution a lieu le 9 novembre 1989 avec cette fois
la présence de Gentil et Roman et surtout de trois escadrons
de gendarmerie et de tireurs d'élite juchés jusque
dans le clocher de l'église. Catherine Muller officie cette
fois à la place de Marc Magnon. Les journalistes sont tenus
à l'écart, les habitants du village aussi, qui hurlent
leur haine : «On aura ta peau assassin. Si tu étais
mon fils je te tuerait» Tant et si bien que de loin on n'entend
pas Roman, qui refuse de se prêter à la reconstitution,
crier : «Je n'ai rien à faire ici, je suis innocent»,
tandis que Gentil accepte au contraire de refaire les gestes de
la soirée tragique.
Quant aux avocats, ils sont encore la cible, orale, cette fois,
de la famille de Céline, surtout maître Leclerc : «II
y a trente ans, tu portais les valises du FLN, aujourd'hui tu défends
un assassin. Salaud»
Et maître Leclerc a aussi reçu, sous forme de cercueils,
des menaces de mort, tandis que le comité de soutien à
Richard Roman a été gratifié d'un colis posté
à Aubagne. Il renfermait une bombe non amorcée faite
de cinq bâtons de dynamite.
Le soir de la libération de Roman, les vitres du palais de
justice de Digne ont été brisées et son gardien
légèrement blessé. Quelques jours plus tard,
dans les rues de Digne, un cortège fort de deux cents personnes,
défile dans le silence, mais avec la voix d'une enfant transmise
par haut-parleur, qui répète sans cesse : «Je
m'appelle Céline, j'aimais la vie. Mon assassin est en liberté»
Liberté durant laquelle Roman est violemment agressé
par deux inconnus, dans les rues d'Annecy. Il y était allé
pour voir sa mère lors des fêtes de Noël 1990.
Une plainte contre X pour coups et blessures a d'ailleurs été
déposée par Roman affirmant que l'un de ses agresseurs
ne pouvait être que le père de Céline. Sa plainte
sera classée sans suite. Après cette agression, Richard
Roman disparaît de la circulation. Il change fréquemment
de refuge. Sa mère doit faire mettre sa ligne téléphonique
sur liste rouge en raison de l'abondance des insultes et des menaces
qu'elle reçoit.
Quelques journalistes gardent cependant le contact avec Roman ainsi
que le juge Bonnet qui se répand dans les milieux judiciaires
pour affirmer qu'il vient d'éviter une erreur du même
nom. Balayant, ce qu'il a redit au procès, les aveux passés
lors de la garde à vue : «L'aveu est une preuve du
Moyen Âge. Un juge ne doit pas en tenir compte»
Il est vrai que ses aveux Roman les a très vite rétractés
devant le juge Magnon par ces mots enregistrés sous la cote
D77 dès le 29 juillet : «Seule ma première version
est vraie ; c'est à dire que je n'ai pas violé et
tué Céline, je n'ai pas rencontré Didier. A
un moment de mes déclarations j'ai demandé pardon
à Céline et à ses parents et à Dieu
et au nom de ma mère, ces paroles je les ai dites, plus précisément
répétées parce qu 'elles correspondaient à
ma foi chrétienne, parce que je les faisais miennes, même
si en fait je n'avais rien à me reprocher. Par la suite,
j'ai avoué avoir tué et violé Céline
sous la pression des enquêteurs, je ne pouvais plus défendre
la thèse de mon innocence à cause de la fatigue et
de la violence des enquêteur»
Roman ajoute un peu plus tard, dans ce même procès
verbal, une phrase qui en dit long sur les interrogations qu'il
se posait à lui-même à propos de son éventuel
comportement le soir du drame : «Je sais qu'un pagne a été
saisi chez moi, pagne sur lequel des prélèvements,
des analyses seront effectués, je tiens à dire dès
à présent que si les analyses en question devaient
conclure à la présence de sang de l'enfant sur cette
pièce de tissu, cela démontrerait, selon moi, la machination
de Didier. Je n'ai pas utilisé ce pagne de toute la journée
et dans cette hypothèse, je vous dirai que Didier a utilisé
ce pagne pour me compromettre»
C'était, pour Richard Roman, prêter beaucoup de machiavélisme
à Didier Gentil ou soi-même en faire preuve. Les analyses
n'ont rien prouvé. Plus tard, devant Catherine Muller cette
fois, le 12 octobre 1988 Roman explique à nouveau ses aveux
: «J'ai cru devenir fou, j'ai cru que j'avais commis le crime
pendant mon sommeil ou que j'avais perdu la mémoire»
Dans ses autres interrogatoires, Roman ne variera plus. Il soutient
à chaque fois, comme il le fera à son procès,
que seuls les gendarmes sont à la source de ses ennuis. Après
avoir délivré son non-lieu le juge Bonnet est, en
octobre 1990, obligé de se défendre : «J'ai
prononcé ce non-lieu en mon âme et conscience. Que
ceux qui disent que j'ai subi des pressions le prouvent ou qu'ils
s'en excusent sur-le-champ» Le dossier mémoire de maître
Leclerc présente les qualités et les limites d'un
texte élaboré par la défense. Il élude
ce qui pouvait être hostile à son client pour ne retenir
de ses aveux que les passages où Roman fait état de
pressions, de menaces, de gifles et même de coups de règle
de la part des gendarmes. Ces actes n'ont jamais été
attestés par le médecin venu visiter Roman durant
sa garde à vue. En outre Roman a reconnu s'être volontairement
jeté la tête contre un mur durant cette garde à
vue.
A propos de ces «tortures», dont maître Leclerc
soulignera qu'elles sont une violation manifeste des droits de la
défense, il est intéressant de signaler qu'interrogé
sur ce point, Didier Gentil assurera n'avoir jamais été
frappé.
Est ce à dire que pour deux présumés coupables
du même crime, les gendarmes, dans le même lieu, et
dans les mêmes délais auraient maltraité l'un
des suspects et pas l'autre, alors que l'un et l'autre sont amis
et sont les présumés auteurs d'un double crime, puisque,
outre l'assassinat proprement dit, le viol est considéré
comme tel.
Ce point sera évidemment évoqué durant le procès
qui verra le juge Bonnet, passant très vite du rôle
de témoin à celui de procureur, expliquer comment
il s'est forgé sa certitude de l'innocence de Roman au point
de le remettre en liberté en délivrant une ordonnance
de non-lieu de laquelle ont fait appel aussitôt les parties
civiles de même que le parquet.
La requête est examinée le 31 octobre 1990, à
Aix en Provence par les magistrats de la chambre d'accusation de
la cour d'appel, au cours d'une audience qui ne sera pas publique,
avec la seule présence des avocats et de la famille de Céline
qui manifestera une nouvelle fois sa colère : «Nous
voulons que Roman retourne en prison. Elle, elle n'a pas eu de non-lieu»
Ce jour là, pour éviter les incidents, les policiers
doivent une nouvelle fois protéger les avocats de Roman.
Le 14 novembre 1990, la cour ordonne un supplément d'information
et désigne son propre président, Jean-Claude Carné
pour le diligenter. Il devra, entre autres, apporter des précisions
sur l'emploi du temps de Roman le soir du drame. Contre cette décision
maître Leclerc se pourvoit en cassation. Sa demande est rejetée
le 26 février 1991. Autrement dit, sont annulées toutes
les décisions du juge Bonnet qui devient la tête de
turc de la famille de Céline au point que l'oncle de la fillette,
Alain Jourdan, lui expédie avant le 25 décembre 1990
cette lettre au palais de justice de Digne : «Monsieur, je
vous souhaite de passer de bonnes fêtes de fin d'année.
Bien meilleures que celles que nous passerons, nous... En espérant
que vos enfants, eux, se réjouiront de voir passer le Père
Noël, car ma nièce, elle, depuis le 4 août 1988,
ne voit passer que les croque-morts et que vous n'aurez pas trop
d'états d'âme d'avoir relâché son assassin.
Quant à mes vœux pour 1991, c'est de vous voir rejoindre
les gratte papier de l'administration française et même,
pourquoi pas, de vous voir finir votre carrière comme balayeur
du tribunal de Digne, car vous ne valez rien déplus»
Tel est le climat de passion qui, depuis le premier jour entoure
l'enquête et l'instruction. Il faut attendre le 26 avril 1991
pour que la cour se réunisse à Aix en Provence au
palais de justice transformé en forteresse qui voit arriver
un Richard Roman métamorphosé. Fini les pieds nus,
les cheveux longs. L'indien s'est presque transformé en gravure
de mode.
En moins de deux heures son sort est réglé. A huis
clos certes, mais l'on a pu apprendre qu'après la requête
du procureur Badie réclamant la réincarcération
de Roman, son défenseur maître Leclerc avait expliqué
qu'en se présentant spontanément, son client qui aurait
fort bien pu, s'il l'avait souhaité, prendre la fuite, venait
de faire preuve de bonne volonté et qu'il en serait de même
par la suite.
Les avocats de la famille de Céline ont estimé le
contraire, parlant d'un risque éventuel de fuite, d'un risque
de récidive, de possibles troubles de l'ordre public comme
d'éventuelles pressions de l'inculpé sur les témoins.
Y en a t-il eu durant ces six mois de liberté, nul ne peut
le dire, même si plusieurs membres de son comité de
soutien en ont approché plus d'un. Je l'ai été
moi-même quelques jours avant le procès.
Toujours est il qu'à 13 heures, ce 26 avril 1991, Richard
Roman retourne en cellule après six mois de liberté,
non sans avoir crié en grimpant dans le fourgon qui allait
le conduire à la maison d'arrêt de Luynes : «Que
Dieu vous pardonné»
Il ne reste plus au président Carrié qu'à reprendre
en main l'instruction pour la treizième fois ce qu'il fera
dès le 2 mai 1991 - Trois ans après les faits... Que
de temps perdu ! C'est ce qu'écrit quelques jours plus tard
le père de Céline à François Mitterrand
dans une lettre ouverte : «Monsieur le Président, pouvez-vous
m'expliquer pourquoi dans les crimes atroces, qui concernent notamment
des enfants, la justice ne remplit pas sa tâche? Pourquoi
après 800 jours d'attente, les deux assassins qui ont violé
et tué ma fille n'ont ils pas encore comparu devant la cour
d'assises? »
Tout en s'en prenant au juge Bonnet qu'il suspecte d'avoir non seulement
subi des pressions mais de les avoir surtout assimilées,
il enchaîne : «Durant ses six mois de liberté
Roman a pu organiser sa défense et au besoin faire pression
sur des témoins. Comment voulez-vous, dans ces conditions,
faire confiance à la Justice? Quand je constate qu'un violeur
d'enfant, défendu par un avocat dont les relations avec M.
Kiejman sont étroites, qu'une partie de la presse dévoile
impunément une partie du dossier pour l'innocenter, je ne
peux plus avoir confiance. Pensez-vous que s'il s'agissait de votre
petite fille, vous accepteriez, sans rien dire, de subir trois ans
de procédure avant le procès, de constater la mise
en liberté d'un des deux monstres qui l'a violée,
sodomisée et assassinée sauvagement, de lire dans
la presse que vous êtes coupable de sentiments de vengeance
et que Roman est victime de son innocence? »
Quelques jours plus tard, c'est au tour du comité de soutien
de se manifester pour protester contre la réincarcération
de son protégé, jugée révoltante. Tout
en le suppliant de cesser une grève de la faim entamée
un mois plus-tôt.
Le juge Carné va mettre alors les bouchées doubles
pour réentendre tous les témoins, à raison
de cinq ou six par jour ; Tous, ou presque, maintiendront leurs
dépositions quant aux horaires de Roman le soir du drame,
avec quelques variantes il est vrai. Or, le créneau est étroit
qui peut permettre de l'innocenter ou seulement de conclure qu'il
a pu participer au meurtre. Le procès de Grenoble le montrera.
Certains de ces témoins, lors de ce procès, vont en
effet encore modifier cet horaire. Avec le temps, la mémoire
devient floue, d'autant que ce témoignage là, ils
l'ont déjà effectué plusieurs fois chacun.
Experts, graphologues, psychiatres sont également réentendus
par le juge, de même que Didier Gentil. Celui-ci confirme
sa version des faits. Néanmoins, pour la première
fois, il s'étonne et proteste auprès du magistrat
des pressions qu'il subit de la part d'un mystérieux groupe
de travail basé à Villeurbanne, près de Lyon,
composé de chercheurs, formateurs et penseurs en tous genres,
qui l'abreuvent dans sa cellule de courriers auxquels il ne comprend
pas grand chose mais dont la portée fera son chemin dans
son esprit torturé.
Le but de ce groupe est évident et ses membres ne s'en cachent
pas : faire innocenter Roman. Deux d'entre eux sont en liaison avec
le comité de soutien.
Mais maître Leclerc va désapprouver l'action de ce
groupe de travail ; il parle même «d'initiative déplorable»,
et il invite la justice à ouvrir une enquête. Mais
il ne porte pas plainte.
À force de persévérance, le travail de ce groupe
va finir par porter ses fruits dans l'esprit de Gentil. En plein
procès - encouragé en ce sens par son avocat lyonnais
- il ne fait que répéter ou presque, comme s'il récitait
une leçon, les propos tenus par ce groupe de travail. Jugez
de la nature du message qui lui a plusieurs fois été
seriné : «Cher Didier, il faut en effet comme un miracle
dans le cœur pour que se consolide en toi le désir de
la vérité, quoiqu'il en coûte. Notamment lors
du procès pour que tu te souviennes «vraiment»
alors que tu étais comme fou, lors du drame, pour que tu
aides Richard à être vrai. Nous te soutiendrons de
tout cœur et de tous nos moyens si tu dis un jour, en pleine
liberté d'esprit, que tu étais le seul acteur du drame»
Ce n'est peut-être pas du lavage de cerveau, mais ça
y ressemble ; c'est en tout cas ce qui s'est finalement passé
au procès sans que ce jour là, maître Leclerc
proteste, et pour cause.
Le président Carné accélère la cadence.
Très vite, son dossier s'épaissit ; si vite qu'il
est bouclé en moins de six mois. Avec ce qui peut être
considéré comme de nouvelles charges contre les deux
hommes. Le 13 novembre 1991, ils sont renvoyés devant la
cour d'assises des Alpes de Haute Provence. Tous les deux pour «viol
aggravé par deux auteurs sur mineure de moins de quinze ans
et homicide volontaire aggravé»
La défense de Roman va bien tenter un baroud d'honneur par
un pourvoi en cassation. Elle le fonde sur les conditions de la
garde à vue qu'elle estime contraires aux termes de la Convention
européenne des Droits de l'Homme et du Citoyen. Mais, en
mars 1992, la chambre criminelle de la cour de cassation rejette
ce pourvoi : elle estime, je cite les propos du président
Le Gunehec : «Contrairement à ce qui est soutenu, l'inculpé
n'a pas été privé de tout repos pendant la
durée de sa garde à vue, n'a pas été
l'objet de traitements inhumains et dégradants et ses déclarations
n'ont pas été obtenues sous la contrainte»
Pour les défenseurs de Roman c'est un camouflet. Mais le
17 juin, ils obtiennent de cette même cour que le procès
ne se déroule pas à Digne mais à Grenoble.
Pour des raisons de sécurité publique. C'est une victoire,
car il y a fort à parier qu'à Digne, le verdict risquait
d'être sévère.
Nous sommes au début de l'été 1992. Il ne reste
plus au procureur général de Grenoble qu'à
fixer les dates de l'audience, et au président de la cour
d'assises qu'à étudier à fond le dossier, notamment
l'arrêt de renvoi du président Carrié. Il fait
en tout cinquante six pages dont je ne retiendrai que les attendus
sur lesquels vont s'articuler les trois semaines d'audience :
- La mise en cause constante tout au long de l'enquête et
de l'information de Roman par Didier Gentil.
- Les aveux passés par Roman au cours de la garde à
vue tant devant les gendarmes, que devant le procureur de la République
de Digne et le psychiatre.
- Les témoignages précis recueillis lors du supplément
d'information dont il ressort que Roman est reparti 10 minutes à
un quart d'heure plus tard, qu'il est revenu dans cet établissement
vers 21h30, a stationné son véhicule à un endroit
différent de celui occupé initialement, pour quitter
l'agglomération vers 21h40.
Qu'ainsi, dans l'exact créneau horaire des crimes qui se
situent entre 21h30, nul témoin n'a constaté la présence
de Roman, alors que ce dernier est incapable de se justifier sur
son emploi du temps et se borne à soutenir que tous les témoins
se trompent.
Qu'ainsi donc, les explications de Roman - elles tendent à
retarder son heure d'arrivé à La Motte du Caire et
à avancer celle de son départ - sont singulièrement
insuffisantes face à l'ensemble des éléments
recueillis.
Devant la cour d'assises trois semaines vont être nécessaires
pour refaire, une dernière fois mais oralement, avec les
mêmes témoins, les mêmes experts, les mêmes
enquêteurs cette interminable instruction.
Auparavant, s'est mis en branle, le comité de soutien à
Richard Roman (CSRR) qu'a dénoncé avec vigueur l'avocat
de Didier Gentil, maître Juramy. Comité amplement remercié
par Roman, sa famille et ses défenseurs et dont l'efficacité
n'a échappé à personne au point qu'on lui doit
sans doute une bonne part de l'acquittement de son protégé.
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