CONCLUSION

Parvenu au terme de ce survol d'une affaire judiciaire hors du commun, et qui est loin d'être terminée, il nous faut en tirer les enseignements sinon les conclusions. Pour redire d'abord que la justice populaire est passée. Bien passée? C'est là que les avis divergent. Sans qu'il soit ici question de remettre en cause le verdict de Grenoble, force est de constater qu'il a laissé une impression de malaise. Au sein de la famille de Céline d'abord, qui estime avoir été bafouée, trompée, menée en bateau. Elle croit toujours à la culpabilité de Richard Roman. Et on la lui avait fait croire en haut lieu. Son chagrin rivé au cœur, elle refuse d'admettre que l'acquittement a blanchi Roman, estimant qu'un verdict n'est que la décision de femmes et d'hommes qui peuvent se tromper et surtout qui peuvent avoir été trompés. D'autant qu'aux jurés on ne demande rien d'autre que leur intime conviction, sans jamais qu'ils aient à rendre compte de ce qui l'a forgée...
De même qu'une condamnation, un acquittement est sans aucun doute une décision difficile et souvent lourde à prendre pour des jurés. Ils en débattent parfois durant des heures. Et moins les jurés sont d'accord entre eux, plus le délibéré est long. Quatre heures en ce qui a concerné Richard Roman.
Bien qu'ils aient prêté serment de ne rien révéler de leurs délibérations, les jurés restent marqués par la session qu'ils ont vécue. Quelque-soit le dossier traité. Soixante d'entre eux se sont réunis à Paris, au Sénat, pour débattre avec des magistrats et des avocats et tirer la leçon de ce qu'ils avaient vécu. Ils sont cadre, postier, infirmière, représentant ou enseignant venus de Lyon, Lille, Grenoble ou Aix en Provence.
Ces quelques extraits de leurs réflexions sont significatifs : «On sort de cette expérience différente. On est directement confronté à ce que la société peut sécréter comme marginalité, comme problèmes. On apprend plus en quelques jours qu'en plusieurs années d'une vie» Ou encore : «Ça demande un effort d'attention de tous les instants puis un effort d'analyse critique avant la décision» Pour ce professeur d'anglais marseillais : «L'expérience de juré apprend la tolérance. L'accusé dans le box on ne le voit pas comme un monstre. Pendant tous les débats, on tente de comprendre. Sans oublier la victime. On se dit que le doute doit toujours bénéficier à l'accusé et on a toujours le recours de voter blanc»
Tous ou presque nient farouchement que pendant le délibéré, le président ait pu les manipuler ou simplement infléchir leurs idées, et tous ou presque reconnaissent, où qu'ils aient siégé, avoir une admiration sans borne pour le président qu'ils ont connu. Avec cette réserve cependant d'un cadre de banque : «Mon président était un homme d'une force calme et tranquille, jouant en quelque sorte le rôle du père et je me demande, avec le recul, si l'homme qu'il était et qui nous a paru admirable ne nous a pas conduits à lui faire une confiance aveugle lors du délibéré» Quel aveu ! Qui rejoint cette autre réaction d'un juré venu de Mulhouse stigmatisant «l'attitude menaçante d'un assesseur mécontent de sa prise déposition» et se plaignant des explications irréelles du président sur l'application des peines. Il leur avait dit : «Si vous lui infligez douze ans de réclusion l'accusé n'en fera que six» Le même juré note «les manœuvres habiles du président pour arriver au verdict qui lui semblait conforme à la jurisprudence»
Le président Dominique Foumier assistait à ce séminaire. Il a regretté que les jurés ne soient pas toujours représentatifs de toutes les couches sociales. «Ce sont toujours les mêmes qui se font excuser, les artisans, les commerçants et les professions libérales»
Peut-être parce que l'indemnité qu'ils touchent n'est que de 320 F par jour. Jamais, même après de grands procès comme celui de Klaus Barbie, un juré n'a trahi son serment de ne rien dévoiler des débats, et pourtant ce secret est sûrement lourd à porter. Ainsi en a t-il été pour ceux de la Drôme qui, le 21 juin 1993, ont purement et simplement acquitté un garçon de trente ans, Gunther Sourzac, pourtant accusé du viol en 1991 d'une jeune femme rencontrée nuitamment au sortir d'une boîte de nuit valentinoise. Un viol qu'il avait toujours nié mais pour lequel l'avocat général, Michèle Monteil, avait tout de même requis de huit à dix ans de réclusion en insistant sur sa dangerosité, sur son passé fort de dix années de prison et de douze condamnations. Seulement les jurés, séduits sans doute par les plaidoiries de ses deux avocats ou par ses cris d'innocence ont décidé, après une heure et demie de délibérations, son acquittement.
Libéré tard dans la soirée du 21 juin, on devait le retrouver, on ne sait trop pourquoi, le lendemain, dans les rues de Livron, à 30 kilomètres de Valence, arborant fièrement à la ceinture un revolver de calibre 22 long rifle. Les gendarmes, alertés par des passants, accourent et le retrouvent dans l'armurerie de la commune. L'adjudant Jean-Pierre Vignaux, quarante huit ans, père de quatre enfants, tente de le raisonner mais, devenu soudain furieux, Gunther Sourzac tire par deux fois et tue le gendarme. Depuis, aucun des jurés qui l'avaient acquitté la veille ne s'est manifesté.
A noter que durant la période 1985-1989, les taux d'acquittement varient de 3,1 % à Lyon à 7,3 % à Paris. Le verdict de Grenoble fera désormais partie de ces statistiques. Même s'il a surpris beaucoup de Français qui, comme la famille de Céline, croyaient à la culpabilité de Roman et s'attendaient à sa condamnation. C'est là toute l'ambiguïté des verdicts de cour d'assises, lesquels, à partir du moment où il suffit d'une majorité d'au moins huit voix sur douze, peuvent contenter les uns, mécontenter les autres, transformer un innocent en assassin ou un coupable en innocent.
Dans le cas présent, ce verdict a soulevé déjà quelques lames : au sein de la magistrature au point que des magistrats de haut rang se sont entre déchirés, au sein du barreau au point que des avocats et non des moindres se sont opposés sur les raisons mêmes de leur mission, au sein de la famille de Céline, de ses proches, et dans toute une partie de l'opinion qui ne comprend pas comment un procès dont l'issue paraissait acquise a pu, contre toute attente, basculer.
Aussi, bien qu'il soit impossible de décrire ce qui a marqué l'esprit des jurés tout au long des trois semaines d'audience, peut-on passer en revue tout ce qui a pu changer le cours et la face des choses, dresser la liste de ce qui n'a pas été fait aux premiers moments de l'instruction et de ce qui aurait pu ou dû l'être, la liste de ce qui n'a pas été fait lors du procès, de ce qui a été passé sous silence volontairement ou par incompétence, la liste de ce qui a été dit, volontairement ou non et qui a contribué à ébranler les consciences. On verra alors en quoi ces carences, ces absences, quelque fois ces mensonges, exploités par une défense soudée comme un pack de rugby ont permis d'enfoncer le clou dans un terrain préparé à l'avance par les membres du comité de soutien.
Pour mieux comprendre l'évolution de ce procès, il faut passer en revue ce qui aurait permis de vider l'abcès, évitant que des questions restent posées, que des doutes subsistent.
En principe, dans un procès d'assises, pour des jurés qui ne connaissent rien du dossier, l'enquête doit être reprise à son point de départ avec le défilé à la barre de tous les acteurs du drame : témoins, experts, enquêteurs, au besoin magistrats. De tous les acteurs, ce qui n'a pas été fait pour des raisons qui m'échappent.
C'est ce que l'on appelle l'oralité des débats puisque, dans ce genre de procès, seuls deux hommes connaissent le dossier : le président de la cour d'assises et l'avocat général. Le président Dominique Fournier s'était penché sur ce dossier, pour le bien connaître, sept cents heures au bas mot. L'avocat général Michel Legrand beaucoup moins semble t-il. Vu l'importance médiatique de cette affaire, on était en droit de s'attendre à ce que personne ne soit oublié lors des débats. Les experts, quelques gendarmes, un procureur, une cinquantaine d'habitants de La Motte du Caire et tous les membres de la famille de Céline ont certes été cités à la barre mais un seul juge d'instruction s'y est présenté : Yves Bonnet, celui qui estimait Richard Roman innocent.
Pourquoi les quatre autres, et notamment le dernier, M. Carié, qui avait pourtant pris la grave décision de faire réincarcérer Roman sous le matricule 20627 W, n'ont-ils pas été entendus? Face au témoignage de M. Bonnet qui l'estimait innocent, il aurait été intéressant d'apprendre de leur bouche pour quelles raisons quatre autres juges d'instruction avaient pensé le contraire.
De leurs explications, de leurs points de vue, la lumière aurait peut-être jailli. Or, malgré la demande des parties civiles, le président Foumier, à défaut de l'avoir cité officiellement, a refusé de faire venir M. Carié à la barre en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Nul n'a donc su pourquoi ce magistrat avait fait réincarcérer Roman après six mois de liberté.
De même, n'ont été cités que deux ou trois gendarmes et pas tous ceux - plus d'une dizaine - qui ont participé à l'enquête comme à la première reconstitution, ce qu'auraient pu réclamer les avocats des parties civiles, plus spécialement celui du père de Céline. Totalement dépassé - il l'a reconnu à l'issue du procès - et se réservant pour sa seule plaidoirie, maître Pesenti n'a jamais été l'aiguillon permettant plus de clarté. Ainsi n'a t-il pas saisi au bond la déposition d'un psychiatre, le docteur Jullier, venu raconter dans quelles conditions, durant sa garde à vue, Roman lui avait confié : «Quand on a vu la fille toute nue, on est devenu fous»
A la décharge de maître Pesenti, force est de constater que l'avocat général Michel Legrand ne l'a pas fait non plus, comme il n'a rien fait pour appeler à la barre le docteur Sebaoun, vacataire à la prison des Baumettes, auquel Roman aurait, deux ans après les faits, effectué des confidences : «J'ai participé à quelque chose d'horrible»
Il aurait été intéressant également de rechercher la trace de deux autrichiens qui se seraient trouvés, selon leurs dires tardifs, dans le verger au moment du drame. Deux hommes d'une cinquantaine d'années employés par un producteur de pommes proche de La Motte du Caire, mais employés «au noir» et se trouvant en situation irrégulière en France. Ce qui expliquerait qu'ils aient préféré prendre le large plutôt que de venir témoigner. Pris de remords d'après ses propos enregistrés sur bande magnétique, l'un deux, prénommé Alexandre, a voulu, quatre ans et demi plus tard, soulager sa conscience. C'est la raison pour laquelle, depuis le Vaucluse où il disait se trouver, il a pris, dès les premiers jours du procès de Grenoble, contact téléphoniquement avec un service de police grenoblois, il assurait vouloir faire des confidences, lors d'un contact qu'il souhaitait discret avec des policiers sans uniforme.
Il ne voulait pas que ces policiers, qui le lui ont proposé, se déplacent là où il prétendait travailler, toujours au noir, chez un agriculteur de la région d'Apt, à Cadenet précisément, mais acceptait en revanche de se rendre en auto stop à Grenoble. Un rendez-vous téléphonique fut pris pour le lendemain au cours duquel ce mystérieux Alexandre apporta à son interlocuteur d'autres précisions, assurant qu'il avait, avec son compagnon, assisté le 26 juillet 1988 à la fin du drame de La Motte du Caire assurant que deux hommes y participaient dont le plus grand avait jeté une pierre sur la tête d'une fillette. Et d'ajouter qu'il serait à Grenoble le lendemain et prendrait rendez-vous par téléphone à 13 heures. Les policiers grenoblois attendent toujours cet appel. Ce jour-là, pour la première fois, à 13 heures précisément, le mystérieux interlocuteur appelait le poste de police d'Annecy, le registre des appels le prouve, expliquant qu'il s'était trompé lors de son parcours et qu'il reprendrait contact une fois parvenu d'Annecy à Grenoble. En prenant soin d'ajouter qu'il avait peur, se sentait menacé et avait reçu des pressions et des menaces de la part de l'entourage de l'un des accusés.
Depuis, cet Alexandre n'a plus donné signe de vie. C'est sans doute la raison pour laquelle l'avocat général Legrand, pourtant prévenu de cet appel par la police, n'en a pas fait part à la Cour et n'a pas demandé au président qu'il fasse rechercher cet homme, ou plutôt ces hommes, par tous les services de police disponibles afin de les forcer à venir témoigner. Peut-être aurait-on pu savoir s'il s'agissait d'une mauvaise plaisanterie, d'une manipulation ou d'un témoignage réellement sérieux.
Il n'en a rien été, même si cet étrange correspondant avait affirmé que deux autres personnes se trouvaient non loin d'eux, dans le verger du drame, témoins de la scène tragique.
Cette précision a son intérêt quand on sait qu'un couple de touristes Hollandais, qui campait non loin, a raconté à ses voisins de campement, avant que le crime ne soit découvert et avant de reprendre son périple de vacanciers, qu'il avait aperçu deux hommes courant après une fillette. Ces deux Hollandais non plus n'ont pas été recherchés durant le procès, ce qui paraît plus logique puisque, à rencontre de ceux des Autrichiens, leurs propos n'étaient pas parvenus au palais de justice de Grenoble, et encore moins, à l'inverse des premiers, par l'entremise d'un service de police. Depuis un détective privé d'Aix en Provence, Bernard Naranjo, engagé par le père de Céline, espère les retrouver en Hollande. Ne serait-ce que pour étancher la soif de vérité des parents de l'enfant tuée. Le plus troublant avec ces témoignages est que l'identité des deux Autrichiens est parfaitement connue. Ils ont été contrôlés par routine, avant l'affaire Céline, par un gendarme auxiliaire, un jeune appelé du contingent effectuant son service militaire à la Motte du Caire. Or la gendarmerie, sur instruction de sa direction, a refusé de communiquer ces identités à la PJ de Grenoble. Sans doute pour ne pas tomber sous le coup de la loi Informatique et Liberté qui interdit à tous services de police ou de gendarmerie de se constituer des fichiers. Ce qui explique que la botte secrète que croyait détenir l'accusation au début du procès n'ait pas fait long feu. Il y a eu également cette lettre parvenue en cours d'audience à la gendarmerie de la Motte du Caire émanant d'un Marseillais et signée de son nom. Elle donne son adresse. L'homme, aussitôt contacté par des journalistes, a démenti l'avoir expédiée. Elle était pourtant intéressante : «Je n'en peux plus. Il faut que je libère ma conscience. Richard Roman va être acquitté. Il est coupable. Je l'ai vu avec Didier Gentil accomplir leur acte. J'y étais. Si je ne suis pas intervenu, c'est parce que j'ai eu peur des ennuis. Maintenant je suis vieux, ça m'est égal. Ne me mettez pas en difficulté. Pensez à ma famille. Mais je vous en conjure, ne me citez pas. Faites-moi confiance. Ils sont tous les deux coupables. Je ne veux pas être interrogé par la police, la gendarmerie, ni par les journalistes. Je ne veux pas qu'après, quand ils seront sortis de taule, ils veulent me faire la peau, espérant ainsi rétablir l'ordre. Veuillez agréer, Monsieur Ramette, mon salut respectueux.
PS : Ne les libérez pas»
Démarche curieuse puisque non reconnue par celui qui l'avait signée, ce qui fait que l'on ne saura jamais si cet homme, affolé par l'afflux des journalistes, a préféré se taire, ou s'il s'agissait d'un canular de mauvais goût dont il aurait été la victime. Cette dernière version semble la plus plausible d'autant que ce Marseillais a certifié n'avoir jamais mis les pieds à la Motte du Caire.
Quant aux oublis, aux carences, ils sont bien antérieurs au procès. Ils datent d'une instruction décousue qui a changé douze fois de mains au point que le père de Céline la trouve, à juste titre, scandaleuse. C'est cette série d'oublis, d'omissions, qui a pesé lourd au cours du procès et conduit à l'issue que l'on connaît.
Par exemple, les empreintes des deux hommes, s'ils étaient bien deux comme le prétendait à l'époque Gentil, ont été mal recherchées sur les canettes de bière achetées par ce dernier et retrouvées sur les lieux du drame. Par exemple, on n'a pas retrouvé, parce que mal cherché, les mégots des «joints» que Gentil affirmait avoir fumés en compagnie de Roman «pour nous donner du courage» Là encore, grâce aux nouvelles techniques de la police scientifique, des empreintes auraient pu être décelées sur le papier de ces mégots.
Par exemple, on n'a pas cherché à relever sur le sol où, selon Gentil, était garée la R5 de Roman des traces éventuelles de pneus. Un simple moulage aurait suffi à lever toute équivoque.
Par exemple, on n'a pas cherché à analyser sous les ongles des deux suspects les poussières pouvant s'y trouver. Or les techniques actuelles auraient permis d'affirmer sans risques d'erreur lequel des deux avait porté la pierre ayant servi à fracasser la tête de Céline.
Par exemple, sans doute parce qu'ils ont mal été conservés dans un réfrigérateur au lieu d'un congélateur, on a mal exploité les prélèvements effectués à l'autopsie dans le corps de Céline. Or, les techniques de la science moderne permettent de dire avec certitude, en cas de viol, s'il y a eu pénétration et de qui, même sans éjaculation. Cela n'a pas été fait, ce qui aurait pourtant permis en cas de réponse négative pour Roman d'éviter à ce garçon vingt sept mois de prison et le spectre d'une erreur judiciaire.
Par exemple, les traces de boue présentes dans la voiture de Roman et qui auraient permis avec certitude de savoir si elle était ou non passée dans le verger ont été mal exploitées. Alors qu'un examen affiné aurait pu être déterminant. De même, pour la semelle de ses chaussures puisque ce soir là il en portait.
Par exemple, on a mal exploité les rares cheveux découverts dans la voiture de Roman ou sur ses vêtements. Un cheveu retrouvé sur la housse de sa R5, aurait eu entre 5 et 32 % de chances d'appartenir à Céline, selon le centre d'application et de recherche en microscopie électronique, tandis qu'une autre expertise permettait d'identifier, à 75 %, un des cheveux retrouvé sur un pull-over de Roman comme similaire à ceux prélevés sur la victime. Pourcentages trop minces pour l'un, pas assez élevés pour l'autre, pour devenir des preuves déterminantes.
Un laboratoire de Metz, «l'Institut de physique et d'électronique», dispose aujourd'hui d'une technique, de matériels et d'hommes capables d'aboutir à de quasi certitudes. Dirigé par le professeur Jean-François Muller, ils viennent de confondre, grâce à un seul cheveu, l'adjudant-chef Pierre Chanal pour deux crimes qui remontent à six ans pour l'un et à douze pour l'autre. On suspectait ce sous-officier de quarante deux ans, condamné à dix ans de prison, le 23 octobre 1990, par la cour d'assises de Saône et Loire pour le viol d'un jeune auto stoppeur hongrois, d'être également à l'origine de la disparition de sept jeunes militaires du camp de Mourmelon entre 1980 et 1987. Suspicion seulement, mais voilà que les microscopes du professeur Muller, ses spectromètres à balayage dont le grossissement peut atteindre cent cinquante mille fois, ont permis d'affirmer que des cheveux retrouvés dans la fourgonnette de Chanal, lors de son arrestation le 9 août 1988, appartenaient bien à deux des disparus de Mourmelon.
Par exemple, on n'a pas recherché sous les ongles de Céline les traces de peau, de poils ou de sang. Alors qu'au moment de leur arrestation, le torse des deux hommes présentait des traces pouvant laisser penser qu'en se débattant sous l'horreur de ce qu'elle était en train de subir, Céline avait griffé ses tortionnaires. Celles de Richard Roman constatées le 27 juillet 1988 à 17 heures par docteur Richard Valla, médecin assermenté à Digne les Bains, étaient les suivantes : «Égratignures avec croûtes en regard de l'omoplate gauche de 10 centimètres environ. Petites égratignures de l'avant bras, thorax et abdomen» Celles constatées sur Didier Gentil, à la même heure, par le même médecin, étaient quasiment les mêmes : «Diverses égratignures du cou avec croûtes, cicatrices en dessus du mamelon gauche et d'autres proches de la sixième vertèbre cervicale»
Les techniques de la science moderne permettent aujourd'hui d'établir à qui appartient quoi, même une particule, une poussière de peau. Cela aurait été capital, puisque si Gentil a admis ces griffures, Roman, lui, a toujours soutenu, après être revenu sur ses aveux, que les traces visibles sur son buste provenaient de ronces.
Par exemple, on n'a pas cherché à analyser les traces de gouttelettes d'eau repérées sur le toit de la voiture utilisée par Richard Roman. Dans le cas présent, il aurait été intéressant de savoir si ces gouttes d'eau venaient d'une pluie reçue durant le trajet effectué par sa mère (Annecy-La Motte du Caire) même si ce toit était encombré d'une table et de divers matériels, ou bien provenaient de l'aspersoir automatique en action dans le verger du drame, le seul aspersoir en fonction ce soir là dans le secteur.
Pourtant la justice n'a pas lésiné sur les frais durant le déroulement de l'instruction. Ne serait ce qu'à propos de photographies prises près de la bergerie de Roman par le touriste Christian Célérier, qui s'est très vite présenté, beau geste civique, à la gendarmerie. Il affirmait que le soir du crime, le 26 juillet 1988, il avait aperçu Richard Roman au volant de la voiture de sa mère, descendre de sa bergerie vers 21h30, une heure innocentant le berger des plaines. Pour preuves de ses dires, il avait produit beaucoup plus tard, les négatifs de photographies qu'il avait prises ce jour-là, à cette heure là, en compagnie de son épouse Régine et de leur fils Christian. Seulement deux experts, commis par le juge, MM. Maurice et Marcellin, qui sont venus sur place prendre les mêmes photos du coucher de soleil à l'endroit précis indiqué par M. Célérier, sont formels : «En aucun cas, les photos prises par le témoin n'ont pu l'être le 26 juillet, jour du drame, mais soit entre le 6 et 8 mai, ou bien alors entre le 3 et 5 août»
Pour confirmer la conclusion de ces deux experts, de nouveaux clichés ont été pris le 26 juillet 1991, soit à la date anniversaire du crime. Constatant que le soleil ne se couchait pas, à l'horizon, au même endroit que le soutenait le témoin. Ce qui démontrait de façon indiscutable que les photos de M. Célérier n'avaient pu être prises le jour où il le prétendait.
On pouvait alors penser que ce témoin allait être mis sur le gril par les avocats des parties civiles et l'avocat général, pour lui faire admettre soit qu'il s'était trompé, soit qu'il avait menti. Eh bien pas du tout, puisqu'il a au contraire été l'artisan d'un des premiers tournants de ce procès en affirmant que le patron de la brigade de gendarmerie de La Motte du Caire l'avait menacé et obligé de changer, en avançant, l'horaire de sa déposition.
Confronté au gendarme devant la cour, M. Célérier a confirmé et sa déposition et ses accusations, même s'il n'a paru choquant à personne qu'il ne reconnaisse pas le chef Ramette, debout en uniforme dans le prétoire à ses côtés.
Même somnolence ou carence des avocats au moment de la déposition du proviseur du lycée d'Albertville, Jean-Louis Queyrel venu dire comment, en vacances à La Motte du Caire, il avait participé aux battues entreprises pour retrouver Céline. Cet homme calme et pondéré venait pourtant de déclarer, qu'intrigué par le comportement de l'un des volontaires de la battue (il s'agissait de Gentil), il était venu signaler ses doutes à la gendarmerie le 27 au matin. Et qu'il avait croisé dans les locaux de la brigade, une femme d'un certain âge, venue signaler aux représentants de la maréchaussée qu'elle était inquiète car son fils ne lui avait pas ramené sa voiture la veille au soir, comme il s'y était engagé.
Personne n'a bondi ! Sur le banc de la défense cela se comprenait, mais pas sur ceux d'en face, à savoir les parties civiles et l'accusation qui auraient pu et dû demander que ce témoin soit confronté à la mère de Richard Roman, présente dans la salle. Était-ce bien elle ou non? On ne le saura jamais.
Dans un village de 480 âmes seulement, rares devaient être les femmes ayant, ce soir là, attendu d'un fils qu'il ramène une voiture. Il aurait été important de le savoir et de savoir ensuite, de Roman lui-même, si tel était le cas. Puisqu'on l'a vu repartir du village de façon désordonnée au volant de cette voiture, pourquoi avait-il gardé le véhicule de sa mère alors qu'il aurait dû le laisser au village?
Personne n'a songé à réclamer cette confrontation, comme si toutes les parties concernées avaient déjà baissé les bras.
Il est vrai que ce procès a tissé des liens entre des parties théoriquement adverses. Au point que la famille de Céline s'est offusquée de ce qu'ait eu lieu, durant le procès, un déjeuner entre le défenseur de Roman et l'avocat général, devant le palais de justice, au restaurant «La Table Ronde» en compagnie des journalistes qui avaient, quelques jours avant l'audience, organisé la conférence de presse du comité de soutien à Roman, au club de la presse de Grenoble présidé par le frère de Bernard Kouchner, l'ancien ministre de François Mitterrand.
Un déjeuner qui a choqué plus d'un magistrat du parquet de Grenoble, mais qui n'a pas marqué le frère de Richard, Joël Roman, lequel s'est pourtant indigné, dans un article de la revue «Esprit», de ce que, lors d'une interruption de séance, des gendarmes, avant de témoigner, aient pu discuter ensemble, avec leurs chefs et un avocat de la partie civile au vu et au su de tous, devant le palais de justice.
Des liens tissés c'est sûr, puisque depuis ce procès des avocats adverses plaident désormais ensemble. Sans parler de la proposition faite en juin 1993 à l'avocat général Michel Legrand par maître Leclerc d'accepter la vice présidence de la Ligue des Droits de l'Homme. Très fier de l'offre, puisqu'il s'en était ouvert ce jour là à tous ses collègues du palais, Michel Legrand a toutefois repoussé cette charge.
Je n'évoquerai que pour mémoire le témoignage du maître chien de la gendarmerie, témoignage haut en couleurs, qui a frappé les imaginations parce que bien exploité par la défense de Roman sans aucune réaction des parties civiles, pas plus que de l'accusation. Pourtant le flair de la brave Minz, que Gentil avait de surcroît caressée au Café de la Poste, n'avait pas permis, à quelques mètres près, de déceler le cadavre de Céline.
Aucun de ces éléments n'a inspiré les avocats. Et cette accumulation d'oublis et d'omissions a fait basculer le procès. Un climat, une ambiance, une atmosphère fort bien entretenus, sinon orchestrés par le comité de soutien et les défenseurs de Roman, ont su, dès avant l'ouverture des débats, mettre en condition les acteurs. Tous, du président aux jurés, de l'accusation aux avocats, ont été matraqués par des articles, des émissions de télévision, des conférences de presse, des lettres, des reportages. Une espèce d'hypnose médiatique s'est développée.
Ajoutez des témoins qui ont forcé la dose ou hésité, d'autres qui ont menti, des expertises mal faites ou pas faites, les oublis de l'instruction, les balbutiements des parties civiles, et vous comprenez mieux le verdict.
Pauvres jurés qui ont dû avoir du mal à comprendre la justice et à se faire à ses méandres. Surtout quand ils ont constaté que tout, dans ce procès, partait en quenouille, que rien ne s'y déroulait comme ce qu'ils pouvaient connaître de la justice.
Comment en effet leur expliquer ce monde à l'envers, où l'on a vu un juge d'instruction, simple témoin, M. Bonnet, se faire accusateur, procureur, sans être une seule fois interrompu ou rappelé à l'ordre, alors que quatre des ses semblables, d'un avis diamétralement opposé, n'ont pas eu droit à la parole. A l'époque, M. Bonnet avait pourtant été désavoué par sa hiérarchie pour avoir oublié que le rôle d'un juge d'instruction est d'instruire à charge et à décharge.
Comment ont-ils pu s'y retrouver, ces jurés, en constatant que l'avocat général ne suivait plus l'arrêt de renvoi qui lui avait été soumis, mais prêchait la clémence plutôt que d'accuser.
Comment leur expliquer le revirement des parties civiles tournant leurs robes pour se rallier à la thèse de l'innocence.
Comment leur faire comprendre que l'un des avocats de Gentil ait estimé de son devoir de se ranger, sans crier gare, dans le camp des défenseurs de Roman, acceptant du même coup de faire porter à son client la double responsabilité du viol et du meurtre de Céline.
Pauvres jurés qui n'ont appris qu'au lendemain du verdict que la liste des journalistes désireux d'interviewer Richard Roman à sa sortie de prison avait été établie avant qu'ils se retirent pour délibérer et avant le réquisitoire de l'avocat général. Comme si en haut lieu l'acquittement de Roman avait été décidé sans tenir compte de ce que pourrait être leur opinion.
Bien entendu, quelques journalistes ont crié à l'exemplarité de ce procès. J'en veux pour preuve, ces titres :
«Le coupable était presque parfait», selon Le «Nouvel Observateur» «L'exemplarité d'un procès», «Un procès exemplaire» pour «Le Progrès» et «Le Dauphiné Libéré»
Mais également «Chaos judiciaire» pour «Le Figaro», ou «C'est la campagne qu'on assassine» pour «Lyon Matin» et j'insiste sur «Pauvres, pauvres jurés» de «France Soir»
Quoi qu'il en soit, l'affaire Céline fera date, même si la cour de cassation a rejeté le pourvoi de Didier Gentil. Son avocat, maître Juramy comptait pourtant sur un nouveau procès estimant que le premier avait donné lieu à bien des motifs de cassation. Il avait, explique t-il, bien des billes dans sa besace pour l'obtenir : Refus d'audition, pressions, reconstitution refusée, problèmes d'acoustique, etc. La cour de cassation, n'a certes pas à réexaminer les faits, elle se doit seulement d'étudier la légalité des décisions d'un procès. Les exemples sont nombreux de verdicts cassés pour un banal vice de forme, un simple détail de procédure : témoin présent par erreur dans la salle d'audience avant que de déposer, procès verbal non signé, juré ayant omis de prêter serment, etc... De ces prétextes, maître Juramy en avait trouvé au moins huit.
- Les pressions exercées durant des mois, sinon des années, sur Didier Gentil par un obscur groupe de travail de Villeurbanne, proche du comité de soutien.
- Le refus par le président, d'un transport de toute la cour d'assises sur les lieux du drame, durant le procès, pour une reconstitution totale, qui n'a jamais été faite, notamment celle de l'emploi du temps minuté de Richard Roman, le soir du drame. Or, avant le procès, le président Foumier n'avait pas exclu cette hypothèse, si elle lui était demandée. Deux escadrons de la gendarmerie mobile avaient été mis en «alerte sur roues», en raison de cette éventualité. Cela lui a été demandé. Il a refusé.
- Le refus par la cour d'entendre comme témoin, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, le président de la chambre d'accusation d'Aix en Provence, M. Carné, qui avait fait annuler le non-lieu du juge Bonnet. Il aurait pu avoir des choses à dire ou, du moins, expliquer ses raisons. On lui a refusé la parole.
- Le refus par la cour d'une nouvelle expertise psychiatrique de Didier Gentil après qu'il se fût mis à demander pardon à Richard Roman.
- Le refus par la cour de faire citer à la barre, toujours en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, un ancien codétenu de Didier Gentil à la prison des Baumettes, Eric, trente ans, natif d'Aubagne, cent kilos, un mètre quatre vingt quinze, écroué le 23 novembre 1991 pour escroquerie. Il avait été placé dans la cellule de Gentil, peut être même à l'époque pour le faire parler. Et comme ce dernier lui avait effectivement fait certaines confidences, il a, une fois libéré, éprouvé le besoin de les confier aux jurés : «Je lui ai fait raconter le drame dans ses moindres détails. Il m'a alors livré des précisions importantes à mes yeux. J'ai donc éprouvé, au moment du procès, le besoin d'aller dire ce que je savais. Je voulais libérer ma conscience, parce qu'il s'agissait du meurtre d'une fillette et que j'ai des enfants, moi aussi. Je pensais aux parents. Je ne me sentais pas le droit de me taire. Alors, j'ai contacté l'avocat de la mère de Céline, le bâtonnier Légier, et je suis allé à Grenoble où je me suis installé à l'hôtel de l'Europe, dans l'espoir d'être convoqué comme témoin. Je souhaitais vraiment contribuer à éclairer les débats. Je voulais confier à la justice tout ce que m'avait révélé Gentil. Mais ce que j'avais à dire n'est jamais arrivé jusqu'aux jurés, car on ne m'a pas permis de témoigner»
- Le refus par la cour de faire déposer à la barre d'autres gendarmes que les trois sélectionnés. Or, présents sur les lieux, notamment lors de la première reconstitution ils étaient dix, tous assermentés. Un lieutenant colonel, un commandant, un capitaine, un adjudant, deux maréchaux des logis et quatre gendarmes, ils auraient pu dire comment s'était déroulée cette reconstitution. Et surtout si elle avait été orientée, dirigée, télécommandée, effectuée ou non sous pression. Or, tous ces gendarmes, dont aucun n'était de La Motte du Caire mais tous de Digne les Bains ou d'Aix en Provence, et parmi lesquels ne figurait pas l'adjudant chef Ramette, ont signé à 22h30 ce procès verbal, comme l'a signé Richard Roman. Procès verbal d'abord rédigé sur les lieux à la main, ensuite dactylographié, et dans lequel Richard Roman et Didier Gentil dictaient leurs faits et gestes, Roman indiquant de lui-même, en parlant du meurtre : «Le tout a duré cinq à dix minutes. Il faisait un peu plus jour que ce soir. Je ne peux vous dire l'heure, je n'ai jamais de montre»
- Autre point possible de cassation, la lecture, même brève, par le président Foumier, du rapport d'un expert avant que celui-ci ne vienne déposer à la barre. Ce seul détail, pourtant insignifiant, est un motif de cassation.
- Enfin, il y a le mauvais isolement de la salle des témoins révélés en pleine audience par le procureur Paul Weisbuch. C'est évidemment un autre motif de cassation, même si, par la suite, il a été demandé au service d'ordre de veiller à ce que les deux portes qui séparent ces salles soient constamment fermées.
Mais on l'a déjà lu, la cour suprême n'a retenu aucun de ces arguments. En cas de cassation, et donc d'un nouveau procès, seul aurait comparu Didier Gentil puisque seul condamné, Richard Roman ayant été acquitté une fois pour toutes. Maître Juramy se faisait pourtant fort, devant une autre cour d'assises, un autre jury, un autre président, un autre avocat général, de faire acquitter son client du meurtre de Céline. «A nouveau condamné pour viol, explique l'avocat de Didier Gentil, il l'aurait été, puisque ce viol il le reconnaît, mais acquitté du meurtre de Céline, il l'aurait été aussi parce qu'il ne l'a pas commis»
La justice se serait trouvée, dans cette hypothèse, avec un meurtre sans coupable.
Décidément l'affaire Céline fera date dans les annales judiciaires. En raison de son horreur d'abord, de son instruction bâclée ensuite, puis de la passion qui a marqué les débats.
La justice est passée, et il ne viendrait à l'esprit de personne de remettre en cause sa décision même si elle a laissé pantois plus d'un chroniqueur. A preuve ce commentaire de Jean-Pierre Berthet sur TFI au soir du verdict : «Tous ceux qui ont suivi ce procès pendant trois semaines, en ressortent ce soir un peu vidés. Trop d'émotions ! Trop de contradictions ! Trop de violences à fleur de peau ! On est presque soulagé à cet instant de pouvoir dire que la loi interdit de commenter une décision de justice»
En raison de toutes ces lacunes et de toutes ces bizarreries, il est difficile de faire admettre aux parents de Céline qu'il n'a pas existé une espèce de complot ayant abouti à ce verdict qu'ils rejettent en bloc, personne ne les ayant préparés, surtout pas leurs avocats, à l'éventualité d'un acquittement. Pas un instant, ils n'ont songé que les jurés, des gens comme eux, pourraient se laisser séduire par les sirènes de la défense. C'est la raison pour laquelle, il leur est difficile d'écarter l'hypothèse d'une machination.
Et c'est vrai que, pour qui n'est pas familier des subtilités du monde de la basoche, le processus qui a conduit à l'acquittement de Roman ressemble à une toile d'araignée patiemment tissée.
Le premier fil s'est déployé, tel celui qu'Ariane avait confié à Thésée pour combattre le Minotaure, dans le bureau du juge Magnon, quarante huit heures après la mort de Céline, à l'instant où Roman, revenant sur terre, est en même temps revenu sur ses aveux. Cette toile, le berger des plaines a commencé par la tisser en solo en criant à la machination des gendarmes. En solo, puisque, à cet instant, il n'avait à ses côtés ni famille, ni avocats et encore moins de comité de soutien. Son cri d'innocence jaillira durant les quatre années qu'il passera en prison comme durant ses six mois de liberté. Il va multiplier les lettres à sa famille, à ses anciens amis, à ses ex-relations, à des proches dont l'engagement fut timide au début tant les aveux les avaient troublés. Le premier à croire à l'innocence fut sans conteste son ancien aumônier du lycée Voltaire à Paris. Il allait devenir le président du comité de soutien à Richard Roman. On sait la part active qu'il a prise pour insuffler d'abord le soupçon du doute, ensuite la certitude de l'innocence.
On a vu combien d'autres comités de soutien sont parvenus, à force de conviction et de harcèlement, à faire remonter leurs certitudes jusqu'au sommet de l'État. Beaucoup de leurs protégés ont bénéficié de remise de peine, voire de la grâce présidentielle. Et Didier Gentil semblait tellement persuadé de l'efficacité de ce comité de soutien qu'il a tenu, lors du procès, à mettre en garde les jurés et le président de la cour : «Pour moi, Monsieur le Président, Roman ne tient que parce qu'il a dans la salle sa famille, ses connaissances, son comité de soutien. Moi, je n'ai personne. Enlevez-lui tout ce monde là, il finira par craquer» Roman n'a pas craqué.
D'autres comités de soutien, avant le sien, ont su faire merveille. Or, leur protégé a récidivé. Donc les cris d'innocence avaient su flouer, duper des amis, puisqu'il n'est pas question, fût-ce un instant, de les soupçonner de malhonnêteté même intellectuelle.
Roman et son comité de soutien ont donc fait merveille, aidé par un groupe de penseurs villeurbannais. Étrange comité, baptisé groupe de travail RRDG qui a œuvré dans l'ombre sans que l'on sache jamais très bien qui le composait ni pour qui il roulait. On peut seulement constater qu'il s'est parfaitement jumelé au comité officiel, à croire parfois que les deux n'en faisaient qu'un.
A force d'instiller ici, de distiller là, il en reste fatalement une trace. Évoquant ce travail de longue haleine, maître Juramy a parlé d'une véritable lame de fond qui a porté ses fruits le jour du verdict.
Ébranler les consciences, poser les questions qui suscitent le doute, inquiéter les esprits soupçonneux, exciter ceux enclins à critiquer, par principe, la police et la justice, l'ordre et la loi, titiller les âmes sensibles, les bonnes consciences, les donneurs de leçons, les redresseurs de torts, brandir le spectre de l'erreur judiciaire, c'est le cocktail qu'agitent ceux qui se rassemblent en comité de soutien. C'est si vrai qu'à chaque fois, dans la liste des signataires, des pétitionnaires, on retrouve les mêmes noms, même après qu'ils aient été trompés ou qu'ils se sont parfois trompés.
Des noms qui se mobilisent rarement, il faut le souligner, pour défendre les victimes. Comme si leur cœur penchait toujours du même côté et jamais vers les familles des enfants violés, des vieilles dames assassinées, pratiquant ainsi une sorte de charité à sens unique.

Pour ma part, je ne crois pas, à l'inverse de la famille de Céline, à l'existence d'un complot. Il y a eu, c'est vrai, et longtemps avant le procès, des pressions sur des avocats, sur des journalistes. Pourquoi pas sur des magistrats, voire des jurés. Cela ne suffit pas pour parler de complot. Cela dit, je crois encore moins à l'existence d'un complot contre Richard Roman, parce qu'il avait les cheveux longs et marchait pied nus.
De qui se moque t-on lorsque l'on veut faire croire qu'en quarante huit heures, il se serait trouvé une vingtaine d'hommes à la Motte du Caire, gendarmes et petits gradés sans parler de leurs officiers, certains venus d'Aix en Provence et de Forcalquier, pour construire un piège aussi démoniaque contre un homme qui leur déplaisait? Un procureur de la République aurait ensuite marché dans leur combine de même que plus tard quatre juges d'instruction? Ils auraient, ensemble, été capables de construire une aussi monstrueuse machination?
C'est pourtant ce qu'ont fini par dire les jurés de Grenoble en admettant, par leur verdict, que les aveux de Richard Roman lui avaient été arrachés.
Je n'irai pas non plus jusqu'à penser - comme certains le suggèrent aujourd'hui - qu'il ait existé une autre machination, celle d'un acquittement programmé, ou du moins orchestré de longue date. Sûrement pas. Un acquittement souhaité, c'est plus plausible en revanche. Or, un souhait peut devenir réalité par toutes sortes de moyens et de méthodes.
Souhaité par Richard Roman c'est évident, par sa famille et son comité de soutien ça l'est aussi, souhaité par certains journalistes prompts à s'enflammer pour les causes étranges ou perdues et venant, par principe, au secours de ceux qui ne leur paraissent pas comme les autres, souhaité également par une frange de barreau comme par nombre de magistrats dont la propension est de vouloir tout remettre en cause, on a encore pu noter ce comportement à propos de la fin tragique de l'homme à la bombe, le preneur d'otages des enfants de l'école de Neuilly.
C'est ce que certains nomment le vent de l'histoire. Il consiste à suivre la coqueluche de l'intelligentsia du moment. Certains sont animés par la charité chrétienne, d'autres par le refus de l'ordre établi.
Intellectuels, pour la plupart de gauche, ils estiment viscéralement indispensable de soutenir plutôt un marginal qu'un ouvrier spécialisé, un homosexuel qu'un père de famille tranquille. Avec l'avantage d'avoir pu s'en prendre, par le biais de l'affaire Céline, à l'ancien système de la garde à vue.
Quelle meilleure démonstration, j'allais écrire aubaine, pour insinuer que Richard Roman n'aurait pas pu avouer s'il y avait eu la présence d'un avocat à la vingtième heure de garde à vue. C'est ce que beaucoup ont écrit après le procès de Grenoble, en oubliant qu'il avait avoué à la cinquième heure et non à la vingtième.
C'est aussi pour dénoncer cette garde à vue que beaucoup souhaitaient l'acquittement de Grenoble, en réclamant la présence d'un avocat dès le début de l'interrogatoire afin de ne plus laisser un suspect, fût il terroriste, seul en présence des enquêteurs.
C'est pour toutes ces raisons qu'il est facile d'affirmer que, si l'acquittement de Roman n'était certes pas programmé, il était bel et bien souhaité par une espèce de complot médiatico-juridico-politique.
Dans un récent ouvrage où il se raconte et retrace sa carrière depuis son passage durant deux années au Parti communiste avant de devenir militant socialiste, Henri Leclerc évoque son dernier combat judiciaire, à savoir la défense de Richard Roman. Il n'évoque pas, mais sans doute le livre était-il déjà sous presse, sa prestation devant la cour d'assises de Nice, comme partie civile cette fois. Un procès qui a vu la condamnation le 3 février 1994 à dix huit années de réclusion criminelle d'un marocain Omar Raddad accusé du meurtre de la femme qui l'employait comme jardinier, Mme Marchal et qui, depuis son arrestation n'a jamais cessé de clamer son innocence et sans jamais avoir avoué malgré la pression, qu'a du être à l'époque celle des enquêteurs.
Dans ce livre, en fait un entretien avec Marc Heurgon, un agrégé d'histoire qui a longtemps milité avec lui au sein du PSU, maître Leclerc est présenté comme un des plus grands avocats pénalistes français, un retour en arrière sur sa carrière depuis que tout jeune avocat, partisan de l'Algérie algérienne, il défendait les militants du FLN, accusés à l'époque en France de terrorisme. Pour terminer cet ouvrage sur le procès de Grenoble dans un chapitre intitulé : «l'affaire Roman, ou le difficile chemin de l'innocence»
Et en le lisant, la première remarque qui vient à l'esprit, c'est la relation qu'il y fait de son premier contact avec son client, le 16 août 1988 à la prison des Baumettes à Marseille quand il découvre pour la première fois Richard Roman, mais visiblement marqué par des coups. Question logique du grand pénaliste qu'est maître Leclerc : «C'est à la gendarmerie que vous avez eu cela? » Réponse de l'intéressé : «Non, c'est à la prison»
Or, on le sait désormais, l'un des arguments de Roman et de son défenseur a été d'affirmer que les aveux avaient été arrachés par la violence des gendarmes.
Autre découverte dans cette autobiographie, c'est la conséquence qu'a eu l'émeute déclenchée à La Motte du Caire le jour de la reconstitution du meurtre de Céline. Henri Leclerc ne le conteste pas : «Cette aventure a donc déchaîné un nouveau tohu-bohu médiatique qui ne peut plus que nous être favorable. Il est certain que les violences dont nous avons été l'objet vont changer le climat. Nous sentons bien que quelque chose a bougé dans l'opinion publique, et je profite bien entendu de cette ouverture médiatique pour affirmer l'innocence de Richard Roman»
Gilbert Jourdan, le père de Céline a soutenu, il faut le souligner, que ces incidents avaient été manipulés par des personnes étrangères à son village.
Pour revenir aux sévices subis en prison par Richard Roman il faut noter que lorsque maître Leclerc voudra les faire cesser, c'est au juge Bonnet qu'il s'adressera alors qu'il ne l'a pas fait auprès de ses prédécesseurs : «Une fois, nous avons demandé au juge Bonnet d'intervenir discrètement auprès du directeur de la prison, ce qu'il a fait, et Richard nous a dit que ce jour là il n'avait pas été frappé»
Plusieurs fois dans son ouvrage maître Leclerc rend hommage à ce magistrat mais pas à lui seul : «Trois hommes ont réussi à se hisser à l'inaccessible niveau que nos institution traditionnelles assignent à leurs fonctions : un juge d'instructions, Yves Bonnet, un président de cour d'assises, Dominique Fournier et un avocat général, Michel Legrand» Autant d'éloges qui n'auraient pas fleuri si le verdict de Grenoble avait été autre. Et maître Leclerc de conclure : «Je crains pour l'avenir, les hommes qui se prétendent parés des vertus qui furent alors celles de ces magistrats. C'est pour cela que je continuerai à combattre les institutions. Il faut ici signaler que, après le procès, d'autres magistrats se répandirent en invectives contre leurs collègues de Grenoble. Pour eux, le désastre judiciaire, ce n'était pas ces quatre ans pris à la vie d'un innocent, parce que nos institutions avaient mal fonctionné, c'était le fait que ce «dysfonctionnement», comme on dit, eût été révélé par ce procès qui n'avait pas suivi jusqu'au bout la pente toute tracée depuis les «aveux» de Richard Roman dans les locaux de la gendarmerie de La Motte du Caire»
Que Richard Roman ait été acquitté ne m'a, personnellement, nullement choqué et son acquittement n'aurait dû choquer personne puisque, en France, pays de droit, le peuple est souverain par l'entremise de ses jurés tirés au sort sur les listes électorales. Quoi de plus démocratique, même s'ils sont assistés de trois magistrats dont c'est la profession de juger. Que dire devant la souveraineté du peuple?
Il n'empêche que l'acquittement de Richard Roman n'aurait jamais pu être contesté si l'instruction et le procès n'avaient été sujets à des controverses et à des doutes. Et cet aspect concerne le fonctionnement de notre État de droit.
Des doutes sur la manière dont ont été menés l'instruction et surtout les débats, existent. Tous ceux qui ont participé aux audiences en sont ressortis avec une impression de malaise comme si des ficelles avaient été tirées en coulisse, comme si des pressions diffuses ou confuses s'étaient infiltrées dans l'esprit des acteurs de ce procès. Si tel n'avait pas été le cas, peut-être la manifestation de la vérité aurait elle éclaté plus tôt.
Seulement, il demeure trop de zones d'ombre, trop de non dits, trop de témoins écartés, trop d'étrangetés lors des audiences pour que la principale victime de ce tragique fait divers, Céline, puisse à jamais dormir tranquille, et que ses parents puissent enfin trouver le repos du cœur. Une bonne justice dépend des vérités bien éclaircies qu'on lui rapporte.
Il faut à des jurés beaucoup de cœur, d'intelligence, de clairvoyance et de réflexion pour ne pas se perdre dans les erreurs, les fables ou les impostures.
Éclairés, les jurés de Grenoble l'ont-ils assez été? Ont-ils rendu leur sentence sous la pression comme le soutiennent encore aujourd'hui l'avocat de Didier Gentil, maître Juramy et celui du père de la petite Céline, maître Collard? Eux seuls pourraient le dire. D'autant, qu'ils ne disposaient pas, à l'époque du manuel que vient d'éditer pour eux le ministère de la justice : Le Premier Guide à l'usage des jurés des cours d'assises. Il expose, en cinq chapitres, leurs droits et leurs devoirs, bien des magistrats ayant constaté la crainte qu'ils ont tous de se tromper dans leur décision.
Certains souhaiteraient pour eux un stage de formation d'une semaine, avant les sessions d'assises, pour les décomplexer avant qu'ils ne siègent. Car, selon Alain Vugeweith, du syndicat de la magistrature, organisation plutôt à gauche, «Les jurés sont perdus par rapport au rituel, aux symboles, au langage de l'univers judiciaire»
Ceux du procès de Céline ont-ils subi directement ou indirectement des pressions? Ils emporteront sans doute avec eux ce lourd secret en vertu du principe qui porte un nom dans la langue des hommes. C'est le vrai. Parce que le vrai est et que le vrai vient toujours à bout du faux qui ne l'est pas.
Que tous ceux qui pleurent Céline, se consolent en songeant que de toute évidence le peuple de France juge ses juges, parce que, lui, recherche le vrai, fût-ce des décennies plus tard.
En acquittant Richard Roman, le 17 décembre 1992 ce peuple a tranché. Respectueux des lois, le père de Céline, Gilbert Jourdan, se refuse aujourd'hui à commenter ce verdict. Enfermé dans son chagrin, il se tait, mais il espérait connaître la vérité lors d'un nouveau procès de Didier Gentil.
À ceux qui viennent encore le voir derrière le comptoir de son café de La Motte du Caire il murmure inlassablement : «Pour moi, il a été acquitté au bénéfice du doute et condamné à la suspicion légitime à perpétuité»

Lyon le 31 décembre 1993