En hommage
au juge François Renaud
assassiné le 3 juillet 1975

PRÉFACE

Dans la vieille salle de la cour d'assises de Grenoble, où sans doute Stendhal a puisé l'intuition que les affaires criminelles révèlent le monde, des hurlements de douleur déchirent l'enveloppe factice de la dignité des prétoires. La justice vient de parler. Elle condamne un homme : Didier Gentil.
Elle acquitte un homme : Richard Roman. Les cris sortaient des entrailles de Joëlle Maurel, la mère de la petite Céline, assassinée le 26 juillet 1988 à La Motte du Caire dans l'été insouciant des vacances.
Les cris jaillissent du cœur brisé du père Gilbert, du grand-père et de la grand-mère de l'enfant martyrisée. Ils brûlent leurs papiers d'identité, petit feu de colère dérisoire, de désespoir réel.
Ils n'acceptent pas l'acquittement de Richard Roman. La justice vient de passer, laissant sur le carreau des pauvres, toute une famille, désormais en deuil de justice, en deuil d'incertitude, en larmes.
Après quatre ans et plus, après que Roman eut été affiché à la une des journaux comme un monstre, qu'il eut été photographié avec ses cheveux longs et ses yeux fous de meurtrier, qu'il eut été incarcéré puis libéré par un juge d'instruction de Digne les Bains, qu'il eut été réincarcéré par la chambre d'accusation d'Aix en Provence, qu'il eut été annoncé à la famille Jourdan par le procureur général de Grenoble comme le coupable, aujourd'hui, ce 17 décembre 1992 dans l'hiver de Grenoble, si différent de l'été lointain et criminel de La Motte du Caire, Richard Roman est acquitté ; Roman est quitte une fois pour toutes, judiciairement, du crime de l'enfant. Que la chose soit dite.
Qui effacera des yeux des parents une histoire sans paroles mais pleine de douleurs?
Qui expliquera à ces gens l'inexplicable? Ce cri de douleur n'est qu'un cri d'incompréhension. La justice, quand elle en arrive à ce point d'inintelligibilité, a forcément des comptes à rendre, des explications à donner : quel que soit le côté où l'on se range, celui de Roman ou celui des Jourdan, celui de l'acquittement ou celui de l'incertitude insatisfaite, force est de constater que la machine judiciaire ferait bien de mettre quelques-uns de ses mécaniciens en examen de conscience.
Robert Daranc n'a voulu ni plus ni moins que procéder à l'examen de conscience de cette machine. A, Grenoble, sur l'aristocratique place du Palais, cerclée de vieux restaurants et de cafés d'étudiants comme un bon tonneau de vin d'autrefois, la statue du Connétable sans peur et sans reproche regarde les allées et venues des juges, des policiers, des avocats, des journalistes, elle semble dire : «Je suis là depuis des siècles parce que sans reproche, et vous? »
Trop pressés les justiciables, les juges, les avocats, les journalistes ne voient pas la statue du Commandeur. Robert Daranc se serait-il dressé en Commandeur de cette affaire?


Gilbert COLLARD

INTRODUCTION

Ce livre n'est ni un plaidoyer ni un réquisitoire pour ou contre l'un des deux accusés, Il n'est que le fruit de la longue réflexion d'un journaliste ayant suivi, comme d'autres, un fait divers exceptionnel, ses reconstitutions, l'instruction, ainsi que le procès public qui en est résulté.
Il est aussi la réflexion d'un père choqué, traumatisé, comme tous ceux qui ne supportent pas le viol et le meurtre d'une fillette de sept ans.
Il faut que les choses soient claires : je ne «roule» pour personne. Ce livre n'est à la solde d'aucune partie. Pas plus de la famille de Céline que de celle des magistrats, des avocats ou des enquêteurs. Ma seule prétention est de tenter d'expliquer comment, en moins de trois semaines ce Richard Roman que la France entière avait déjà désigné comme le principal coupable du drame de La Motte du Caire a pu ressortir, après quatre années de détention, lavé de tout soupçon. Comment aussi un avocat général, le procureur de la République, chargé de défendre les intérêts de la société - donc en principe de faire condamner les accusés qu'on lui présente - a pu tout au contraire, demander aux jurés de l'Isère l'acquittement pur et simple de l'un des deux prévenus? Et cela dans un magistral retournement auquel beaucoup ont cru devoir rendre hommage. Comment enfin ce haut magistrat a pu en quelques jours, sinon en quelques heures, changer son fusil d'épaule? Lui qui quelques semaines avant l'ouverture du procès, avait cru bon, en se rendant à La Motte du Caire, de rassurer les parents de Céline. Lui qui durant le procès, lors d'un déjeuner et devant plusieurs témoins avait affirmé qu'il avait tout en main, et même un «joker», pour faire condamner les deux accusés : Didier Gentil et Richard Roman. Que s'est-il passé d'extraordinaire pour en arriver à de tels bouleversements?
Ce livre ne sera donc qu'une décortication du cheminement qui a même conduit certains avocats de la partie civile (c'est à dire ceux de la famille de l'enfant martyre) à suggérer eux aussi l'acquittement de Richard Roman. Du cheminement qui a conduit deux avocats de l'autre accusé, Didier Gentil à modifier leur système de défense au point que l'un d'eux se fera traiter de «renégat» par certains de ses pairs. Du cheminement qui a conduit les neuf jurés de l'Isère dont sept femmes, à blanchir Roman sans que personne ne puisse plus jamais critiquer leur décision. Parce que nul n'en a le droit. Journaliste, je me bornerai à relater dans ces pages l'essentiel de ce qui m'a été donné de voir ou d'entendre, avant, pendant et après ces audiences de la cour d'assises de Grenoble.
Voici donc à quoi peut finalement tenir un destin. A la minceur d'un fil : une mauvaise plaidoirie, un témoin hésitant, un autre qui en rajoute ou la mauvaise foi d'un troisième.
Le délibéré allait durer quatre heures. Richard Roman aurait pu être condamné à la peine extrême, passant ainsi dans l'opinion alors satisfaite pour le monstre qui allait enfin payer son crime. Or il est devenu aux yeux d'une opinion semble t-il insatisfaite le doux archange qui a failli être victime d'une erreur judiciaire.
Comment en trois semaines tout cela a t-il été possible? Voilà ce que nous voulons tenter d'analyser, raconter sinon s'expliquer.
Comment des gendarmes venus rendre compte de leur enquête, de leurs interrogatoires et des aveux des deux suspects dès le premier jour sont-ils devenus soudain aux yeux de certains des «fascistes», des «tortionnaires», des arracheurs ou plutôt des extracteurs d'aveux?
Comment un procureur de la République, en l'occurrence Paul Weisbuch venu témoigner à la barre, s'est-il soudain retrouvé quasiment sur le banc des accusés, critiqué même par l'avocat général Michel Legrand qui aurait dû logiquement le soutenir, subissant durant des heures le feu roulant des avocats de Richard Roman sans que le président de la cour d'assises n'intervienne dans le débat?
Comment des auxiliaires ou des fonctionnaires de police ou de justice ont-ils pu sombrer dans l'amnésie ou la frénésie?
Comment des témoins ont-ils pu aussi effrontément émettre des contrevérités pour mieux faire coïncider leurs propos avec une thèse ou l'autre?
Comment des avocats de quelque côté de la barre qu'ils aient été, ont-ils pu oublier de poser aux différents témoins les questions que le simple bon sens aurait pu leur inspirer?
Incompétence ou incapacité? Complaisance ou duplicité? Connivence ou complicité?
Autant de questions que la France s'est posées au lendemain du verdict et auxquelles ces pages vont tenter de répondre. En prenant soin de répéter et de souligner avec force qu'il ne sera nullement question au fil de ce voyage de commenter ou de critiquer le verdict de la cour d'assises de Grenoble.
Maître Gilbert Collard, le nouvel avocat du père de Céline l'a bien précisé : «Un acquittement c'est sacré. Un acquittement, c'est intouchable»
Mais rien n'empêche de raconter - d'autres auteurs l'ont fait avant moi et d'autres sans doute le feront après - comment et pourquoi l'on en est arrivé là au terme d'un procès dont on a pu dire qu'il fut aussi celui d'une Justice malade, d'une justice sous hypnose politico-médiatique.

Robert Daranc


ACCUSÉ : LA GARDE A VUE

Un long cri a soudain déchiré la salle de la cour d'assises de Grenoble. Plutôt une espèce de feulement comme seuls peuvent en pousser les grands fauves blessés. Un son rauque venant des entrailles d'une mère a qui l'on vient de tuer pour la seconde fois son enfant. Au point que seuls ceux qui se trouvaient près d'elle ont plus deviné qu'entendu le prénom de Céline.
II est 16 h 22 le 17 décembre 1992. De sa voix de basson le président Dominique Fournier vient de lire, une à une, les réponses aux dix questions posées quatre heures plus tôt aux neuf jurés du département de l'Isère. Depuis quelques minutes déjà, dans cette salle qui abrita naguère le Parlement du Dauphiné, la foule retient son souffle. Marquée, fatiguée par trois semaines d'audiences fertiles en coups de théâtre et rebondissements, en coups d'éclats et renoncements.
Le public restreint et filtré, parsemé de policiers se presse debout contre la barrière en bois qui le sépare des «privilégiés» Une cinquantaine de journalistes venus de toute la France. Tous ont dû se plier de bonne grâce aux multiples contrôles de sécurité ordonnés par le procureur général.
Sur les bancs des premiers rangs, la famille de Céline au grand complet tente de comprendre des phrases d'un autre âge : «A la majorité d'au moins huit voix la Cour estime Didier Gentil coupable. Coupable du viol mais aussi du meurtre de Céline»
A ces seuls mots, seuls les professionnels comprennent. La famille de Céline, elle, ignore encore l'autre décision du jury. Ce n'est que lorsque le président Fournier, d'une voix calme et posée termine sa lecture concernant Richard Roman par les mots «non coupable», «acquitté» que Joëlle Maurel, la maman de l'enfant massacrée, craque, avec ce double cri : «Céline ! Céline ! »
Les beaux yeux dorés de Joëlle sont inondés de larmes. Elle se lève comme pour se jeter sur le box des accusés en hurlant : «Où que tu sois Roman on te retrouvera»
Ensuite tout va très vite. Des policiers, surgis d'on ne sait où, font de leurs corps un rempart pour protéger à la fois les accusés et leurs avocats mais aussi la famille de Richard Roman. Rapidement la salle se vide. La mère de Céline tombe évanouie. Il faut soutenir le père, son ex-mari, Gilbert Jourdan.
Dans les couloirs quelques vitres sont brisées. Dans un concert d'injures et de cris, le clan Jourdan, oncles, père et grand-père, s'en va sur la place Saint André brûler cartes d'électeur et d'identité. Le papa de Céline est déchaîné. Devant les caméras de toutes les chaînes de télévision il clame :
«La justice est pourrie. J'ai été trompé, mené en bateau. Je suis cocu»
Pendant ce temps, dans le calme feutré de la bibliothèque des avocats, la famille Roman tient une conférence de presse. Elle laisse éclater sa joie. Et à quelques kilomètres de là, devant les bâtiments de la prison de Varces a lieu la première interview d'homme libre de Richard Roman lui qui durant quatre années, fut l'un des hommes le plus haïs de France. Le voilà enfin lavé de tout soupçon par la justice populaire.
La famille de Céline, comme les habitants de La Motte du Caire reste cependant persuadée de sa culpabilité. Le père de la victime va même s'offrir les services d'un détective privé pour refaire toute l'enquête.
Au plus profond de leur détresse les parents de Céline sont loin d'imaginer que l'issue de ce procès qui leur paraissait si simple, tant leur cause semblait entendue n'est que la conclusion d'une comédie politico-juridico-médiatique engagée depuis de nombreux mois.
Comment auraient-ils pu songer que depuis quatre années, des ficelles avaient été tirées, des espoirs soulevés des intrigues nouées? Pouvaient-ils comprendre qu'avec ce verdict un combat venait de s'achever? Dont Richard Roman, un peu malgré lui, avait été l'enjeu.
Aujourd'hui encore, les arcanes de cette sourde lutte leur échappent encore. Certes, Joëlle et Gilbert, les parents de la malheureuse Céline estiment toujours avoir été floués, mais ils n'ont pas encore compris que la mort atroce de leur fille avait été comme prise en otage, que leur drame personnel était devenu un simple dossier parmi d'autres, le centre d'une sorte de conjuration destinée à faire admettre à l'opinion qu'une réforme du code de procédure pénale, voulue par le gouvernement de Pierre Bérégovoy, s'imposait. Cet enjeu général imposait, afin d'illustrer les lacunes des formes traditionnelles d'instruction, d'obtenir l'acquittement de celui des deux accusés qui était revenu sur ses aveux formulés durant sa garde à vue. Richard Roman, malgré ou plutôt grâce à ses aveux, devenait un de ces cas rarissimes qui permettent d'agiter le spectre de l'erreur judiciaire. Il pouvait camper le rôle de la victime idéale de la garde à vue telle que celle-ci se pratiquait à l'époque de son arrestation. Pour être revenu sur ses aveux dès sa première comparution devant un juge d'instruction, Roman était devenu le principal accusateur de ce système de la garde à vue que bien des avocats, surtout de gauche, et de nombreux magistrats, principalement du syndicat de la magistrature, abhorraient au plus haut point.
Puisque la bataille était engagée sur des principes, puisque le débat réel portait sur une pratique institutionnelle, qu'importaient les parents, qu'importaient les péripéties concrètes du fait divers. On ne passe pas sans la saisir à côté d'une histoire permettant de devenir les «Dreyfus» d'une nouvelle erreur judiciaire.
Jusqu'en 1958 la garde à vue n'était pas réglementée. Les enquêteurs pouvaient garder un suspect «au frais» autant qu'ils le souhaitaient, au moins jusqu'à ce qu'il craque. Car elle était illimitée. Un premier changement s'est produit en 1958, quand le législateur l'a limitée à vingt quatre heures, renouvelables avec l'accord et la présence du procureur. On prévoyait aussi la visite d'un médecin chargé de constater la bonne santé morale et physique du suspect. Ce délai pouvait atteindre quatre jours dans les affaires de stupéfiants et de terrorisme. Depuis le 4 janvier 1993, la présence d'un avocat est devenue possible à partir de la vingtième heure.
Nombreux ont été ceux qui soutenaient que, durant ces vingt quatre heures, et à plus forte raison le double, tout pouvait survenir. Y compris le pire des aveux arraché à un innocent. Il est vrai que pour être rares des cas illustrant cette possibilité existent. L'argument des adversaires de la garde à vue est simple : «Si l'avocat pénètre dans le bureau du juge, il devrait pouvoir le faire dans un local de police. Si cette possibilité lui est refusée, c'est qu'il s'y passe des choses qu'il ne doit pas voir ou entendre»
Telle a toujours été du moins la thèse du vice président de la Ligue des Droits de l'homme, maître Henri Leclerc. Des aveux, sans être extorqués, peuvent fort bien avoir été sollicités voir dictés, explique t-il. Or Henri Leclerc est avocat. Sollicité par les deux frères de Richard Roman, il a accepté de défendre sa cause. Quel meilleur combat, quelle meilleure illustration aurait il pu trouver pour obtenir la réforme de la garde à vue? Et quel succès d'être parvenu, en trois semaines, à faire innocenter celui que l'opinion avait par avance condamné quatre années durant ! Au point que l'on a pu se demander si, dans le procès de Grenoble, c'est Roman qui a été acquitté ou la garde à vue qui a été condamnée.
La gauche, en 1981, avait inauguré sa politique judiciaire par l'abolition de la peine de mort. A l'époque, on proclame que la justice française entre ainsi dans la modernité. Depuis, la gauche n'a entrepris aucune autre réforme de fond. Il lui manquait un combat.
Après celui contre la peine de mort, auquel restera lié le nom de Robert Badinter, elle a donc entamé la lutte contre la garde à vue dont Henri Leclerc s'était fait le brillant apôtre. Le nouveau combat idéologique du peuple de gauche pouvait s'engager. Déjà le ton avait été donné par le film de Claude Miller, excellemment interprété par Michel Serraut et Lino Ventura, portant justement le titre «Garde à vue»
Une commission est donc créée en 1988, un mois avant le meurtre de Céline. Présidée par une universitaire, spécialiste du droit pénal et des droits de l'homme, Mireille Delmas-Marty, elle est composée de quatre membres du Conseil d'État, cinq magistrats, un professeur d'université et deux avocats dont, justement maître Henri Leclerc. Deux années durant elle va consulter, entendre nombre de spécialistes étrangers, de policiers, de gendarmes, deux journalistes dont le célèbre chroniqueur judiciaire du «Monde» et quelques avocats de gauche tels Daniel Soulez-Larrivière ou Georges Kiejman, le futur secrétaire d'État à la justice de François Mitterrand. Un rapport provisoire est remis, à la fin 1989, au garde des sceaux et le texte définitif est déposé en juin 1990. Mireille Delmas-Marty s'était confiée le 24 décembre 1988 à «l'Événement du Jeudi» :
«En France, la garde a vue est insuffisamment encadrée. Avec l'isolement psychologique et les risques de mauvais traitements qu'elle implique, les aveux peuvent être plus facilement extorqués. Et donc rétractés. C'est essentiellement en modifiant la procédure de la garde à vue qu'on mettra fin à la «religion de l'aveu» Pour cela, la possibilité d'un entretien préalable à tout interrogatoire, avec un avocat est une garantie nécessaire»
Cette thèse sera entendue et l'Assemblée nationale majoritairement à gauche autorisera à partir du début de 1993, la présence d'un avocat dans tout commissariat ou local de gendarmerie dès la vingtième heure de garde à vue. Ce dont s'est bien sûr réjoui maître Henri Leclerc. Mais, dans le cas de son client, cette présence à la vingtième heure n'aurait servi à rien. Car Richard Roman a avoué bien avant. Son avocat n'aurait donc rien pu éviter. Il aurait simplement constaté que Roman n'avait été ni frappé ni torturé contrairement à ce qu'il a ensuite et toujours prétendu. Aussi, en toute logique, devrait-on s'attendre à ce que le futur combat de maître Henri Leclerc soit d'obtenir la présence de l'avocat dès le début d'une garde à vue.
Cette conception est loin d'être partagée par tous les participants à l'action judiciaire. Certains, n'y voient qu'un procédé de camouflage à seule portée idéologique. Pourquoi ne pas envisager que le parquet soit une entité séparée du siège, que le procureur soit un fonctionnaire de police ayant les mêmes droits et les mêmes pouvoirs que l'avocat et qu'il y ait un affrontement dialectique entre le parquet et la défense arbitré par le juge, le procureur ne pouvant pas aller en garde à vue mais l'avocat non plus. Un système de contrôle pourrait être confié à des échevins : élus, médecins voire journalistes.
Le débat ne se limite donc pas à un «pour ou contre» la présence d'un avocat pendant la garde à vue et, dès lors, la réforme récente n'offre en réalité que peu d'intérêt. La présence de l'avocat, limitée à une demi-heure ne peut être profitable à la défense. En revanche, la tentation risque d'être grande de profiter de cette once de pouvoir éphémère pour remettre en question vingt heures d'enquête et d'interrogatoire. Montesquieu n'a t-il pas écrit que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Et les premiers à porter la critique aujourd'hui n'en abuseront-ils pas demain? S'intéresseront-ils d'abord aux hommes ou engageront-ils un combat médiatique? Mireille Delmas Marty elle-même avait pressenti cette dérive possible en décembre 1988. Ne déclarait-elle pas : «Il n'y a pas que le système judiciaire qui joue un rôle dans la recherche à tout prix des aveux. Plus les affaires sont médiatisées, plus l'opinion publique est sensibilisée et plus la désignation d'un coupable devient nécessaire et urgente. Les enquêteurs sont donc incités à le trouver pour répondre à l'irrésistible pression des médias qui ne leur laissent pas le temps d'exploiter les indices matériels. Ils n'ont alors que la possibilité de faire «craquer» un suspect»
Telle a d'ailleurs été la thèse d'Henri Leclerc tout au long du combat qu'il a mené pour la défense de Richard Roman avec, bien évidemment, la garde à vue en ligne de mire. Joël, frère de Richard, est venu à sa rescousse dans le n° 195 de la revue «Esprit» à propos de l'affaire de corruption à l'occasion du match de football OM/Valenciennes. Prenant la défense de Bernard Tapie, il attaque le régime de la garde à vue :
«On a vu un procureur avouer avec candeur que la détention préventive était un moyen de faire pression sur des témoins afin d'obtenir des aveux, il semble bien que la garde à vue doive jouer le même rôle. Je propose que dans la logique consistant à mettre le droit en accord avec la pratique, on inscrive cette définition de la garde à vue en tête du code de procédure pénale, lors de sa prochaine révision : les choses seraient au moins plus claires»
A propos des témoins Joël Roman enchaînait :
«Qu'on vérifie les horaires des inculpés, c'est bien. Qu'on vérifie ceux des témoins, c'est déjà un luxe dans nombre d'affaires criminelles beaucoup plus graves. Mais qu'on aille jusqu'à user de la garde à vue pour vérifier les horaires des témoins de témoin, cela force l'admiration. On ne sait quel parti prendre : soit exiger que cela fasse jurisprudence et que désormais de tels scrupules accompagnent tous les témoignages horaires, soit s'émouvoir d'un principe qu'on pourrait baptiser «la continuité de suspicion» ou plus sommairement de la mise en garde à vue systématique de «l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours»»
Dans ses interventions au sein de la commission «justice pénale et droits de l'homme», Henri Leclerc n'a pas dit autre chose. Le rapport reprend quelques propositions à propos de la garde à vue. Par exemple : «La présence de l'avocat devrait être admise comme dans beaucoup de pays européens dès la garde à vue si la personne arrêtée le demande» Le rapport suggère même: «la présence de l'avocat pourrait être la condition de la valeur probante des aveux recueillis »
C'est durant la rédaction de son rapport que maître Henri Leclerc est devenu l'avocat de Richard Roman après avoir, le 30 juillet 1988, soit quatre jours après le meurtre de la petite Céline Jourdan, mis en garde la presse dans les colonnes du «Quotidien de Paris» parce qu'elle avait, dès les premiers jours du drame de La Motte du Caire, écarté toute présomption d'innocence des inculpés. Intéressés par cette prise de position qui tombait bien, les deux frères de Roman avaient aussitôt prié l'avocat d'assurer la défense de Richard. Avec son acceptation a commencé un long et exemplaire combat.
Une véritable machine de guerre se met en place. Sa première action? Une demande de mise en liberté. Le 17 janvier 1989 - Refus, trois jours plus tard, du juge Berti. Cet échec est contrebalancé par un succès quelques mois après : maître Leclerc obtient, le 20 septembre 1988, la condamnation de «Nice-Matin» pour avoir titré «On a osé demander la libération d'un des meurtriers» En janvier, la défense de Richard Roman avait déjà remporté une première victoire médiatique. Denis Trossero, journaliste au «Méridional», obtient l'autorisation du ministère de la justice d'effectuer un reportage à l'intérieur de la prison des Baumettes où il rencontre Richard Roman effectuant sa promenade quotidienne en solitaire. Pour le journaliste c'est un scoop... et pour Roman l'occasion de faire connaître, après ses abominables aveux, sa nouvelle ligne de défense :
«Je n'ai pas tué Céline. C'est une machination. J'ai avoué au terme d'un interrogatoire infernal. A force d'être accusé comme ça j'ai perdu la raison. Je suis innocent»
Ce reportage, paru le 25 janvier 1989, dans un quotidien d'opposition va faire grand bruit. Les parties civiles parlent de machination. Les parents de Céline aussi. Les magistrats de Digne protestent.
Le coïnculpé de Roman, Didier Gentil, écrit le 26 janvier 1989, depuis sa cellule, une lettre qui parviendra le 30 au juge Catherine Muller. Elle est enregistrée au dossier sous la cote C 249 :
«Je trouve cela révoltant proteste t-il. De quel droit laissez-vous entendre Roman par un journaliste pour qu'il me mette tout sur le dos et que le public me juge aussitôt? Je vais passer pour un menteur alors que je n'y suis pour rien dans ce meurtre»
II n'est pas possible d'affirmer que la rencontre entre Roman et un journaliste a été téléguidée. Denis Trossero du «Méridional» est d'ailleurs connu pour son honnêteté autant que son professionnalisme. Et il n'est après tout pas responsable de l'organisation de la prison qu'il visitait ce jour là. Il raconte lui-même qu'il ignorait avant d'entrer qu'il allait y croiser Roman. Mais s'il l'a rencontré ce n'est certes pas par accident. Mais le journaliste ne peut être tenu pour responsable d'un défaut de maîtrise du garde des Sceaux de la justice, et de ses services. Défaut de maîtrise ou accident voulu?
Quoiqu'il en soit, force est de constater que le soupçon existe, qu'il a été exprimé et que pour l'avocat de Richard Roman, cette interview a été la bienvenue. Elle a préfacé une véritable campagne. Ce qui arrachera au premier avocat de Roman, maître Magnan ce cri du cœur : «Mes amis, les gens qui m'entourent se disaient choqués de me voir défendre quelqu'un que tout le monde pensait coupable»
Avec cette interview de Roman, réalisée dans sa prison, la première pièce du puzzle est posée. Maître Leclerc en profite très opportunément pour avancer que les aveux de son client lui ont été extorqués durant la garde à vue. Propos immédiatement réfutés par le procureur chargé de l'affaire, Paul Weisbuch :
«Dans cette affaire que se serait-il passé avec la présence d'un avocat? Le devoir de l'avocat n 'est-il pas de dire à son client : attention à ce que vous dites parce que cela peut vous être préjudiciable. N'importe quel avocat aurait dit à un cerveau comme Roman : même si c'est vrai gardez-le pour vous parce que vous risquez perpétuité. A la limite, l'avocat aurait pu dire : si vous avouez, moi je ne vous défends pas. Dans la conception de Leclerc, il faut empêcher l'accusation d'aboutir. Dans l'affaire Roman, il y aurait peut-être eu des aveux, mais jamais ils n'auraient été consignés parce que l'avocat l'aurait interdit»
Entre maître Leclerc et le procureur Weisbuch c'est déjà la guerre...
C'est alors qu'intervient, à La Motte du Caire, la première reconstitution de la soirée tragique. Les avocats des deux inculpés sont bousculés, pour ne pas dire molestés. On se souvient des images fort choquantes de la télévision montrant l'excellent maître Juramy le visage en sang et le pauvre maître Leclerc torse nu. Ce qui devait conduire ce dernier à déposer, le 30 juin 1989, une requête en suspicion légitime afin d'obtenir le dessaisissement de la juridiction de Digne. L'avocat estimait qu'après les violences subies, la justice ne pouvait plus être rendue sereinement dans ce département des Alpes de Haute Provence. Sa requête fût rejetée le 30 septembre suivant par le président de la Cour suprême, Christian Le Gunehec, sous le prétexte qu'un acte judiciaire, telle une reconstitution, ne pouvait se dérouler ailleurs que sur les lieux de la commission des faits.
Entre temps «l'Événement du Jeudi» a publié, sous la plume de Lionel Duroy, un ancien de «Libération» une contre enquête concluant à l'innocence de Roman. Le journaliste affirme avoir refait les trajets des deux inculpés et rencontré les témoins du drame, y compris le père de la victime. Après la publication de son reportage, le père de Céline crie au scandale : «il m'a fait parler et tout ce que j'ai dit a été modifié» L'avocat de Didier Gentil, maître Henri Juramy était lui aussi monté au créneau assurant que ce reportage n'était qu'une manipulation, un montage. Lionel Duroy s'en défendra, tout en reconnaissant avoir eu en sa possession tous les procès verbaux du dossier et que son frère, avocat avait été l'un des collaborateurs du cabinet de maître Leclerc.
Pour les amateurs d'images, il convient d'ajouter un peu plus tard l'émission télévisée de Charles Villeneuve «Le glaive et la balance» diffusée sur M 6. Pour le père de Céline qui la visionne avant sa diffusion c'est un nouveau coup monté par la défense de Roman. Il estime, avec les avocats des parties civiles et celui de Didier Gentil, qu'il s'agit d'un plaidoyer en faveur de Roman. Car ce reportage est basé sur l'enquête réalisée par Lionel Duroy pour «l'Événement du Jeudi» Un référé visant à l'interdiction de l'émission est refusé par le tribunal. Elle est finalement diffusée avec cet éloquent sous titre. «La famille est autorisée à s'indigner»
Maître Leclerc dépose, en mars 1990, un mémoire à l'intention de la chambre d'accusation de la cour d'appel d'Aix en Provence qui sera rejeté, comme une troisième demande de mise en liberté. Intervient alors la création d'un comité de soutien à Roman fort de 500 signatures. Cette initiative conforte la famille de Céline dans l'idée qu'il existe une campagne destinée à faire innocenter Roman. A ce comité maître Leclerc assurera ne pas coopérer :
«Je fais ce que je veux, ils font ce qu'ils veulent»
Ce remue ménage médiatisé transforme peu à peu l'affaire Céline en affaire Roman. Les thèses de son innocence ou de sa culpabilité s'affrontent par presse interposée. La gauche s'indigne de l'erreur judiciaire, et, la droite crie au complot.
Dans ce brouhaha dont il n'a pas lieu de se plaindre Henri Leclerc dépose un nouveau mémoire qui conduit le nouveau juge d'instruction désormais chargé du dossier, Yves Bonnet, à décerner un «non-lieu» en faveur de Roman. Celui-ci est donc libéré le 22 octobre 1990. Courte liberté au demeurant puisque le 26 avril 1991 il sera réincarcéré.
Son avocat ne baissera pas les bras. Pour lui, le combat continue. Il soulève encore et toujours les conditions de la garde à vue de son client avant de déposer un pourvoi en cassation rejeté le 10 mars 1992. Toutefois cette même Cour lui donne raison, le 17 juin suivant, en décidant le «dépaysement» de l'affaire pour des raisons de sécurité publique. Procureur général auprès de la cour d'appel de Paris, Pierre Truche n'a pas fait obstacle à cette demande. Lui-même s'apprêtait à une démarche inverse - mais il n'a pas été suivi - en demandant que Paul Touvier l'ancien patron du renseignement de la milice, soit jugé à Lyon où il avait sévi durant l'occupation nazie et non à Versailles. Quoiqu'il en soit la cour d'assises de Digne ne traitera pas le dossier d'assassinat de Céline. Il est transféré dans une ville chère à Pierre Truche. Grenoble. Il y a occupé le fauteuil d'avocat général plusieurs années durant, avant de venir requérir à Lyon comme procureur général contre Klaus Barbie et de gagner la capitale pour y occuper la plus haute fonction de la hiérarchie judiciaire.
Grenoble, pour Henri Leclerc et son client, c'est sinon un gage de succès du moins une lueur d'espoir. C'est bien connu, un jury citadin est en général et par nature plus enclin à la clémence ou au doute qu'un jury rural. Des jurés qui n'ont pas vécu près des lieux d'un meurtre sont moins portés à la sévérité que ceux qui, jour après jour, ont suivi les évolutions d'une enquête et subi, par proximité, le choc d'un drame atroce. Des jurés urbains - employés fonctionnaires, employés ou commerçants - sont plus ouverts à des courants de pensée nouveaux que l'agriculteur d'un village retiré, peu porté à la lecture des hebdomadaires ou de quotidiens de la gauche bourgeoise. Les jurés de Grenoble devraient donc être plus réceptifs à des campagnes d'opinion.
Si la délocalisation à Grenoble permettait à la défense de marquer encore un point, il restait à démontrer aux jurés qu'en dépit de ses aveux, Roman ne pouvait être coupable. Une conférence de presse, organisée par son comité de soutien à quelques jours de l'audience et fort reprise par les médias, en particulier par la télévision grenobloise FR 3 se charge de les mettre en condition. Cette conférence relaye les articles de la presse acquise à l'innocence. Le trouble qui résulte de cette mobilisation médiatique constitue sans doute la plus grande victoire d'Henri Leclerc. En l'obtenant, il tord le cou à son ennemi de toujours : la garde à vue. Cette victoire a été saluée dans le dernier livre de Daniel Soulez-Larrivière (1)
«Seule la restauration dans toute son amplitude de la scène judiciaire et le travail colossal du meilleur avocat français, Henri Leclerc, parviendra à arracher l'acquittement de Roman»
Ce coup de chapeau ne vise pas la seule plaidoirie de maître Leclerc mais bien «le travail colossal» qu'il a effectué durant quatre années pour Roman, et en fait, contre la garde à vue. Coup de chapeau qui n'a rien d'étonnant toutefois, quand on sait que les deux avocats parisiens ont un adversaire commun : le procureur Paul Weisbuch. Henri Leclerc? Oui, parce qu'il a toujours soutenu que ce magistrat avait orienté la garde à vue de Roman vers sa culpabilité. On l'entendra d'ailleurs critiquer son action, quelques mois après le verdict innocentant Roman quand il viendra plaider à Lyon, dans un autre procès, celui en appel d'Etienne Tête, l'ex-trésorier des Verts poursuivi pour escroquerie. Maître Leclerc qui ne défendait pas Etienne Tête lors de sa comparution en première instance devant le tribunal correctionnel de Lyon est maintenant aux côtés de maître André Soulier du barreau de Lyon. Après la prestation anti Weisbuch de son confrère Leclerc, dans l'affaire Etienne Tête, maître Soulier cessera d'être l'avocat personnel du magistrat.
Quant à Daniel Soulez-Larrivière, il est l'avocat de Michel Noir, le maire de Lyon, mis en examen pour recel d'abus de biens sociaux à la suite des accusations de son gendre Pierre Botton dans une affaire ouverte par le parquet financier de Lyon dont Paul Weisbuch était justement le responsable. Il ne l'est plus depuis. Le maire de Lyon a demandé à son défenseur de porter plainte contre le procureur Weisbuch pour forfaiture. Ce qui a déclenché une contre attaque du magistrat par le biais d'une plainte en diffamation contre Michel Noir dont il a confié le suivi à l'avocat marseillais Gilbert Collard devenu depuis le procès de Grenoble l'avocat du père de Céline ! Le monde judiciaire est décidément bien petit.
Il existe donc bien à cette époque deux clans, deux blocs qui se livrent une guerre sans merci. Pas toujours de manière élégante. Dans cet affrontement, les journalistes se trouvent à la charnière. Ils sont à la fois acteurs et objets de manipulation. Or en France, leur statut face à une enquête judiciaire est ambigu. Si l'on en croit Daniel Soulez-Larrivière, dans un entretien publié par «l'Express» du 28 octobre 1993, l'article 11 du code de procédure pénale impose la discrétion de toute personne qui concourt à la procédure. Et l'avocat de préciser : «Mais cela ne concerne pas l'inculpé, ni la partie civile, ni les témoins, cela n'interdit pas la publication d'informations qui est de plus en plus préservée par le secret des sources des journalistes. Seul le juge est en réalité tenu au silence. Ce texte oblige seulement les gens qui savent quelque chose à se cacher pour le dire»
Cette analyse n'a toutefois pas empêché l'un des clients de maître Soulez-Larrivière, l'ancien ministre et député maire de Lyon, Michel Noir de porter plainte pour violation du secret de l'instruction. Plainte contre X il est vrai. Elle n'en a pas moins conduit le doyen des juges d'instruction de Lyon à mettre en examen une bonne poignée de journalistes pour recel de violation du secret de l'instruction. Or chacun sait bien que ceux-ci n'y sont pas tenus. On ne pourrait à la rigueur que leur reprocher d'être les complices du magistrat et donc les receleurs de la violation d'un secret incombant à celui-ci en raison de ses fonctions. Mais si la plainte était contre X elle n'en avait pas moins été accompagnée - quelle délicatesse - des coupures de presse, cassettes radio ou vidéo des titres incriminés, aimablement remises au juge par la défense de Michel Noir assurée entre autres par l'efficace maître Soulez-Larrivière.
Cela prouve que les médias français sont dans une situation plus difficile qu'aux États-Unis où la liberté d'expression est absolue et sa violation considérée comme un crime. En revanche, lors d'un procès le rôle des médias est plus surveillé que chez nous. Écoutons maître Soulez-Larrivière : «Les juridictions américaines contrôlent très sévèrement la parole des avocats et des procureurs, elles délivrent fréquemment des «gag orders», c'est à dire des ordres de se taire, et, surtout, elles prennent en compte le retentissement des médias sur le bon déroulement d'une affaire ; elles peuvent questionner les jurés pour savoir s'ils ont été influencés par la presse, leur interdire pendant le procès de rentrer chez eux le soir, de regarder la télévision, de lire les journaux ou de téléphoner. Elles peuvent annuler un verdict de cour d'assises si elles jugent que la couverture de presse en a empêché le bon fonctionnement»
En lisant ces lignes, les parents de Céline sont en droit de se demander si, aux États-Unis, le verdict de Grenoble n'aurait pas été immanquablement annulé en raison de sa couverture médiatique, des pressions indirectes exercées sur les membres du jury, des dysfonctionnements de l'organisation, du fonctionnement de la cour d'assises soumise à la pression constante de campagnes d'opinion en faveur de l'une des parties.
Annuler un verdict, n'est-ce pas cette possibilité qu'envisageait Henri Leclerc quand il souhaitait qu'existe en France, en matière criminelle, une possibilité de recours, de second jugement, un peu comme l'appel est possible après un jugement en première instance? Et n'est-ce pas ce qu'envisageait plus récemment le ministre centriste de la justice Pierre Méhaignerie, lors du débat sur son projet de loi pour une vraie perpétuité.
«Au terme de trente années incompressibles, proposait-il, un condamné à la perpétuité «réelle» pourrait faire l'objet d'un nouveau passage devant une cour d'assises, habilitée à statuer sur une réduction de sa peine» Comme quoi il existe une sorte de consensus face au fonctionnement particulièrement brutal, puisque sans possibilité d'appel, des cours d'assises actuelles.
Ce n'est pas par hasard si le débat autour de la garde à vue comme celui sur la «perpétuité réelle» se sont polarisés sur des dossiers d'assassins et de violeurs d'enfants. D'une part, bien sûr, parce que ces crimes sont les plus horribles qui puissent se concevoir, mais aussi, d'autre part, parce que ce type de crimes semble amorcer une inquiétante progression. Maître Marcel Normand écrit par exemple :
«Les assassinats d'enfants accompagnés de mois et de tortures ont été multipliés par 16 d'une décennie à l'autre. On en dénombrait 5 de 1970 à 1980. Ils sont passés à plus de 80 depuis 1984, c'est à dire depuis l'abolition de la peine de mort» (2)
Constatation renouvelée par le même avocat lors d'une réunion organisée par l'AVI (association pour la défense des victimes innocentes) devant 2000 personnes, le 26 novembre 1993 à Douvaine en Haute Savoie, cinq mois après le meurtre à Vacheresse de Jessica, 7 ans. Le procès de son meurtrier, Michel Sydor, 63 ans, déjà condamné à la perpétuité pour le meurtre de sa propre femme posera une nouvelle fois le problème des remises de peines, des libérations conditionnelles et même de la grâce présidentielle, pouvoir régalien ! Ce qu'a fait remarquer au garde des Sceaux, le père de Jessica, Serge Blanc : «si son meurtrier avait effectivement purgé sa peine, ma fille serait encore en vie» Il en va de même intérêt pour Patrick Tissier, 43 ans, violeur et meurtrier de la petite Karine Volkaert le 13 septembre 1993 à Perpignan. Elle avait 8 ans. Ce meurtre, commis là encore par un récidiviste a incité Pierre Méhaignerie, ministre de la justice dans le gouvernement d'Édouard Balladur a déposer une loi instaurant une véritable prison à vie, une perpétuité réelle à un moment ou 150 députés réclamaient le rétablissement de la peine de mort.
Confrontés à cette perpétuité réelle pour les assassins d'enfants, les membres de la commission de lois, que préside le RPR Pierre Mazeaud, ont longuement consulté psychiatres, gardiens de prison, spécialistes du droit pénal et représentants des familles de victimes. Un psychiatre, Bernard Cordier assure :
«Aujourd'hui, il n'y a pas d'autres solutions que l'enfermement» Un second, Henri Giraud précise : «Ce sont des malades. Libérés, même dans trente ans, ils recommenceront» Très émue la présidente de la Fédération des associations pour la défense de la protection des enfants et le soutien aux familles a recommandé aux députés d'adopter sans faiblir la loi Méhaignerie et surtout sans tenir compte de ce que pourrait dire la presse : «Seule le projet Méhaignerie, a t-elle assuré, permettra de rendre effective la réclusion criminelle à perpétuité, évitant ainsi de faire prévaloir la libération des assassins d'enfants plutôt que la protection de leurs victimes»
Professeur de droit pénal, Jacques Léauté est moins catégorique : «Bien qu'il soit inutile de faire changer le droit, il peut être opportun de modifier la loi, pour être en harmonie avec la légende qui persiste à assurer, oubliant la peine de sûreté de trente ans, que les assassins d'enfants peuvent sortir au bout de dix huit ans»
C'est oublier que si la gauche a toujours fait croire que cette peine de trente ans était incompressible il n'en était rien. La seule inscription d'un détenu à un examen ou à un concours pouvait diminuer la détention. En même temps que la loi, devrait changer aussi l'attitude de la justice à l'égard des familles des victimes. Le procureur général de Grenoble, Michel Albarède, l'avait tellement ressenti lors du procès de l'affaire Céline, qu'il a organisé le 25 novembre 1993, en accord avec l'A.P.E.V. (aide aux parents d'enfants victimes) que préside Alain Boulay, une réunion à laquelle participaient une vingtaine de parents. Il leur a tenu ces propos :
«Les parents des enfants assassinés sont choqués par la manière dont ils ont été accueillis par l'institution judiciaire. Ils se sont sentis tenus à l'écart, n 'ayant pas accès à des pièces dont beaucoup de personnes et en particulier les journalistes avaient connaissance. Ils ont eu des informations sur le sort subi par leurs enfants par l'intermédiaire de la presse, et pour eux c'est intolérable»
Après avoir admis et trouvé anormal que des juges d'instruction n'aient jamais reçu les parents des victimes, le procureur général Albarède continuait : «Ne devrait-on pas mettre dans le code de procédure pénale une déclaration des droits de la victime comme elle existe désormais pour la mise en examen, qui fait obligation aux juges d'aviser les suspects de leurs droits? » Intention louable qu'entendra peut-être un jour le législateur, comme il retiendra peut-être cette suggestion avancée dans son réquisitoire par Jean Michel Tissot, le 16 décembre 1993, lors du procès à Grenoble d'un autre violeur et meurtrier d'un enfant de 8 ans : «Pourquoi ne pas faire de ces meurtres là des crimes contre l'humanité, des crimes imprescriptibles, même cinquante ans après qu'ils aient été commis»
Chacun voit bien que derrière ces débats, à propos de dossiers criminels particuliers, s'opposent des conceptions divergentes de l'homme et de la société ! Dès lors les mobilisations idéologiques s'opèrent qui peuvent aveugler aussi bien les uns que les autres. Et ce n'est pas parce que le capitaine Dreyfus a été reconnu innocent sans avoir été rejugé que Roman l'est nécessairement. La gauche n'a pas le monopole de la lutte contre l'erreur judiciaire et rien ne serait plus grave que de maltraiter l'équité pour défendre une thèse. A l'occasion de l'affaire Céline, la garde à vue est devenue pour la gauche un tel symbole que l'ancien directeur des affaires criminelles et des grâces à la chancellerie, Franck Terrier, suivait pas à pas l'évolution du dossier en téléphonant chaque soir - j'en fus le témoin - au palais de justice de Grenoble pour être certain que l'on s'acheminait vers l'acquittement souhaité en haut lieu de Richard Roman et donc vers la condamnation symbolique voulue par le gouvernement de François Mitterrand de la garde à vue.

L’ENFANT TUÉ

La Motte du Caire, le 26 juillet 1988, il est plus de 20h30. Nous sommes dans l'un de ces villages des Alpes de Haute Provence où, poussé par le Mistral, le parfum de la lavande s'en vient souvent flâner au chant des cigales. On y a le sang chaud, peut-être parce que plus qu'ailleurs on est en Provence à quelques encablures de Sisteron. C'est un village parfois isolé l'hiver, quand la neige poussée par des vents fripons se met à tomber. A La Motte on sait ce que travailler veut dire, quand il faut que, dans les vergers, la récolte de pommes soit bonne et généreuse.
Chaque année, outre de rares touristes, quelques marginaux attirés par l'appât des quelques sous de la cueillette débarquent au village. Regardés comme des bêtes curieuses, ils ne sont pas trop mal accueillis, parce qu'ils augmentent quelque peu les maigres recettes des rares commerçants que les 480 habitants ont bien du mal à faire vivre.
En gros, La Motte du Caire est un village sans histoires. Au soir de ce 26 juillet de 1988, Gilbert Jourdan n'a donc aucune raison de trop s'inquiéter de l'absence de sa fille Céline et de son retard au repas du soir.
Âgée de sept ans, Céline vit avec son frère au village depuis une quinzaine de jours chez son père qui depuis son divorce exploite le Bar de la Poste situé sur l'une des places du village.
Dans un premier temps, Gilbert Jourdan interroge ses voisins, parcourt les rues, sillonne les alentours au volant de sa voiture, pour finalement s'en aller, vers 22h30 alerter la brigade de gendarmerie toute proche.
Une première battue est organisée à laquelle participent les pompiers, la famille et des volontaires alertés par la sirène de la mairie. Pas de résultat. Le lendemain matin les recherches reprennent. Même échec. L'inquiétude grandit quand les sandales de la fillette sont retrouvées contre un rocher au bord du torrent du Grand Vallon qui longe le village du côté d'un terrain de camping. C'est non loin de là que le corps de Céline sera retrouvé un peu plus tard, à l4h40.
Au cours de ces battues, plusieurs personnes sont intriguées par le comportement de l'un des volontaires, Didier Gentil, par sa nervosité, son agitation et ses remarques intempestives. Ce marginal a été plusieurs fois aperçu la veille, en compagnie de Céline, notamment vers 20h30 dans la rue qui longe le café de Gilbert Jourdan, son père. Les gendarmes de la brigade de la Motte du Caire décident de l'interroger sur son emploi du temps. Routine. Et là, ils enregistrent une confession comme on n'oserait pas l'imaginer dans le plus atroce film d'épouvante. Didier Gentil parle spontanément. Est-il besoin de préciser que son quotient intellectuel est voisin de zéro. De toute évidence il est incapable d'inventer un système de défense pouvant résister à une instruction digne de ce nom, c'est-à-dire méticuleuse, voire scientifique. Or il se trouve que ses aveux sont assortis d'une terrible accusation. C'est elle qui, quatre ans et demi plus tard, le fera comparaître avec Richard Roman, devant le jury populaire de Grenoble sous l'inculpation la plus terrible qui soit : «séquestration, viol commis sur la personne d'un mineur de moins de quinze ans et par deux personnes, précédé et accompagné de tortures, assassinat exécuté avec emploi de tortures ou commission d'actes de barbarie, meurtre précédé, accompagné ou suivi d'un autre crime»
De tous ces actes, Richard Roman sera lavé au terme d'une campagne menée de mains de maître par les meilleurs spécialistes de l'erreur judiciaire. C'est justement pour expliquer et faire comprendre au lecteur comment le meurtre de Céline a failli devenir pour Richard Roman une abominable, insoutenable, historique, dreyfusarde erreur judiciaire qu'il me faut reprendre point par point les conditions précises des aveux de Didier Gentil, puis des siens propres, lorsqu'ils ont été reçus, enregistrés sur procès verbaux, avant d'être signés puis renouvelés.
Aveux d'abord de Didier Gentil puisque c'est à partir de ses déclarations que tout a commencé. Leur lecture sera dure, éprouvante, insoutenable. Elle n'en est pas moins indispensable si l'on veut comprendre ce dossier aux multiples facettes. J'essaierai autant que faire se peut de n'exercer aucune pression sur le lecteur. A lui de se faire une opinion à partir des éléments objectifs qui nous furent communiqués lors de l'instruction puis pendant le procès. Monstrueux, les aveux des deux inculpés ont été passés dans les locaux d'une petite gendarmerie de campagne dont on essaiera plus tard de nous faire croire qu'elle était un local où l'on ne répugnait pas à utiliser les méthodes gestapistes. Or ses fenêtres étaient la plupart du temps ouvertes ; à cette date - je rappelle que nous étions un 17 juillet - il faisait chaud. Les nombreux journalistes présents ont ainsi assisté, de l'extérieur certes, à l'évolution de cette double garde à vue. Jamais - je les ai tous rencontrés, ils l'ont tous confirmé - ils n'ont entendu les cris, les plaintes voire les supplications d'un suspect que l'on «cuisine», que l'on frappe ou que l'on torture.
L'un d'eux, Jean-Baptiste Dumas, envoyé spécial de RTL m'a remis ses notes de reportage griffonnées à chaud lors de son arrivée sur les lieux le mercredi 27 juillet 1988. Je les retranscris ici telles quelles :
«J'arrive à La Motte du Caire, il est environ 17 heures. Le corps de la petite Céline a été retrouvé en début d'après midi. Didier Gentil est en garde à vue depuis la fin de la matinée pour avoir eu un comportement suspect lors des recherches. Son copain Richard Roman vient tout juste d'être à son tour mis en garde à vue. Le village est désert. Un type m'indique qu'ils étaient bizarres. Des gamins me disent que l'un d'eux était surnommé «le tatoué», qu'il était là depuis peu et que c'était un ancien militaire. L'autre était surnommé «l'indien» Il vit là depuis longtemps et habite sous un tipi à une dizaine de kilomètres de La Motte du Caire, à Melve. Je monte vers Melve, et arrive à proximité. Je trouve un type qui me parle d'eux en m'expliquant que «l'indien» élève des chèvres. Je fais au micro une interview de lui. Il est 20 heures ; je redescends au village. Je rencontre le procureur Weisbuch, un colonel de gendarmerie et le capitaine Perrot de Forcalquier. Ils me disent à mots couverts que Gentil a avoué mais pas l'autre. Je reste un moment puis je vais dormir à Sisteron. Le lendemain matin à 9 heures, je suis devant la gendarmerie. Vers 10 heures, la mère de «l'indien» arrive et reste environ une heure dans les locaux de la gendarmerie. Les enquêteurs de la section de recherche de la gendarmerie d'Aix en Provence arrivent. Ils viennent aider les gendarmes locaux»
Les souvenirs de mon confrère Dumas sont précis. Je note que la cour d'assises n'a pas requis son témoignage pas plus que ceux des autres journalistes présents sur les lieux après le crime, notamment lors de la matinée du 28 juillet, celle qui suit l'arrestation de Gentil.
«Tout est calme autour de la gendarmerie écrit Jean-Baptiste Dumas. Les volets sont fermés, mais les fenêtres ouvertes. Pas de bruit, on n 'entendras de voix, pas de cris, pas de machine à écrire. L'après midi est calme mais tendue. Il y a quelques allées et venues autour de la gendarmerie. Vers 20 heures, un gendarme me dit qu 'un transfert de justice va être effectué vers 20h30. Je vais me planquer dans un champ de pommiers à proximité de l'endroit où la gamine a été retrouvée. Gentil se met à genoux, simulant un acte sexuel avec le mannequin, et le gendarme se trouve à l'opposé de Gentil, comme s'ils prenaient le mannequin en sandwich. Une demi-heure après, c'est au tour de Roman d'arriver. Lui aussi se met à genoux de l'autre côté avec toujours ce gendarme. Je suis intrigué. Quand tout est fini, je vais voir un gendarme d'Aix en Provence que je connais. Il me dit que Roman a avoué. Je lui demande le pourquoi de ces étranges positions à genoux avec le gendarme. Il me répond que les deux hommes ont violé Céline tous les deux en même temps et me précise qu 'ils lui ont mis sa culotte dans la bouche pour ne pas l'entendre crier, et qu'elle est sans doute morte étouffée avant d'avoir le crâne fracassé. Le lendemain Richard Roman et Didier Gentil sont sortis de la gendarmerie, le visage découvert. Ils sont montés à bord de véhicules de gendarmerie en direction de Digne. Roman avait un pantalon sombre et sale, une chemise claire ; il était débraillé et regardait tout fixement avec ses yeux bleu clair. Gentil, lui aussi tout débraillé, avait l'air paumé»
Témoignage important puisque la thèse de l'un des suspects, qui se rétractera après son inculpation dès qu'il sera interrogé par le juge mais cette fois sur le fond, sera d'affirmer au contraire qu'il a été torturé et frappé jusqu'à ce qu'il craque, avoue et signe ses aveux. Thèse qu'il reprendra tout au long de son procès. Vrai ou faux? Un retour en arrière devrait nous permettre d'y voir plus clair. Il est 14 heures, le 27 juillet 1988, lorsque Didier Gentil interrogé depuis 12h30 par le maréchal des logis chef Roger Ferber, commence à mettre en cause le garçon qui l'a récemment hébergé à quelques kilomètres du village de La Motte du Caire : Richard Roman. Par des propos qui, certes varieront au fil des heures et des jours et varieront encore quatre ans et demi plus tard, mais qui toujours, même durant le procès, tendront à minimiser son rôle, Gentil ne reconnaissant pour son compte que le seul viol de Céline et jamais son meurtre. Sa première déposition comporte 13 feuillets. Elle a été enregistrée sous le n° 291/88 sur un procès verbal de garde à vue de la gendarmerie de Forcalquier. La voici... dans toute son horreur judiciaire, telle qu'elle fut exposée à l'intention des jurés de la cour d'assises :
«Je tiens, dès à présent, à vous dire toute la vérité sur cette affaire et plus particulièrement sur la disparition de Céline. Dimanche soir, Roman m'a fait savoir qu'il avait l'intention de créer une secte spécialisée dans la magie et le sexe. C'est à partir de ce moment là qu'il a considéré que la petite Céline, qu'il avait vue à deux ou trois reprises, était sa propriété. Il avait l'intention d'effectuer un sacrifice avec elle. Il voulait violer cette enfant. Je ne sais pas si, dans sa tête, il avait prévu de la tuer par la suite. Ce que je peux vous dire, c'est que son choix s'est immédiatement porté sur la petite Céline, je ne sais pour quelles raisons. A plusieurs reprises depuis dimanche, Richard Roman m'a parlé de Céline»
Gentil poursuit, sans que l'officier de police judiciaire le presse de questions :
«Il a été décidé d'un commun accord entre Richard Roman et moi les faits suivants : je devais «sortir» Céline du bar pour la conduire à l'intérieur de la voiture de Richard, à savoir une R5. Richard Roman devait nous récupérer et nous conduire dans un champ de pommiers situé avant la passerelle. Je précise que Richard ne possède pas de véhicule automobile ; il devait s'en procurer un si l'occasion se présentait. C'est ce qu'il a fait hier au soir car sa mère est venue lui rendre visite. C'est pour cette raison qu'il avait une R5 hier soir. Hier soir vers 20h30, j'ai comme convenu, pris la petite Céline par la main pour aller place des Marronniers ; Je suis arrivé sur cette place à 20h41. J'en suis certain car un des deux jeunes qui étaient présents sur cette place m'a donné l'heure. Je suis resté avec Céline et ces deux jeunes gens environ dix minutes. Après, les deux jeunes gens sont partis et je me suis donc retrouvé seul avec la petite Céline. J'attendais Richard qui devait venir me récupérer avec la petite, à quelques dizaines de mètres de la place des Marronniers, à hauteur d'une villa blanche. J'ai donc quitté la place avec Céline. J'ai pris la petite route pour me rendre à hauteur de cette villa. Arrivé sur les lieux, j'ai constaté que Richard m'attendait dans une R5 que je n'avais jamais vue. J'ai pensé qu'il s'agissait de la voiture de sa mère qui devait lui rendre visite. Nous sommes donc montés, Céline et moi, dans le R5 conduite par Richard et avions les emplacements suivants : Richard conduisait, Céline se trouvait sur mes genoux et moi j'occupais la place du passager avant droit. Nous nous sommes rendus directement vers le champ de pommiers sans faire aucun détour»
Lues par le greffier devant la cour d'assises les déclarations de Gentil deviennent maintenant si monstrueuses que l'on imagine mal des gendarmes en train d'y ajouter ou d'y retrancher quoi que ce soit. On atteint là, dans l'abomination, des sommets qui rendraient presque héroïques ceux qui, par délégation du pouvoir judiciaire, et en leur qualité de gendarmes, d'officiers de police judiciaire, ont le devoir d'enregistrer sans détourner la tête, l'effroyable relation d'un crime proprement cauchemardesque. Le lecteur me pardonnera de poursuivre la transcription fidèle de ses aveux, tels que nous dûmes, à notre tour, les subir lors de cette audience de la cour d'assises de Grenoble. Voici, selon Gentil, ce que fut le voyage de la petite Céline au bout de l'enfer :
«Richard s'est garé, je suis descendu avec Céline, nous l'avons conduite dans un champ, plus exactement un verger. Céline était toujours en confiance. Richard et moi, nous nous sommes mis entièrement nus devant l'enfant qui ne semblait pas comprendre ce qui allait arriver. Devant elle, Richard et moi avons commencé à nous caresser, puis j'ai sodomisé Richard devant l'enfant qui était assise dans la même allée que nous. J'ai éjaculé dans l'anus de Richard pendant que ce dernier commençait à caresser Céline sur l'ensemble du corps. Je précise qu'à ce moment précis Céline était habillée, mais le tee-shirt retroussé jusqu'au niveau des seins. D'après mes souvenirs, Céline ne portait plus de culotte. Après avoir éjaculé, je me suis retiré et j'ai vu Richard qui retournait Céline pour la mettre à plat ventre, se coucher sur elle pour la pénétrer. Quelques minutes après il s'est retiré et m'a dit d'un ton agressif «Vas-y. A toi» Je ne m'attendais pas du tout à cette réaction et je me suis retrouvé dans une situation difficile pour moi et j'ai refusé de commettre cet acte. C'est alors que pour me remonter Richard m'a proposé de fumer un «joint bien tassé», j'ai accepté et j'ai eu une réaction bizarre. En effet, le mélange d'alcool et de drogue a sur moi des conséquences très néfastes, je ne sais plus ce que je fais. A ce moment là Richard et moi étions toujours nus, la petite Céline à plat ventre, son tee-shirt relevé. J'ai retourné l'enfant sur le dos, elle gémissait et avait quelques râles. Je me suis alors couché sur elle, ma verge en érection. Je me suis frotté contre son sexe, sans pourvoir affirmer si je l'ai pénétrée ou non. Par contre, je me souviens avoir éjaculé sur son bas ventre et ses cuisses. Prenant conscience de mon acte, il m'a semblé que je décuitais d'un coup. J'ai réalisé que je pensais enculer Richard alors qu'en réalité je me trouvais sur Céline. Je me suis relevé, j'ai remis le caleçon tâché que vous avez saisi, le reste de mes vêtements et mes chaussures. N'arrivant pas à les lacer, je suis resté un petit moment avec Richard et Céline le temps d'attacher mes chaussures. La petite Céline était toujours sur le dos et gémissait toujours dans des sanglots. Un dégoût et une honte horrible s'étant emparés de moi après la gravité de mes actes, j'ai eu un besoin de vomir. Je suis parti en courant en direction de l'eau où j'ai vomi. J'ai ensuite enlevé mon tricot et je me suis rincé en m'aspergeant d'eau. Je me suis habillé et suis retourné sur les lieux. J'ai été très surpris car l'enfant et Richard étaient absents. J'ai scruté le champ et je n'ai pas remarqué leur présence. Au même moment, j'ai vu Richard revenir de la rivière en me disant «elle s'est échappée» J'ai décidé alors de rejoindre le bar où demeurent les parents de Céline en essayant de rester le plus calme possible, tout en ayant toujours en moi cette rancœur et ce dégoût»
Il était 20h30 ce 27 juillet lorsque Didier Gentil a signé ces aveux terribles, insoutenables, dont la mère de Céline a dû héroïquement supporter la lecture. Elle l'a fait le plus longtemps possible avant de perdre conscience et d'être transportée hors de la salle d'audiences.
Les déclarations de Gentil, on le voit, ne peuvent en aucun cas avoir été suggérées et encore moins dictées par les gendarmes. D'ailleurs, en ce qui le concerne, elles correspondent aux constatations de l'enquête. D'ailleurs, pendant le procès, Gentil ne dit pas que ses aveux lui ont été extorqués. Et jamais il ne prétendra avoir été influencé ou malmené. Peut-on imaginer des gendarmes, des individus normaux, dicter ou simplement inspirer un tel récit? Pourtant les gendarmes et l'autorité judiciaire qui les commande vont se retrouver accusés d'avoir proprement torturé un suspect Richard Roman et pas l'autre, Didier Gentil, avant que l'un et l'autre soient déférés devant le juge d'instruction après la garde à vue. Pour l'heure, dans la gendarmerie, l'horreur continue avec ces autres précisions de Gentil :
«Lorsque j'ai pénétré Céline elle a commencé à se débattre et à crier. Je pense me souvenir qu'elle disait «non, je ne veux pas» Alors qu'elle criait et se débattait Richard la maintenait. Il était sur le côté. D'une main il lui tenait les deux bras et avec l'autre bras il l'a empêchée de crier. Ses cris étaient étouffés par la main de Richard. Mais cette méthode n 'était guère satisfaisante car on entendait toujours crier la gosse»
C'est à cet instant que, sur interrogatoire des gendarmes, Gentil donne une nouvelle version des faits survenus après qu'il soit allé vomir :
«Je suis remonté vers Richard qui tenait toujours l'enfant mais dans une position différente. Il la maintenait plaquée contre lui à l'aide d'un bras et avec l'autre main il l'empêchait de crier, il était assis et la gamine allongée contre lui. Céline ne pouvait pas se débattre car l'emprise de Richard était trop forte. Richard m'a demandé ce que je venais de faire et je lui ai répondu que j'avais vomi et que je m'étais débarrassé du slip de Céline. Richard était en érection. Il m'a dit qu'il voulait passer dessus. Il était très excité. Céline était en larmes. Richard m'a demandé de retourner l'enfant, de la tenir et de l'empêcher de crier. C'est ce que j'ai fait. Il a enlevé son pagne, il lui a écarté les fesses et il l'a sodomisée. Pour vous expliquer notre position à ce moment là, je dois dire qu'avec Richard, nous nous faisions face et Céline se trouvait entre nous. Pendant que Richard la sodomisait, je l'empêchais de crier en lui plaquant la tête contre mon torse. La gamine râlait, gémissait sous les coups de sexe de Richard. Je dois dire que Richard est fortement membré et qu'il a pénétré l'enfant sans préliminaires, d'un seul coup. De ma position, je voyais son sexe aller et venir dans l'anus de la fille. Il n'a d'ailleurs pu la pénétrer entièrement. N'arrivant pas à éjaculer, Richard a sorti son sexe et violemment m'a dit qu 'il n 'y arrivait pas. J'ai lâché Céline qui était semi-inconsciente. Richard et moi nous nous sommes disputés car je n'avais pas apprécié la façon dont il l'avait pénétrée. Je le répète, il s'est défoulé comme une bête sur la gamine. Pour ma part, je reconnais que j'ai pénétré Céline mais pas avec un tel acharnement. Je dois dire également et cela sur votre demande, que pendant son acte, Richard poussait des petits cris de jouissance. A propos de cette dispute, j'ai dit à Richard qu'il y avait viol et viol, et que je n'avais pas apprécié sa façon d'agir. J'ai dit à Richard que j'étais dégoûté et qu'il fallait partir. Il m'a dit : «on ne peut pas la laisser comme ça» Je lui ai demandé ce qu 'il voulait dire en lui demandant s'il n'avait quand même pas l'intention de la tuer? Richard m'a répondu qu'elle pouvait par la suite nous dénoncer car elle nous connaissait bien. C'est à cet instant qu'il a sorti de sa poche de pantalon une cordelette noire pour lier les bottes de paille. Il s'agit d'une corde en plastique. Richard a pris Céline dans ses bras. L'enfant était évanouie. Ses vêtements étaient retroussés sur sa poitrine. Je n'ai pas remarqué de saignements au niveau du vagin et de l'anus. Tous deux, c'est-à-dire Roman et moi avons traversé le ruisseau pour nous rendre sans doute dans un lieu plus éloigné. C'est Richard qui portait la gamine. Arrivés de l'autre côté de la rivière, Richard a posé l'enfant sans connaissance sur le sol. Celui-ci était composé exclusivement d'herbe. Richard a passé la corde que je vous ai décrite ci-dessus autour du cou de Céline sans faire de nœud. Il a serré violemment, et j'ai remarqué d'ailleurs que ses muscles (biceps) étaient contractés. Cette strangulation a duré entre trente secondes et une minute. L'enfant a râlé et a effectué quelques sursauts. Richard était à genoux à côté de l'enfant lorsqu'il a pratiqué cet étranglement. Je pense qu'il devait avoir un point d'appui sur le corps de la jeune fille. Il me semble que ça devait être l'un des deux genoux. Je suis resté sans réaction et j'ai assisté à la scène sans rien dire. Aussitôt après, Richard a repris de nouveau la gamine dans ses bras pour la déposer ailleurs. Il voulait dissimuler le corps. Il a trouvé cet endroit dans une zone située à cinq ou six mètres du lieu où il venait de l'étrangler. Il a donc déposé délicatement Céline sur le sol. Je ne me rappelle plus dans quelle position l'enfant a été déposée. Richard s'est relevé et s'est emparé d'une pierre assez grosse. J'ai pensé dans un premier temps que cette pierre le gênait pour dissimuler le corps. Mais il s'est approché de la fillette, il a porté la pierre au niveau de son thorax, et l'a jetée sur le crâne de l'enfant qui se trouvait en contrebas par rapport à la position de Richard. J'ai entendu un bruit sourd et du sang est apparu sur la tête de Céline. Les membres de l'enfant ont bougé mais je pense que cela a été provoqué par le choc. Aussitôt après, Richard m'a demandé de ne pas rester là, planté comme ça, et de l'aider à camoufler le corps de Céline. J'ai attendu qu'il se baisse pour ramasser des branchages secs pour m'enfuir en courant, car je ne pouvais plus supporter cette situation. Je suis reparti par la passerelle. La pierre qui a servi à briser le crâne de Céline était de forme carrée, assez volumineuse. Je ne suis pas en mesure d'identifier formellement cette pierre, mais je peux vous montrer des pierres identiques à celle utilisée par Richard. Après les faits, je me suis rendu en courant auprès de la fontaine à côté du garage Citroën, où je me suis un peu rafraîchi avant d'aller sur la terrasse du Café de la Poste. Je me suis rendu à cet établissement en essayant de reprendre un peu de mon calme. J'ai consommé une pression, mais j'écoutais, en m'efforçant d'être calme, ce que disaient les gens du café. Je dois dire que j'étais encore sous le choc»
A cette lecture publique devant les jurés de la cour d'assises nous avons tous le souffle coupé. Pris de nausée, les plus jeunes de mes confrères doivent quitter la salle. Dans leur box, les deux accusés gardent la tête basse. Ils ne manifestent aucune émotion. Tout cela semble leur paraître étranger. Et pourtant, à 9hl5 du matin, le 29 juillet 1988, Didier Gentil avait bien signé ces autres précisions avant d'être emmené sous bonne escorte au palais de justice de Digne où l'attendait le procureur de la République.
Pour bien comprendre ce qui va suivre, il me faut rappeler que Gentil passe aux aveux le 27 juillet à 12h30 et convoqué par les gendarmes Richard Roman ne s'est présenté à eux que trois heures après, vers 15h30. Il est entendu par le maréchal des logis chef Jean-Jacques Ramette, assisté de l'adjudant chef Jean-Marc Candeil et du maréchal des logis chef Gérard Commandré, venus tous deux en renfort d'Aix en Provence.
Après les formalités d'usage, l'audition de Roman commence à 15h45 par son emploi du temps dans les heures qui ont précédé la disparition de Céline. Rien que de très banal. Roman raconte la vie qu'il mène dans une ferme presque abandonnée, qu'il rénove tout en élevant un troupeau de chèvres. De Didier Gentil, il ne dit que du bien. Leurs rapports homosexuels qu'il finira par reconnaître. Il les nie. Son emploi du temps? Certes, il ne variera jamais, mais il cadre mal avec la déposition de certains témoins.
Dans ce premier procès verbal d'audition versé au dossier sous la cote Dl 211, Richard Roman affirme ne pas avoir rencontré Didier Gentil le soir de la disparition de Céline. Puis, aux gendarmes qui le pressent de questions il fournit un récit assez étrange. Il est alors près de 20 heures : «Lorsque j'ai rencontré Didier comme je vous l'ai déjà indiqué, j'ai la certitude de l'avoir rencontré mais je ne sais pas où. Il devait être accompagné d'une petite fille. Ce qui est possible c'est qu'avec Didier, j'ai eu des relations sexuelles ce soir là. Et j'ai également la certitude d'avoir été présent au moment du drame»
Interrogé de nouveau ce même jour à partir de 23 heures, Roman termine cet interrogatoire par des mots qui seront pour lui lourds de conséquences même si, on le verra plus tard, il affirmera qu'ils lui ont été dictés par les gendarmes :
«Je demande pardon à Céline et à ses parents et à Dieu et au nom de ma mère. Je n'ai pas l'esprit tourné, j'étais lucide. Je demande pardon à la famille de Céline, je ne suis pas fou. Je n'ai rien à ajouter sur le meurtre. J'ai tué et j'ai tué et j'ai violé Céline. Je n'ai rien à ajouter à ce meurtre»
Le temps passe, la nuit passe, puis toute une matinée. Enfin, à 14 heures, le 28 juillet 1988 Roman signe le cinquième feuillet de ses aveux - qui en comportent 12 - comme il signera le suivant entamé à 16 heures après deux heures de repos, puis un autre à 19h45, après quarante minutes de répit durant lesquelles il sera visité par un médecin, le docteur Jullier avant de participer de 21h40 à 22hl0 à une reconstitution des faits sur les lieux du drame.
Ces aveux sont, eux encore, lourds de conséquences. Car Roman fournit des détails qui correspondent pour une bonne part à ceux déjà enregistrés, qu'a livré Didier Gentil. Des aveux sur lesquels Roman reviendra dès le 29 juillet dans le bureau du juge d'instruction devant lequel il sera présenté, mais dont il faut bien s'imprégner, si l'on veut comprendre l'évolution du procès :
«Ce soir là, je cherchais mon ami Didier. Pour ce faire j'ai repris la direction de Sisteron où, après avoir passé le pont métallique, j'ai pris un chemin à gauche en direction du camping municipal. A 150 mètres de là, j'ai aperçu Didier lequel marchait à pied en direction du camping. Il se tenait du côté droit et il donnait la main à la petite Céline qu'il avait pris soin déplacer côté fossé. Arrivé à sa hauteur, je me suis arrêté et Didier a pris place à l'avant, du côté passager. Céline s'est assise sur ses genoux. Dès que mes passagers ont été dans le véhicule, j'ai continué en direction de la menuiserie. J'ai stationné mon véhicule à l'entrée d'un champ de pommes. Nous sommes descendus et nous nous sommes dirigés vers la rivière distante de dix mètres environ. Arrivés au bord de celle-ci, Didier et moi nous nous sommes déshabillés. La petite Céline en a fait de même sans que nous disions quoi que ce soit. Je ne me souviens pas par où elle a commencé, il me semble par le haut, mais je n 'en suis pas sûr. Le fait de voir Céline nue à déclenché chez nous une réaction qui a fait que nous nous sommes précipités sur la gamine, nous l'avons enlacée et comme elle n'a pas eu le temps de se débattre nous n'avons pas été obligés d'employer la force ou du moins de la brutaliser»
Il me faut, à cet instant, faire un arrêt image sur cette petite phrase de Richard Roman : «... le fait de voir Céline nue a déclenché chez nous une réaction...» Car, on le verra par la suite, elle n'est pas sans importance. A ce stade des aveux de Richard Roman, force est de constater qu'ils ont beaucoup de points communs avec ceux de Didier Gentil, avec cependant des précisions que ce dernier n'a pas fournie notamment sur l'anatomie de son ami et ses réactions sexuelles. Voici la suite de son horrible récit : «Nous sommes tombés au sol tous les trois liés et très rapidement nous l'avons pénétrée par le vagin ou par l'anus. Ces deux pénétrations ont été simultanées et c'est à ce moment là que Céline a perdu connaissance. Je pense que c'est sous la douleur. Personnellement, j'ai éjaculé. En ce qui concerne Didier, je ne peux rien dire, hormis le fait qu'il s'est retiré le premier. Mon acte sexuel terminé, je me suis relevé, j'ai ramassé le corps et quatre à cinq mètres plus loin je l'ai déposé à terre. Durant ce temps, Céline n'a pas repris connaissance. J'ai alors pris une grosse pierre découverte à proximité et j'ai jeté celle-ci sur la tête de Céline. Ce dernier geste accompli, je me suis sauvé à savoir que je suis remonté au véhicule et suis parti chez moi. En ce qui concerne Didier, je ne sais pas où il a été. En effet j'ai perdu celui-ci des yeux au moment où il s'est relevé»
Sur interrogation des gendarmes, Roman donne ces précisions, choquantes certes, mais importantes en raison des détails apportés par l'intéressé sur son anatomie et le vocabulaire employé : «Avant de pénétrer Céline, j'étais en érection totale, soit une longueur de 25 centimètres, mais je n'ai pénétré Céline que de dix centimètres. Cela m'a suffi pour atteindre l'orgasme»
Pratiqués beaucoup plus tard les examens des légistes confirmeront bien des détails fournis par les deux suspects. Mais il faut noter que c'est à cet instant, lors d'une interruption dans l'interrogatoire, que Richard Roman a reçu la visite du Dr Christian Jullier, psychiatre désigné par le procureur de la République, et dont la déposition lors du procès sera très importante puisqu'elle a bien failli faire capoter la construction du système de défense mis en action par les défenseurs de Roman.
Peu après, le procureur de la République, Paul Weisbuch décide une reconstitution sur les lieux, photographiée et filmée par les hommes de la brigade des recherches d'Aix en Provence. Ce moment capital de l'instruction sera un élément décisif du procès. Au lieu d'apporter de l'eau au moulin de l'accusation, il sera au contraire une pierre dans l'édifice patiemment construit par la défense. Enfin, au retour nocturne de cette reconstitution, vers l heure du matin, Richard Roman apporte les détails suivants :
«J'ai pris une grosse pierre que je lui ai violemment projetée de ma hauteur. Et j'ai volontairement visé la tête. Ensuite j'ai soulevé le corps de la fillette et j'ai porté le cadavre en bordure de la rivière dans l'eau. Il y avait une quinzaine de centimètres d'eau. Dans un premier temps je l'ai posée, puis je l'ai retournée pour lui laver le visage car elle saignait abondamment de la tête. C'est là que j'ai vu qu'elle était morte car il n'y avait pas de bulles d'air qui s'échappaient de sa bouche. De l'endroit où j'étais, j'ai aperçu un endroit propice en se sens qu'il y avait beaucoup de branchages. Cet endroit se situait à une dizaine de mètres sur la rive opposée en amont. J'ai repris le corps de la gamine et me suis dirigé vers l'endroit repéré. J'ai franchi un talus d'environ cinquante centimètres de haut et j'ai posé l'enfant dans les branches. Je l'ai recouverte de branchages situés à proximité immédiate et que j'avais repérés. Il s'agissait de branches plutôt sèches. J'ai réparti les branches sur tout le corps mais ce camouflage permettait néanmoins d'apercevoir des parties du corps. A un mètre j'avais remarqué un sac, type sac d'engrais et je l'ai pris pour recouvrir le tout. Avec ce camouflage supplémentaire on ne voyait plus le corps. J'étais toujours nu et comme j'avais du sang sur moi, sur le torse, sur le ventre et sur les mains, je me suis aspergé d'eau dans le ruisseau pour enlever le plus gros. J'ai rejoint la voiture, pris mes vêtements qui se trouvaient sous la voiture et j'ai regagné mon domicile» Livrés par l'intéressé, le 29 juillet à 3 heures du matin, ces détails sont jusque-là inconnus des gendarmes. Gentil ne leur en avait pas parlé. Puisque Richard Roman a été acquitté il faut donc admettre que ce sont eux qui ont, imaginé ce scénario, l'ont tapé à la machine et l'ont fait ensuite signer à Roman sous la contrainte. De même un peu plus tard, à 7 heures du matin, pour le scellé n°12 des pièces à conviction :
«La pierre que vous me présentez est bien celle dont je me suis servi pour écraser la tête de Céline. Je la reconnais formellement»
Puis de 8 heures à 9 heures du matin, Richard Roman bénéficie d'un nouveau temps de repos, avant d'être conduit à 9h30 au palais de justice de Digne, un quart d'heure après Didier Gentil son complice déclaré.
Si, tout au long de ces pages, j'ai presque retranscrit intégralement les aveux précis des deux hommes, dans toute leur horreur, c'est qu'ils présentent bien des similitudes. Pour douter de leur réalité, tout au moins en ce qui concerne Richard Roman, il faudrait croire que, depuis la pièce où il se trouvait, il a tout entendu des aveux de Gentil, puisqu'il les a repris à son compte, ou bien admettre qu'ils lui ont été purement et simplement dictés par des gendarmes informés par on ne sait qui et, de surcroît complètement désaxés.
Or les avocats de Roman ne se sont justement pas privés, durant le procès, de suggérer, à la grande indignation des représentants de la maréchaussée appelés à témoigner, que ceux-ci ont été les auteurs des aveux signés par Richard Roman. Les mêmes défenseurs n'ont pas ménagé davantage le procureur de la République Paul Weisbuch sous l'autorité et souvent en présence duquel toute l'enquête fut menée. C'est d'ailleurs devant lui, après la reconstitution du crime, que Richard Roman, après s'être reposé, déclare à l heure du matin : «J'ai participé il y a quelques heures sous la direction de Monsieur le procureur de la République à la reconstitution des faits. J'ai indiqué à ce magistrat que j'avais laissé le corps de la fillette à 2 ou 3 mètres, peut-être 4 ou 5 mètres sur la rive gauche en regardant l'amont du ruisseau. Cette déclaration est incomplète : en effet, après le viol collectif, j'ai tiré le corps de la fille sur quelques mètres et je lui ai volontairement écrasé la tête avec une pierre d'une grosseur semblable à celle dont Monsieur le procureur de la République a prescrit la saisie. J'ai envisagé rapidement dans mon esprit de dissimuler le corps sous les pierres mais vu l'énormité de la tâche j'ai refusé. Auparavant, alors que la gamine était toujours inconsciente et avant que je lui fracasse la tête avec un caillou, j'ai entrepris de la rhabiller. Pour ce, je me suis rendu à côté de la voiture pour récupérer ses vêtements»
Je dois ici préciser que ce texte là n'a pas été lu devant les jurés de la cour d'assises, alors même que la famille de Roman avait entrepris d'enfoncer la gendarmerie et le parquet. Dans le numéro de mai 1993 de la revue «Esprit», dont il est l'un des rédacteurs en chef, Joël Roman, le frère de Richard réitère les accusations lancées pendant le procès :
«On est, dans cette histoire, fondé à se demander qui prononce pour la première fois le nom de Roman, auquel tous s'accrocheront par la suite»
Parlant des «élucubrations de Paul Weisbuch qui font des ravages», il conclut : «Et c'est à de pareils personnages que l'on voudrait que l'on fît confiance»
Poussant sa logique jusqu'au bout, Joël Roman va jusqu'à regretter que des poursuites n'aient pas été engagées. Le fait est que si, réellement un magistrat et des officiers de police judiciaire ont commis de telles fautes, on ne voit pas comment, dans un État de droit, elles n'auraient pas été poursuivies pour être sanctionnées.

L’INSTRUCTION

Digne, le 29 juillet 1988, en fin de matinée : après les aveux de Didier Gentil et Richard Roman, c'est le début de l'une des instructions les plus longues et les plus décousues qu'aie jamais connue la justice française. Elle va durer vingt sept mois, dans un climat tendu, malsain, peu propice à la sérénité des débats. Elle entraînera des centaines d'auditions de témoins, deux reconstitutions agitées, des dizaines d'analyses et d'expertises peu convaincantes. Ces témoins, ces experts nous les retrouverons pendant les trois semaines d'audiences du procès de Grenoble, quatre ans et demi après le massacre de la petite Céline.
C'est Marc Magnon, habituellement juge pour enfants, que le président du tribunal de grande instance, Pascal Vincent, désigne ce matin là pour instruire l'affaire, en remplacement du juge habituel, Catherine Muller, qui est en congé. Comme le veut la loi, le juge Magnon n'interroge pas les deux hommes qu'on lui présente. Il leur signifie seulement leur inculpation pour : «séquestration, viol aggravé et accompagné de tortures ou actes de barbarie, assassinat»
Pendant ce temps, dans la cour du tribunal, les traits tirés et des sanglots dans la voix, le procureur Paul Weisbuch lit à l'intention des journalistes présents le communiqué du parquet confirmant l'inculpation de Roman Richard, vingt sept ans, agriculteur, et Gentil Didier, vingt cinq ans, ouvrier agricole. Il en profite pour remercier publiquement les gendarmes qui ont suivi cette enquête avec «cœur et intelligence» Visiblement bouleversé, il précise : «Chacun avait à l'esprit l'immense douleur des parents de Céline»
A cette date, la presse, y compris «Libération», se déchaîne et titre dans tout l'hexagone : «les monstres», «les barbares» On ne trouve pas de mots pour qualifier ce crime.
Même le prêtre qui officie lors des funérailles de Céline ne peut retenir sa colère : «Pardon, Seigneur, d'avoir donné à ces monstres le titre d’hommes»
La politique s'en mêle aussi. Yann Piat, alors député du Front National du Var et depuis assassinée en février 1994, annonce sur un tract à en-tête de l'Assemblée Nationale qu'elle déposera en septembre une proposition de loi prévoyant le rétablissement de la peine de mort pour les assassins d'enfants.
Dans une interview, Jean-Claude Gaudin, président du Conseil Régional Provence Alpes Côte d'Azur, ne dit pas autre chose : «Dans un cas comme celui-ci, il est regrettable que la peine de mort ait été abolie» A Nice, trois mille personnes défilent derrière leur maire de l'époque, Jacques Médecin, pour demander le rétablissement de la peine capitale. Un peu partout dans les petits villages de France et surtout dans le Var et les Bouches du Rhône circulent des pétitions dans le même sens qui vont très vite recueillir près de cinq cent mille signatures.
Devant la prison des Baumettes, le père de Céline manifeste le 5 août et lance à travers un mégaphone : «Tu sortiras peut-être dans trente ans, mais j'aurai ta peau» La foule qui l'entoure crie : «A mort Roman, à mort Roman»
C'est dans cette atmosphère et sous cette pression que le juge Magnon va officier quelques jours seulement se bornant à délivrer aux enquêteurs ou aux experts des commissions rogatoires afin de vérifier des points de détail.
Dans la France entière, on ne parle plus que du meurtre de Céline, venu s'ajouter à la liste déjà trop longue des meurtres d'enfants : Marie Dolorès, Pauletto, auxquels s'ajouteront, hélas, les prénoms de Delphine, de Ludivine et de bien d'autres, et récemment encore Jessica près d'Evian.
Les deux inculpés qui, aux yeux de la loi ne sont que des présumés coupables, sont d'ores et déjà condamnés par l'opinion.
Les journalistes, qui interrogent les gosses du village de La Motte du Caire, les ont déjà baptisé : «le tatoué» pour Gentil parce qu'il se disait ancien légionnaire en montrant ses tatouages, et «l'indien» pour Roman parce qu'il portait des cheveux longs, vivait sous un tipi, marchant pieds nus, vêtu d'un seul pagne. Gentil est considéré par les psychiatres comme un sujet instable, impulsif, rétif, introverti, présentant d'importants traits de déséquilibre psychologique. Il est totalement inculte si ce n'est ignare. Roman est titulaire d'un DEUG de sciences ; brillant, il est doté d'un quotient intellectuel dépassant largement la moyenne (127), mais il est capable de réactions impulsives et violentes.
A son retour de vacances, le 2 août 1988, le juge Catherine Muller hérite de l'affaire prenant le relais du juge Magnon. A vingt trois ans, Catherine Muller est le plus jeune juge d'instruction de France. Il est récemment sorti major de sa promotion à l'École nationale de la magistrature de Bordeaux. De suite, elle délivre tous azimuts des commissions rogatoires pour que les gendarmes entendent les témoins et effectuent les perquisitions ou saisies souhaitables. Elle charge un laboratoire anglais de l'expertise des prélèvements effectués sur la petite Céline lors de son autopsie, puis un expert bordelais de déterminer les groupes sanguins des inculpés pour les comparer aux traces de sang présentes sur les vêtements de Céline. Deux médecins légistes sont également désignés pour déterminer les causes exactes de la mort de l'enfant. Le Centre d'applications et de recherches en microscopie électronique (G.A.R.M.E.) devra examiner tous les indices prélevés par les gendarmes sur les lieux du crime (cheveux, tissus, terre, caillou etc.)
Malheureusement, il est déjà trop tard. Les prélèvements effectués sur Céline ont été conservés dans le réfrigérateur du palais de justice. Non dans un congélateur. Les pièces à conviction retrouvées sur place ont été soit touchées, soit foulées par tous ceux qui, volontairement ou non, ont participé aux recherches entreprises le soir de la disparition de Céline.
Et puis Catherine Muller va bientôt accoucher. Elle est remplacée par Françoise Vier qui, également enceinte, ne pourra s'occuper du dossier que pendant quelques semaines. Elle sera remplacée par une troisième femme : Brigitte Bert. Mais pour quelques jours seulement, car la malheureuse tombe malade. Retour donc à la case départ avec Marc Magnon... Jusqu'à ce qu’ayant accouché, Catherine Muller reprenne le dossier en mars 1989, avant de tomber à son tour malade, ce qui provoque le retour de Marc Magnon pour quelques jours seulement. Guérie, Catherine Muller revient aux affaires. Mais bientôt elle demande sa mutation. Pour cause de mariage cette fois. C'est alors que le dossier Céline est transmis à un magistrat qui semblait l'espérer, le juge Yves Bonnet. On peut alors penser qu'après avoir changé douze fois de mains, et être passé par cinq juges d'instruction le dossier Céline est maintenant pratiquement clos. Il ne devrait plus rester au nouveau juge qu'à le transmettre à la chambre d'accusation pour qu'elle renvoie les deux hommes devant une cour d'assises.
C'est mal connaître le juge Bonnet qui a longuement brigué ce poste de magistrat instructeur. Mais que rien, bien qu'il ait obtenu une maîtrise de droit en 1979, ne prédestinait à s'occuper d'une telle affaire puis qu'après avoir été agent de bureau à l'hôpital de Dijon, il s'était tourné en 1981 vers les finances. Devenu inspecteur des impôts, il est ensuite tenté par l'École de la magistrature.
Discret durant deux ans au tribunal d'instance de Digne, l'affaire Céline va lui fournir l'occasion de parvenir sur le devant de la scène judiciaire. Il reprend point par point tout le travail de ses cinq prédécesseurs. Mais, il s'appuie - il l'a reconnu lui-même - sur un mémoire de 76 pages en date du 28 septembre 1990, rédigé par deux des avocats de Richard Roman, maîtres Muriel Brouquet et Henri Leclerc. La conclusion de ce document est simple : Richard Roman est donc innocent. L'argumentation développée présente d'ailleurs bien des points communs avec la plaquette éditée par son comité de soutien, intitulée : «Un innocent aux assises» Maître Leclerc explique, que par une sorte de terrible alchimie, des éléments se sont mis en place qui constituent autant d'obstacles à la manifestation de la vérité. Il les résume en cinq chapitres :
- Aveux passés par Roman dans un irrationnel climat de terreur, à la gendarmerie du village même où se sont produits les faits, obtenus par des enquêteurs immédiatement convaincus de sa culpabilité :
- Accusations utilitaires de Gentil qui passe des aveux destinés en réalité à reporter sur Roman l'entière responsabilité de tous les crimes :
- Malheur absolu des parents de Céline, opinion publique saisie par le vertige des crimes abjects commis sur une enfant et complaisamment décrits par la presse et condamnation sans appel de Richard Roman par les journaux qui se déchaînent sans rien connaître du dossier :
- Menace de mort contre Richard Roman, sa famille, ses avocats et conditions de détention particulièrement dangereuses, puisque chaque jour il doit être protégé tant de certains gardiens que de certains détenus :
- Trop nombreux changements de juges d'instruction, qui se succéderont ou se remplaceront les uns les autres au fil de ces 25 mois.
Ensuite le mémoire décortique l'instruction, les interrogatoires comme les confrontations ; il démonte avec force la thèse de la préméditation, insiste sur les incohérences de la scène du viol comme du meurtre. Il insiste enfin sur les horaires fournis par différents témoins qui, selon les avocats, mettent hors de cause leur client. Et de conclure à l'impossibilité pour Richard Roman d'avoir commis ce crime en se basant autant sur ses propres aveux que sur les accusations de Gentil.
Le tout est bien construit, rédigé en termes choisis pour attirer l'attention du juge :
«Tout est là pour qu'à côté de la tragédie de la petite Céline se déroule une autre tragédie, celle de Richard Roman, celle de la préparation d'une erreur judiciaire.
Pourtant les preuves de l'innocence de Richard Roman existent, elles sont dans le dossier, à condition d'accepter de le lire et de l'étudier sans préjugés. C'est ce travail qui est ici proposé, dans l'espoir que chacun acceptera honnêtement de remettre en cause toute idée préconçue, parce que ni la société, ni les parties civiles, ni la justice n'ont rien à gagner à fermer les yeux»
Le juge Bonnet ne ferme donc pas les yeux. Et un mois après avoir reçu le mémoire de maître Leclerc, il délivre, le 22 octobre 1990, une ordonnance de non-lieu en faveur de Richard Roman ; Il le libère le jour même dans des conditions peu élégantes pour la famille de Céline.
Gilbert Jourdan, le père de Céline, s'en souvient : «Nous avions été ce jour là convoqués, mon ex-femme et moi, au palais de justice de Digne par le juge Bonnet. Dans ma candeur, je pensais qu'il s'agissait d'une nouvelle formalité et de prime abord je n'ai pas compris le sens d'un coup de téléphone que ce magistrat a reçu devant nous. Aujourd'hui cette phrase me résonne encore aux oreilles : «Oui, c'est bon, vous pouvez y aller, ils sont là» Ce n'est qu'après que le juge nous a indiqué qu'il venait de décerner un non-lieu en faveur de Roman et qu'en conséquence il venait de donner l'ordre de le faire libérer. Sa convocation n'était en fait qu'un piège pour nous empêcher d'aller manifester devant la prison au moment de sa libération si nous l'avions apprise avant. Tellement abasourdi par cette annonce je n'ai pas réagi sur le coup. J'ai signé sans regarder les papiers qu'il m'a tendu et je suis parti»
Dans le même temps quelques journalistes, mystérieusement prévenus, photographiaient la sortie de prison de Roman. Parmi eux, Brigitte Pesenti, l'épouse de l'avocat du père de Céline.
Quant au juge Bonnet, il assurera toujours s'être forgé seul sa conviction. Et il se défendra d'avoir été influencé par le fameux mémoire de maîtres Brouquet et Leclerc. Mais il admettra avoir été choqué par le climat de lynchage lors des deux reconstitutions effectuées par ses prédécesseurs à La Motte du Caire.
Il faut effectivement en dire deux mots. La première, le 16 juin 1989, avait tourné court tant les plaies dans ce village étaient vives. Sur la route, à la peinture rouge, avaient été tracés des appels au meurtre : «Mort à Gentil, mort à Roman» et les mêmes menaces avaient été lancées contre leurs avocats maîtres Juramy et Leclerc. Dans tout le village avaient été apposées des affichettes à l'effigie de Céline et des fleurs blanches avaient été posées devant le café de son père autour d'une banderole sur laquelle on pouvait lire : «J'avais sept ans, j'adorais la vie. Deux monstres m'ont assassinée, que la vraie justice soit faite. Pensez à vos enfants. Punissez mes assassins comme ils le méritent»
Difficile, dans un tel climat, d'effectuer, malgré la présence de plus de cent gendarmes, une sereine, efficace reconstitution. Aussi, dans le café, la tension est vite montée. Des objets ont volé, les avocats ont été frappés, déshabillés, un officier de gendarmerie a même du sortir son arme. Pour éviter l'émeute, le juge Magnon a finalement décidé de tout annuler avant même de faire venir sur place les deux inculpés.
Maître Leclerc en appelle, dès le lendemain, au ministre de la justice Pierre Arpaillange qui déclare aussitôt : «La famille ne doit pas compromettre l'action de la justice. Les avocats ne doivent jamais être assimilés à ceux qu'ils défendent. Aucune pression ne pourra rétablir dans notre pays la justice privée»
La seconde reconstitution a lieu le 9 novembre 1989 avec cette fois la présence de Gentil et Roman et surtout de trois escadrons de gendarmerie et de tireurs d'élite juchés jusque dans le clocher de l'église. Catherine Muller officie cette fois à la place de Marc Magnon. Les journalistes sont tenus à l'écart, les habitants du village aussi, qui hurlent leur haine : «On aura ta peau assassin. Si tu étais mon fils je te tuerait» Tant et si bien que de loin on n'entend pas Roman, qui refuse de se prêter à la reconstitution, crier : «Je n'ai rien à faire ici, je suis innocent», tandis que Gentil accepte au contraire de refaire les gestes de la soirée tragique.
Quant aux avocats, ils sont encore la cible, orale, cette fois, de la famille de Céline, surtout maître Leclerc : «II y a trente ans, tu portais les valises du FLN, aujourd'hui tu défends un assassin. Salaud»
Et maître Leclerc a aussi reçu, sous forme de cercueils, des menaces de mort, tandis que le comité de soutien à Richard Roman a été gratifié d'un colis posté à Aubagne. Il renfermait une bombe non amorcée faite de cinq bâtons de dynamite.
Le soir de la libération de Roman, les vitres du palais de justice de Digne ont été brisées et son gardien légèrement blessé. Quelques jours plus tard, dans les rues de Digne, un cortège fort de deux cents personnes, défile dans le silence, mais avec la voix d'une enfant transmise par haut-parleur, qui répète sans cesse : «Je m'appelle Céline, j'aimais la vie. Mon assassin est en liberté»
Liberté durant laquelle Roman est violemment agressé par deux inconnus, dans les rues d'Annecy. Il y était allé pour voir sa mère lors des fêtes de Noël 1990. Une plainte contre X pour coups et blessures a d'ailleurs été déposée par Roman affirmant que l'un de ses agresseurs ne pouvait être que le père de Céline. Sa plainte sera classée sans suite. Après cette agression, Richard Roman disparaît de la circulation. Il change fréquemment de refuge. Sa mère doit faire mettre sa ligne téléphonique sur liste rouge en raison de l'abondance des insultes et des menaces qu'elle reçoit.
Quelques journalistes gardent cependant le contact avec Roman ainsi que le juge Bonnet qui se répand dans les milieux judiciaires pour affirmer qu'il vient d'éviter une erreur du même nom. Balayant, ce qu'il a redit au procès, les aveux passés lors de la garde à vue : «L'aveu est une preuve du Moyen Âge. Un juge ne doit pas en tenir compte»
Il est vrai que ses aveux Roman les a très vite rétractés devant le juge Magnon par ces mots enregistrés sous la cote D77 dès le 29 juillet : «Seule ma première version est vraie ; c'est à dire que je n'ai pas violé et tué Céline, je n'ai pas rencontré Didier. A un moment de mes déclarations j'ai demandé pardon à Céline et à ses parents et à Dieu et au nom de ma mère, ces paroles je les ai dites, plus précisément répétées parce qu 'elles correspondaient à ma foi chrétienne, parce que je les faisais miennes, même si en fait je n'avais rien à me reprocher. Par la suite, j'ai avoué avoir tué et violé Céline sous la pression des enquêteurs, je ne pouvais plus défendre la thèse de mon innocence à cause de la fatigue et de la violence des enquêteur»
Roman ajoute un peu plus tard, dans ce même procès verbal, une phrase qui en dit long sur les interrogations qu'il se posait à lui-même à propos de son éventuel comportement le soir du drame : «Je sais qu'un pagne a été saisi chez moi, pagne sur lequel des prélèvements, des analyses seront effectués, je tiens à dire dès à présent que si les analyses en question devaient conclure à la présence de sang de l'enfant sur cette pièce de tissu, cela démontrerait, selon moi, la machination de Didier. Je n'ai pas utilisé ce pagne de toute la journée et dans cette hypothèse, je vous dirai que Didier a utilisé ce pagne pour me compromettre»
C'était, pour Richard Roman, prêter beaucoup de machiavélisme à Didier Gentil ou soi-même en faire preuve. Les analyses n'ont rien prouvé. Plus tard, devant Catherine Muller cette fois, le 12 octobre 1988 Roman explique à nouveau ses aveux : «J'ai cru devenir fou, j'ai cru que j'avais commis le crime pendant mon sommeil ou que j'avais perdu la mémoire» Dans ses autres interrogatoires, Roman ne variera plus. Il soutient à chaque fois, comme il le fera à son procès, que seuls les gendarmes sont à la source de ses ennuis. Après avoir délivré son non-lieu le juge Bonnet est, en octobre 1990, obligé de se défendre : «J'ai prononcé ce non-lieu en mon âme et conscience. Que ceux qui disent que j'ai subi des pressions le prouvent ou qu'ils s'en excusent sur-le-champ» Le dossier mémoire de maître Leclerc présente les qualités et les limites d'un texte élaboré par la défense. Il élude ce qui pouvait être hostile à son client pour ne retenir de ses aveux que les passages où Roman fait état de pressions, de menaces, de gifles et même de coups de règle de la part des gendarmes. Ces actes n'ont jamais été attestés par le médecin venu visiter Roman durant sa garde à vue. En outre Roman a reconnu s'être volontairement jeté la tête contre un mur durant cette garde à vue.
A propos de ces «tortures», dont maître Leclerc soulignera qu'elles sont une violation manifeste des droits de la défense, il est intéressant de signaler qu'interrogé sur ce point, Didier Gentil assurera n'avoir jamais été frappé.
Est ce à dire que pour deux présumés coupables du même crime, les gendarmes, dans le même lieu, et dans les mêmes délais auraient maltraité l'un des suspects et pas l'autre, alors que l'un et l'autre sont amis et sont les présumés auteurs d'un double crime, puisque, outre l'assassinat proprement dit, le viol est considéré comme tel.
Ce point sera évidemment évoqué durant le procès qui verra le juge Bonnet, passant très vite du rôle de témoin à celui de procureur, expliquer comment il s'est forgé sa certitude de l'innocence de Roman au point de le remettre en liberté en délivrant une ordonnance de non-lieu de laquelle ont fait appel aussitôt les parties civiles de même que le parquet.
La requête est examinée le 31 octobre 1990, à Aix en Provence par les magistrats de la chambre d'accusation de la cour d'appel, au cours d'une audience qui ne sera pas publique, avec la seule présence des avocats et de la famille de Céline qui manifestera une nouvelle fois sa colère : «Nous voulons que Roman retourne en prison. Elle, elle n'a pas eu de non-lieu»
Ce jour là, pour éviter les incidents, les policiers doivent une nouvelle fois protéger les avocats de Roman.
Le 14 novembre 1990, la cour ordonne un supplément d'information et désigne son propre président, Jean-Claude Carné pour le diligenter. Il devra, entre autres, apporter des précisions sur l'emploi du temps de Roman le soir du drame. Contre cette décision maître Leclerc se pourvoit en cassation. Sa demande est rejetée le 26 février 1991. Autrement dit, sont annulées toutes les décisions du juge Bonnet qui devient la tête de turc de la famille de Céline au point que l'oncle de la fillette, Alain Jourdan, lui expédie avant le 25 décembre 1990 cette lettre au palais de justice de Digne : «Monsieur, je vous souhaite de passer de bonnes fêtes de fin d'année. Bien meilleures que celles que nous passerons, nous... En espérant que vos enfants, eux, se réjouiront de voir passer le Père Noël, car ma nièce, elle, depuis le 4 août 1988, ne voit passer que les croque-morts et que vous n'aurez pas trop d'états d'âme d'avoir relâché son assassin. Quant à mes vœux pour 1991, c'est de vous voir rejoindre les gratte papier de l'administration française et même, pourquoi pas, de vous voir finir votre carrière comme balayeur du tribunal de Digne, car vous ne valez rien déplus»
Tel est le climat de passion qui, depuis le premier jour entoure l'enquête et l'instruction. Il faut attendre le 26 avril 1991 pour que la cour se réunisse à Aix en Provence au palais de justice transformé en forteresse qui voit arriver un Richard Roman métamorphosé. Fini les pieds nus, les cheveux longs. L'indien s'est presque transformé en gravure de mode.
En moins de deux heures son sort est réglé. A huis clos certes, mais l'on a pu apprendre qu'après la requête du procureur Badie réclamant la réincarcération de Roman, son défenseur maître Leclerc avait expliqué qu'en se présentant spontanément, son client qui aurait fort bien pu, s'il l'avait souhaité, prendre la fuite, venait de faire preuve de bonne volonté et qu'il en serait de même par la suite.
Les avocats de la famille de Céline ont estimé le contraire, parlant d'un risque éventuel de fuite, d'un risque de récidive, de possibles troubles de l'ordre public comme d'éventuelles pressions de l'inculpé sur les témoins. Y en a t-il eu durant ces six mois de liberté, nul ne peut le dire, même si plusieurs membres de son comité de soutien en ont approché plus d'un. Je l'ai été moi-même quelques jours avant le procès.
Toujours est il qu'à 13 heures, ce 26 avril 1991, Richard Roman retourne en cellule après six mois de liberté, non sans avoir crié en grimpant dans le fourgon qui allait le conduire à la maison d'arrêt de Luynes : «Que Dieu vous pardonné»
Il ne reste plus au président Carrié qu'à reprendre en main l'instruction pour la treizième fois ce qu'il fera dès le 2 mai 1991 - Trois ans après les faits... Que de temps perdu ! C'est ce qu'écrit quelques jours plus tard le père de Céline à François Mitterrand dans une lettre ouverte : «Monsieur le Président, pouvez-vous m'expliquer pourquoi dans les crimes atroces, qui concernent notamment des enfants, la justice ne remplit pas sa tâche? Pourquoi après 800 jours d'attente, les deux assassins qui ont violé et tué ma fille n'ont ils pas encore comparu devant la cour d'assises? »
Tout en s'en prenant au juge Bonnet qu'il suspecte d'avoir non seulement subi des pressions mais de les avoir surtout assimilées, il enchaîne : «Durant ses six mois de liberté Roman a pu organiser sa défense et au besoin faire pression sur des témoins. Comment voulez-vous, dans ces conditions, faire confiance à la Justice? Quand je constate qu'un violeur d'enfant, défendu par un avocat dont les relations avec M. Kiejman sont étroites, qu'une partie de la presse dévoile impunément une partie du dossier pour l'innocenter, je ne peux plus avoir confiance. Pensez-vous que s'il s'agissait de votre petite fille, vous accepteriez, sans rien dire, de subir trois ans de procédure avant le procès, de constater la mise en liberté d'un des deux monstres qui l'a violée, sodomisée et assassinée sauvagement, de lire dans la presse que vous êtes coupable de sentiments de vengeance et que Roman est victime de son innocence? »
Quelques jours plus tard, c'est au tour du comité de soutien de se manifester pour protester contre la réincarcération de son protégé, jugée révoltante. Tout en le suppliant de cesser une grève de la faim entamée un mois plus-tôt.
Le juge Carné va mettre alors les bouchées doubles pour réentendre tous les témoins, à raison de cinq ou six par jour ; Tous, ou presque, maintiendront leurs dépositions quant aux horaires de Roman le soir du drame, avec quelques variantes il est vrai. Or, le créneau est étroit qui peut permettre de l'innocenter ou seulement de conclure qu'il a pu participer au meurtre. Le procès de Grenoble le montrera.
Certains de ces témoins, lors de ce procès, vont en effet encore modifier cet horaire. Avec le temps, la mémoire devient floue, d'autant que ce témoignage là, ils l'ont déjà effectué plusieurs fois chacun.
Experts, graphologues, psychiatres sont également réentendus par le juge, de même que Didier Gentil. Celui-ci confirme sa version des faits. Néanmoins, pour la première fois, il s'étonne et proteste auprès du magistrat des pressions qu'il subit de la part d'un mystérieux groupe de travail basé à Villeurbanne, près de Lyon, composé de chercheurs, formateurs et penseurs en tous genres, qui l'abreuvent dans sa cellule de courriers auxquels il ne comprend pas grand chose mais dont la portée fera son chemin dans son esprit torturé.
Le but de ce groupe est évident et ses membres ne s'en cachent pas : faire innocenter Roman. Deux d'entre eux sont en liaison avec le comité de soutien.
Mais maître Leclerc va désapprouver l'action de ce groupe de travail ; il parle même «d'initiative déplorable», et il invite la justice à ouvrir une enquête. Mais il ne porte pas plainte.
À force de persévérance, le travail de ce groupe va finir par porter ses fruits dans l'esprit de Gentil. En plein procès - encouragé en ce sens par son avocat lyonnais - il ne fait que répéter ou presque, comme s'il récitait une leçon, les propos tenus par ce groupe de travail. Jugez de la nature du message qui lui a plusieurs fois été seriné : «Cher Didier, il faut en effet comme un miracle dans le cœur pour que se consolide en toi le désir de la vérité, quoiqu'il en coûte. Notamment lors du procès pour que tu te souviennes «vraiment» alors que tu étais comme fou, lors du drame, pour que tu aides Richard à être vrai. Nous te soutiendrons de tout cœur et de tous nos moyens si tu dis un jour, en pleine liberté d'esprit, que tu étais le seul acteur du drame»
Ce n'est peut-être pas du lavage de cerveau, mais ça y ressemble ; c'est en tout cas ce qui s'est finalement passé au procès sans que ce jour là, maître Leclerc proteste, et pour cause.
Le président Carné accélère la cadence. Très vite, son dossier s'épaissit ; si vite qu'il est bouclé en moins de six mois. Avec ce qui peut être considéré comme de nouvelles charges contre les deux hommes. Le 13 novembre 1991, ils sont renvoyés devant la cour d'assises des Alpes de Haute Provence. Tous les deux pour «viol aggravé par deux auteurs sur mineure de moins de quinze ans et homicide volontaire aggravé»
La défense de Roman va bien tenter un baroud d'honneur par un pourvoi en cassation. Elle le fonde sur les conditions de la garde à vue qu'elle estime contraires aux termes de la Convention européenne des Droits de l'Homme et du Citoyen. Mais, en mars 1992, la chambre criminelle de la cour de cassation rejette ce pourvoi : elle estime, je cite les propos du président Le Gunehec : «Contrairement à ce qui est soutenu, l'inculpé n'a pas été privé de tout repos pendant la durée de sa garde à vue, n'a pas été l'objet de traitements inhumains et dégradants et ses déclarations n'ont pas été obtenues sous la contrainte»
Pour les défenseurs de Roman c'est un camouflet. Mais le 17 juin, ils obtiennent de cette même cour que le procès ne se déroule pas à Digne mais à Grenoble. Pour des raisons de sécurité publique. C'est une victoire, car il y a fort à parier qu'à Digne, le verdict risquait d'être sévère.
Nous sommes au début de l'été 1992. Il ne reste plus au procureur général de Grenoble qu'à fixer les dates de l'audience, et au président de la cour d'assises qu'à étudier à fond le dossier, notamment l'arrêt de renvoi du président Carrié. Il fait en tout cinquante six pages dont je ne retiendrai que les attendus sur lesquels vont s'articuler les trois semaines d'audience :
- La mise en cause constante tout au long de l'enquête et de l'information de Roman par Didier Gentil.
- Les aveux passés par Roman au cours de la garde à vue tant devant les gendarmes, que devant le procureur de la République de Digne et le psychiatre.
- Les témoignages précis recueillis lors du supplément d'information dont il ressort que Roman est reparti 10 minutes à un quart d'heure plus tard, qu'il est revenu dans cet établissement vers 21h30, a stationné son véhicule à un endroit différent de celui occupé initialement, pour quitter l'agglomération vers 21h40.
Qu'ainsi, dans l'exact créneau horaire des crimes qui se situent entre 21h30, nul témoin n'a constaté la présence de Roman, alors que ce dernier est incapable de se justifier sur son emploi du temps et se borne à soutenir que tous les témoins se trompent.
Qu'ainsi donc, les explications de Roman - elles tendent à retarder son heure d'arrivé à La Motte du Caire et à avancer celle de son départ - sont singulièrement insuffisantes face à l'ensemble des éléments recueillis.
Devant la cour d'assises trois semaines vont être nécessaires pour refaire, une dernière fois mais oralement, avec les mêmes témoins, les mêmes experts, les mêmes enquêteurs cette interminable instruction.
Auparavant, s'est mis en branle, le comité de soutien à Richard Roman (CSRR) qu'a dénoncé avec vigueur l'avocat de Didier Gentil, maître Juramy. Comité amplement remercié par Roman, sa famille et ses défenseurs et dont l'efficacité n'a échappé à personne au point qu'on lui doit sans doute une bonne part de l'acquittement de son protégé.

LES COMITÉS DE SOUTIEN

Les comités existent quasiment depuis que le monde est monde. Qu'ils soient de surveillance, de gestion, d'entreprise, d'intellectuels ou de Salut public. Mais en matière judiciaire, le comité de soutien est relativement récent ; il remonte au début du septennat de Valéry Giscard d'Estaing, lorsque l'écrivain Gilles Perrault s'est mis en tête que le meurtrier d'une petite Marseillaise, Christian Ranucci, guillotiné le 28 juillet 1976, était innocent. Encore qu'il ne faille pas oublier l'affaire Calas chère à Voltaire ni l'affaire Dreyfus chère à Zola. Il s'en est suivi une violente campagne de presse orchestrée par l'écrivain lui-même après parution de son fameux livre «Le Pull-over rouge», dont un film même a été tiré.
Aujourd'hui encore, la mère du condamné, soutenue par quelques avocats que l'on retrouve dans d'autres comités de soutien à des accusés qui ont pourtant récidivé, réclame la révision du procès de son fils, en dépit d'une première requête rejetée le 29 novembre 1991.
Elle se fonde, ce qui est parfaitement son droit sinon son devoir de mère, sur un procès verbal surchargé et des aveux qui cadraient mal avec les constatations. Oubliant du coup que, dans ses aveux, Ranucci avait indiqué aux enquêteurs où se trouvait l'arme du crime, un couteau, utilisé pour assassiner la fillette le lundi de la Pentecôte 1974. Or cette cachette là, - une canalisation d'égout - seul le meurtrier pouvait la connaître.
Plus près de nous, d'autres comités de soutien ont été constitués pour d'autres accusés. Par des intellectuels de gauche la plupart du temps, mais avec presque à chaque fois, la présence, en leur sein, d'ecclésiastiques parfois haut placés. Ainsi en est-il du COSYP, le comité de soutien à Yves Ponthieu. Y figuraient entre autres, les signatures de monseigneur Albert Decourtray, cardinal archevêque de Lyon et de monseigneur Matagrin évêque de Grenoble. On ne saura jamais si c'est leur nom ou celui d'Edmond Maire qui impressionna le président de la République, toujours est-il que par deux fois, François Mitterrand s'intéressa au sort d'Yves Ponthieu. D'abord pour lui accorder une remise de peine de cinq ans, ensuite pour le gracier purement et simplement le 5 janvier 1990 en vertu de son droit régalien. (voir annexe)
C'est selon un processus analogue que s'est constitué le comité de soutien à Richard Roman en juin 1990. Il est fort, au départ, d'une dizaine de ses compagnons d'adolescence qui ne cachent pas l'identité de leurs commanditaires : «Nous nous sommes donc constitués en association loi 1901 à la demande de la famille de Richard et de ses avocats d'autre part»
Ce comité a deux objets principaux. Tout d'abord, apporter l'aide morale qu'espère tout détenu en prison. Ensuite, réunir par les cotisations demandées à ses adhérents le plus de moyens possible pour assurer, avec la famille, les frais d'avocats.
Baptisé CSRR, le comité de soutien à Richard Roman a donc méthodiquement entrepris une série d'actions. Beaucoup ont pour mission de lui écrire en prison afin de lui remonter le moral. D'autres obtiennent un droit de visite et discutent avec lui pour mettre en place, avec les avocats, la campagne en sa faveur. Elle est basée sur une contre enquête, où n'est conservé que ce qui peut lui être favorable.
Tout en se gardant d'exercer une pression sur les témoins, le CSRR entreprend dans des cercles amis et auprès de certains des journalistes, de chercher à convaincre. «Le comité veut proposer une analyse objective et synthétique, qui puisse éviter la diffusion d'idées préconçues et de préjugés. Il ne manquera pas de soulever les questions qui se posent par rapport aux points litigieux dans son déroulement»
Bien fait, un ouvrage paraît, avec plan de village de La Motte du Caire, et une étude en cinq points de l'affaire. Un chapitre «Les prétendues charges», reprend l'esprit du mémoire remis au juge Bonnet par le cabinet d'avocats que manage Henri Leclerc. Il s'achève par cette phrase : «Richard Roman est donc innocent» Affirmation reprise à la une de la brochure réalisée par le CSRR.
Ce document est présenté et commenté lors d'une conférence de presse tenue à Grenoble quelques jours avant le procès. Elle sera reprise par les médias locaux à l'adresse des habitants du département, dont certains vont être appelés à devenir jurés.
Le procureur général de Grenoble, Michel Albarède, s'en est d'ailleurs ému, trouvant scandaleux qu'à quelques jours de l'audience, le comité de soutien ait tenu à Grenoble une conférence de presse, installé une permanence et distribué sa brochure «Un innocent aux assises» «II ne faudrait pas, avait confié aux journalistes ce haut magistrat, qu'un comité de soutien se transforme en comité de pression»
Or plusieurs des jurés du procès de Céline ont reconnu avoir consulté la brochure, avant même d'être désignés par le sort.
Quelques semaines auparavant, une lettre datée du 13 novembre 1992 et signée du président du CSRR, l'abbé Gérard Bouvier - il fut l'aumônier du lycée Voltaire, au temps où Richard Roman en était l'élève - a été expédiée de Paris aux quatre coins de France :
«Madame, Monsieur,
Comme vous le savez aussi, Richard Roman n'a pas cessé, depuis quatre ans maintenant, de crier son innocence. La plaquette que vous trouverez ci-joint, «Richard Roman, un innocent aux assises», a été réalisée par notre comité dans la perspective de ce procès. Elle reprend l'affaire depuis ses débuts, retrace et analyse l'emploi du temps de Richard, commente les différents éléments du dossier auxquels nous avons eu accès. Un travail long et minutieux mais essentiel, au vu des difficultés de cette affaire et des dysfonctionnements de la justice, que nous avons pu constater.
Nous sommes convaincus qu'elle vous permettra de mieux cerner les tenants et aboutissants de ce double drame, le meurtre d'une fillette et le calvaire d'un innocent, enfermé depuis quatre ans alors même qu'il a bénéficié d'un non-lieu.
Nous nous tenons bien sûr à votre disposition pour en parler plus avant avec vous. Sachez que vous pouvez toujours, nous joindre sur la ligne du comité et à partir du 23 novembre sur notre numéro spécial «accueil presse» (suivent deux numéros à Paris et à Grenoble)
Dans l'attente de vous rencontrer, nous vous adressons, Madame, Monsieur, nos salutations les plus cordiales.
PS : Vous trouverez également ci-joint un jeu de photos couleur de Richard Roman»
Dans le même temps se constitue à Villeurbanne un mystérieux groupe de travail, le «RR-DG» Il adresse à toute la presse écrite française un autre dossier similaire où l'on trouve cet aveu : «L'impact des médias comptera sans doute»
D'où la colère du défenseur de Didier Gentil, maître Juramy qui porte plainte pour subornation d'autrui.
A Marseille le juge Claude Choquet est chargé d'établir si ce comité de Villeurbanne ne travaillait pas en sous main, par le biais d'un ancien professeur de Roman et de l'un de ses camarades de collège, avec le comité de soutien.
Car ce groupe de travail n'a cessé depuis 1990, soit deux ans avant le procès, d'adresser des lettres à Gentil - une trentaine au moins - lui enjoignant de soulager sa conscience, de se libérer intérieurement, toutes dans le style du spécimen que je livre ici : «Didier, tu sais si tu es le seul à avoir violenté sexuellement Céline ; si c'est toi qui l'as tuée, si Richard a participé, de quelle manière tout s'est passé. Relèveras-tu ce défi d'une vérité qui te libérerait totalement? Tu peux faire encore mieux que les experts. Tu retrouverais ainsi ensuite plus que la pitié de La Motte du Caire ! Tu pourrais gagner leur pardon et même plus tard leur soutien»
«C'est inadmissible, explique maître Juramy, car ces lettres n'ont pas manqué d'influer directement sur Gentil dont tous les rapports psychiatriques décrivent la fragilité mentale»
Cela pourrait bien entraîner - sans que l'issue du procès ne soit jamais remise en cause - une inspection des services de la Chancellerie afin de vérifier si le droit a été toujours respecté. Et si des pressions n'ont pas eu lieu sur certains avocats, certains magistrats, voire indirectement, sur les jurés, en examinant par le menu le déroulement des audiences, les oublis ou les carences des uns ou des autres.

LE PROCES


Ce lundi 30 novembre 1992, c'est un palais de justice en état de siège qu'ont découvert, au petit matin, les habitués de la place du marché aux herbes de Grenoble.
Plus de cent policiers ont pris place sur les quais, sur les toits, dans les rues adjacentes, dans la salle des pas perdus. Au premier étage du palais, des barrières métalliques ont été installées pour canaliser les foules. Celle des journalistes, comme celle des curieux, sans parler des nombreux témoins cités, ou des jurés appelés à être tirés au sort.
Il faut dire qu'avant cette première audience, le climat était loin d'être serein. L'affrontement idéologicopolitique présent dès l'origine du dossier, couvait. Des rumeurs circulaient selon lesquelles le Front National allait faire venir ses militants par cars entiers, afin de soutenir les parents de Céline, de telle sorte que le père de l'enfant a dû faire cette mise au point : «Nous refusons toute récupération politique. Si les partis politiques veulent nous rendre service, qu'ils le fassent en restant chez eux»
Climat malsain entretenu même par un hebdomadaire à grand tirage ; il proposait à ses lecteurs de participer à ce procès par le biais du 3615, en exprimant ainsi leur opinion sur Minitel par un oui ou par un non, à propos de la culpabilité de Roman. Au point que le procureur général Michel Albarède doit intervenir auprès de «Paris Match» pour faire cesser ce jeu étrange.
La veille, il avait déjà fustigé l'attitude du comité de soutien, et rappelé à celui qui allait être l'artisan de l'acquittement de Richard Roman, l'avocat général Legrand, quel devait être son rôle : «Le parquet doit soutenir l'accusation, nous le ferons sans état d'âme» La suite va prouver que ces directives n'ont pas été suivies.
Ce matin-là, la tension est extrême. A la porte du Palais, place Saint-André, sur un chevalet chargé de fleurs, la photo de Céline attire les regards. Son beau sourire, la France entière le connaît.
Avec ménagement, des policiers guident vers les trois premiers bancs du public, les membres de la famille de Céline, facilement reconnaissables à leurs yeux rougis par les larmes, et le badge qu'ils arborent à l'effigie de Céline surmonté de ces trois mots «Rendez-moi justice»
Le tirage au sort des jurés ne prend guère de temps, mais il suscite des commentaires ; malgré les récusations de la défense, il est composé de deux hommes seulement et de sept femmes, toutes mères de famille, ce qui n'est pas de bon augure pour les accusés. L'appel des témoins va se révéler plus long. Ils sont une centaine : enquêteurs, experts en tous genres, ainsi qu'une cinquantaine d'habitants de la Motte du Caire, familles de la victime ou des accusés.
Pour ne pas les immobiliser tous pendant trois semaines, le président Fournier fixe, avec eux, le calendrier de leur comparution.
Commence alors la longue lecture par le greffier de la cour de l'arrêt de renvoi. La mère de Céline, Joëlle Maurel ne peut le supporter longtemps. Puis on informe les jurés sur la personnalité des accusés, leur enfance, leur adolescence et leur cheminement jusqu'à cet été maudit.
Didier Gentil est né le 12 décembre 1963 en Côte d'Or à Arnay le Duc, d'un père employé aux chantiers navals de La Ciotat comme balayeur, et d'une mère femme de ménage à l'hôpital de Marseille. Ses parents ayant divorcé en 1971, il se retrouve à Marseille avec sa mère et ses deux frères, avant de se voir confié, par ordonnance du juge des enfants, à la Direction Départementale de l'Action Sanitaire et Sociale. Il connaîtra ainsi jusqu'à sa majorité, une bonne dizaine de foyers où on le place. Il se signale vite par une inadaptation à la vie communautaire. Elle se traduit par des vols et des fugues répétées. Gentil est incapable de tout effort scolaire. Il se présente lui-même comme un enfant de la DDASS. Quand on lui donne la parole il présente son enfance sous un jour on ne peut plus noir.
Dans un bégaiement difficilement supportable, les jurés écoutent son plaidoyer sans manifester d'impatience : «Abandonné par ma famille, explique t-il, j'ai ensuite été, partout où je suis passé, exploité, soumis à des brimades. J'ai même dû supporter des sévices sexuels. Une de mes nourrices m'a même violé» Selon les experts, ce viol serait à l'origine de l'important bégaiement dont il est affligé. Tous les témoins de moralité cités viendront dire que sa personnalité est fragile, que son niveau intellectuel frôle la débilité, que son mental est enfantin, et qu'il est - cela a son importance - très influençable. D'autres témoins l'ont employé comme ouvrier agricole. Ils confirment son caractère influençable, tandis que ses chefs à l'armée se souviennent d'un garçon peu sociable, à la limite de la marginalité. Quant aux psychiatres, ils le décrivent comme un être déséquilibré, instable, impulsif. Eux aussi parlent «d'envoûtement de Gentil par Roman, véritable maître à penser auquel il s'identifie de façon magique, à la manière d'un chef de secte»
A la barre sa mère n'a pour lui que des mots durs : «Didier n'est plus mon fils. Je ne lui pardonne pas. Ce qu'il a fait est trop atroce. Mon fils je me l'enlève»
La route de ce marginal est venue croiser celle de Roman au printemps 1988. Roman dont le grand rêve a toujours été d'accueillir ce genre de «cabossé» de la vie. Il est né le 15 décembre 1959 à Ambilly en Haute Savoie, d'une mère infirmière et d'un père militaire de carrière dont la famille de Céline soutiendra toujours, qu'il faisait partie du contre espionnage français. A la retraite du père le couple divorce. En 1980. Cette séparation aurait davantage affecté Richard plus proche de sa mère que ses deux frères. Après la faculté des sciences, Richard entre en 1979 à l'Institut Supérieur d'Agriculture de Beauvais où ses professeurs le sentent attiré par les problèmes d'élevage, le retour à la nature et la réinsertion des jeunes inadaptés. Son mémoire de fin d'études portera d'ailleurs ce titre «Accueil des jeunes inadaptés en milieu agricole»
Après divers travaux comme ouvrier agricole, il achète une ferme en ruines sur la commune de Melve, proche de la Motte du Caire. Il bénéficie pour cela d'une subvention de 108 000 francs du ministère de l'Agriculture. Il vit maintenant de la vente des fromages que lui procure un troupeau de soixante quinze chèvres. Dans le même temps, il s'initie au mode de vie des indiens. Il s'installe au rythme des saisons sous un tipi ou sous une tente de sudation. Cette sorte de sauna - procédé violent - est paraît-il de tradition indienne chez qui il servait de rite initiatique aux adolescents. Il veut le faire partager à tous les marginaux de passage qui lui sont recommandés par d'étranges communautés où il a séjourné. C'est ainsi qu'il a accueilli Didier Gentil au mois de mai 1988.
«Je ne jouais pas au fakir, expliquera t-il aux jurés d'une voix douce et à peine audible, mais, aux plaines, je m'étais construit un jardin extraordinaire, un site merveilleux. J'aimais y marcher pieds nus, parce qu'ainsi on sent mieux la chaleur de la terre et la douceur des petites herbes. Parfois, j'allais danser dans les bois et parler à mes amis les arbres»
Doux illuminé, berger de bonne famille, ou hippie de luxe? Les experts qui défilent à la barre ont bien du mal à l'expliquer. Toujours est il que, peu à peu, ils éclairent la cour sur un aspect troublant voire inquiétant du personnage, cherchant à côtoyer la folie par des expériences de déstructuration pour le moins curieuses. Par deux fois elles l'ont conduit à l'hôpital, pour des crises, des délires exigeant un internement.
Bercé par son rêve de vie communautaire, baigné de philosophie amérindienne vieille de cinq mille ans, Roman est allé encore plus loin ; sans manger, sans dormir durant des jours, il a soumis son corps à des marches sans fin, jusqu'à ce qu'il craque, espérant ainsi, par l'ascèse, découvrir un monde intérieur.
«Je voulais connaître mes capacités. C'est difficile à expliquer, mais je cherchais le silence intérieur. Je ne voyais plus le jaune de la flamme, mais les différentes couleurs de l'arc-en-ciel. La folie n'est pas forcément synonyme de souffrance, mais une forme de bien être. Comme je voulais m'occuper d'enfants autistes, il me fallait devenir autiste moi-même, en faisant ce travail de déstructuration de la personnalité. Plutôt que de faire de longues et laborieuses études de psychologie, j'ai décidé d'expliquer cela de l'intérieur, par l'ascèse. C'était un silence intérieur. Je me suis donné du mal. Il m'a fallu des jours de travail. Mais je n'ai jamais fait dans la recherche de l'horreur, seulement dans le merveilleux»
Après les experts, sa famille vient dire tout le bien qu'elle pense de Richard. Militaire, son père est gêné d'avoir un fils objecteur de conscience ; il tente cependant d'effacer de l'esprit des jurés, l'image plutôt négative qu'ils peuvent avoir : «Au risque de vous décevoir, Monsieur le Président, je ne peux que vous dire que Richard est un garçon normal, qui a grandi dans une famille normale»
Achevant sa déposition par une espèce de prémonition : «lorsque vous connaîtrez mieux le dossier de Richard, vous serez tous persuadés de son innocence»
Son frère, Joël Roman, ne dit pas autre chose : «Je ne partage pas ses théories un peu fumeuses, mais j'ai la conviction de son innocence, au point que ma confiance en la justice de mon pays en a été ébranlée»
Même certitude de son second frère : «Jamais de la première minute jusqu'à présent, je n'ai douté» Quant à sa mère, elle non plus n'a jamais douté de son innocence.
Viennent ensuite les autres témoins. On parle de l'ambivalence sexuelle de Roman ; elle le conduit tantôt vers les demoiselles, tantôt vers les messieurs. Des représentants des deux sexes racontent avec délicatesse ou honte leurs amours réciproques que Roman ne nie plus, même si, lors de son arrestation, il avait nié son homosexualité. Sans doute parce que Gentil avait laissé entendre qu'ils avaient fait l'amour ensemble, juste avant le meurtre de Céline.
A propos des mœurs de Roman, il n'est fait que peu de cas, durant les audiences, du procès verbal, pourtant important, portant le numéro 22 et répertorié sous la cote D 25. On y trouve résumée la perquisition effectuée le 27 juillet 1988 à 20 heures par les gendarmes au domicile de Roman et en la présence constante de sa mère. Passons sur la liste des vêtements saisis aux fins d'analyse et arrêtons-nous sur celle de quelques objets que Roman a reconnu lui appartenir. Avant de signer ce procès verbal, à 0hl5 : «21 revues érotiques, une revue homosexuelle, une revue de bande dessinée à caractère érotique, un journal intime à caractère érotique, une feuille de magazine contenant deux images d'une jeune enfant»
Un prêtre vient dire aux jurés sa conviction de l'innocence de Richard. C'est l'abbé Gérard Bouvier, qui fut son aumônier au lycée Voltaire de Paris, en même temps que le président de son comité de soutien. L'avocat général Michel Legrand - qui n'est pas encore saisi par le doute - lui reproche son comportement : «Comment avez-vous pu, alors que vous étiez cité comme témoin à ce procès, organiser une conférence de presse à Grenoble, quelques jours avant l'audience? C'est indécent ! A croire que les jurés ne sont là pour rien» Et de brandir la brochure du comité intitulée «Un innocent aux assises»
Alors de sa douce voix, Richard Roman s'adresse à la cour : «Je dois dire que je suis entièrement innocent de ce crime qui me révolte. Après le non-lieu je me suis présenté seul devant la justice, alors que j'étais persuadé que j'allais être réincarcéré. J'espère que la cour le reconnaîtra et acceptera mon innocence»
Ces propos font bondir la famille de Céline. Le président Fournier tente de la calmer le mieux qu'il peut. Les parents de la victime s'étonnent que Roman ait pour cette première audience changé de présentation, en attachant ses long cheveux derrière la nuque par un catogan. «C'est pour impressionner les jurés, pour qu'ils oublient l'image de son arrestation et sa tête de fou»
Comme s'il les avait entendu, Roman revient le lendemain sans son catogan, les cheveux épars, comme s'il voulait braver la cour, en reprenant sa figure d'antan.
Viennent les moments les plus durs de ce procès. Dans la salle le silence est total, c'est presque du recueillement. Pas un murmure, pas un chuchotement. Aux premiers rangs du public, surveillés par de nombreux policiers, les proches de Céline sont tendus, crispés, émus, bouleversés. La mère, Joëlle, ne cesse de triturer un mouchoir trempé de larmes qu'elle porte fréquemment à ses yeux. Un de ses proches l'entoure de son bras. L'oncle et le grand-père se lèvent et se rassoient sans cesse, les yeux rivés sur les deux accusés qui ne tournent pas une seule fois la tête dans leur direction. Très digne, la grand- mère pleure en silence, tandis que Gilbert Jourdan, le père, les mâchoires serrées fixe les jurés. Attentifs, ils écoutent en faisant mine de prendre des notes pour ne pas croiser son regard.
Plus l'évolution se fait précise, plus les détails deviennent évocateurs, atroces. Des journalistes aguerris sont obligés de quitter la salle. Joëlle Maurel n'y tient plus. On la soutient. Un médecin dans un couloir, où attend une équipe du Samu, lui insuffle de l'oxygène et lui dispense des calmants. La scène est filmée et photographiée de loin et cette image fera la une des journaux.
Imperturbable, insensible à ces réactions, Gentil raconte en détail comment il a emmené Céline ce soir là, maintient sa rencontre avec «l'indien», décrit la scène du viol, persiste à y mêler Roman et à l'accuser du meurtre, redisant ce qu'il a toujours maintenu : «Je suis certain de ne pas avoir tué cette enfant»
A ses côtés, dans le box, le visage envahi de tics, Richard Roman pleure, se mouche, se bouche les oreilles mais ne proteste pas. Chacun se demande même s'il ne va pas craquer, s'effondrer, ou pour le moins crier, hurler. Car son attitude paraît ambiguë.
Pourtant enfermé une nuit entière avec Gentil après ses accusations, pas une seule fois il n'a crié, ni protesté. Mieux, il ne l'a même pas questionné pour lui demander au moins pourquoi il l'accusait. Étrange retenue.
Après de telles accusations, Didier Gentil s'attendait aux reproches de son ami Richard. C'est ce qu'il écrit dans une lettre adressée au juge Marc Magnon depuis sa cellule 0025 de la prison des Baumettes à Marseille où il était écroué sous le matricule 61397 M. En date du 28 décembre 1988 et enregistrée dans le dossier sous la cote D 241 mais avec le tampon du cabinet du juge portant la date du 2 janvier 1988 et non 1989. La voici fautes d'orthographe et de syntaxe comprises.
«Roman et t'un déséquilibrer mentale, il cache la vérité en soit quare il sait quille n'y a aucune preuve retenut contre lui, alore il ne dit rien. Cela peut durer une éterniter. Je vous jure d'avoire dit la vérité sur Roman Richard quare il le sait très bien ce quille a fait, mais ils vous diras quille n'y est pour rien dans l'espooire d'échapper à la justice. Et pourquoi a til fermé la bouche le soir de nôtres arrivée aux grandes Baumettes. Nous somme rester toute une nuits ensemble dans la maime cellule sens quille ce minifeste quare il savait très bien ce quille fessais. Ce soir l'a je l'aurais tuer pour mavoire mis dans cette affaire, mais l'infirmière nous avez ingecter une dose de sommeil d'un liquide dont je ne connais pas le nom sinont monsieur le juge je l'aurais fait la aux moins je n'aurais pas était enprison pour rien. Alore n'attendais pas de Roman du bien,quare j'en est mal aux cœur de l'avoire connut et je le regrette vraiment il m’écœuré»
Ce comportement étrange, Roman l'a expliqué d'une phrase : «Ce n'est pas dans ma nature et puis j'étais bouleversé par la mort de cette enfant» Dès qu'il parle de Céline, il est en larmes. Un peu comme s'il pleurait sur lui-même.
Devant la cour d'assises, Roman raconte lentement, d'une voix éteinte et feutrée, sa version de la soirée tragique, du moins, son propre emploi du temps. Mais il a été mal vérifié et il n'est donc plus vérifiable :
«Ce soir-là, raconte t-il, ma mère était venue me voir avec ma cousine. Nous avons dîné en famille et vers 21 heures j'ai emprunté sa voiture pour aller acheter des cigarettes à la Motte du Caire tandis qu'elle redescendait avec ma cousine. J'ai bu un verre au café de la poste, suis passé à l'hôtel où logeait ma mère. Elle était déjà couchée. Alors je suis rentré chez moi. Ce n'est que le lendemain que j'ai appris la disparition de Céline. Invité à me rendre à la gendarmerie, je m'y suis présenté au début de l'après midi. J'ignorais tout, jusqu'à la mort de l'enfant. C'est là que mon calvaire a commencé»
Roman évoque ses quarante huit heures de garde à vue controversées. Didier Gentil continue de soutenir qu'elles se sont déroulées sans violence, mais Roman affirme le contraire.
«J'étais debout, attaché par des menottes à un anneau scellé dans le mur. On m'interdisait de m'asseoir, on ne me donnait pas à boire. J'ai été frappé à coups de gifle et de règle. J'avais peur de tomber et d'être frappé à coups de pied dans le ventre, peur de mourir en étant abattu d'une balle de revolver. C'était un véritable cauchemar et si j'ai avoué, c'est que j'étais sous le choc après avoir appris la mort de Céline»
Et Roman d'affirmer que les gendarmes exercèrent de telles pressions sur lui en l'insultant et en le frappant, que c'en était devenu insoutenable :
«J'ai compris qu'ils étaient tous persuadés de ma culpabilité. Alors je n'ai pas eu le courage de résister à toute leur haine, et j'ai pensé aller dans leur sens.
J'étais complètement abruti par la mort de Céline. J'ai perdu la tête, j'ai répété tout ce qu'ils me disaient.
C'était de faux aveux que je passais, en ayant soin de les atténuer par rapport à ce que l'on me demandait de déclarer. La seule déclaration spontanée concerne ma vie. Le reste ils me l'arrachaient. Je me contentais de dire oui, d'acquiescer à leurs questions. Si j'ai avoué, c'est parce que j'étais sous le choc de la mort de Céline. J'ai perdu la tête, au début, et j'ai pensé que devant tant d'insistance, d'assurance et de certitude des gendarmes, j'avais pu avoir un moment d'amnésie ou même une crise de somnambulisme, car je ne pensais pas les gendarmes capables de mensonges en de telles circonstances»
A cet instant du procès, le sort de Roman est encore en balance, parce qu'il se défend mal, se trouble, pleure et s'enfonce même quand on lui demande pourquoi, après quatre heures et demie seulement d'interrogatoire, il avait avoué et demandé alors pardon à Céline :
«J'ai dit pardon à cette humanité de merde, je crois que tout le monde aurait fait comme moi, aurait raconté les mêmes choses pour sortir de ce cauchemar»
Quant aux accusations de Roman qui affirme n'avoir bénéficié d'aucun repos pendant quarante huit heures, la lecture du registre des gardes à vue de la gendarmerie aurait suffi à dissiper ce doute. Mais personne n'en demande la lecture. Pourtant, je le rappelle Richard Roman a bénéficié d'un premier temps de repos, le 27 juillet de 20 heures à 23 heures. D'un second le lendemain de 14 heures à 16 heures. Le même jour, d'un troisième de 19h05 à 19h45 puis d'un quatrième de 20h30 à l heure du matin. Enfin le 29 juillet de 3 heures à 7 heures, puis de 8 heures à 9 heures. Soit quinze heures et dix minutes sur quarante huit heures, sans compter la visite du médecin... Ce qui correspond au temps de sommeil normal pour tout individu de son âge. Mais il est vrai que Roman devait être en état de stress.
Le docteur Christian Jullier vient d'ailleurs dire à la cour que si Roman présentait des signes de fatigue, jamais en revanche il ne s'est plaint de coups ou de sévices. Il ajoute même : «Au cours de notre entretien Roman m'a confié : «Quand on a vu la fille toute nue, on a perdu la tête»»
L'accusé bondit vers le micro disposé devant lui. Il crie : «C'est faux, je n'ai jamais dit cela. Si je l'avais dit, vous l'auriez écrit dans votre rapport»
Pour toute réponse le docteur Jullier sort calmement de sa poche un petit carnet. Il le brandit : «Sur mon rapport, ce n 'était pas mon rôle, mais je l'ai écrit sur ce carnet»
La déposition du médecin accable Roman. Il finit par se souvenir du petit carnet, mais s'en tire par cette phrase devenue chez lui un leitmotiv «J'étais dans une logique d'aveux. Je ne me souviens pas d'avoir passé des aveux à M. Jullier ; ce doit être une phrase dictée par les gendarmes ! » Dans le camp de la défense, c'est la consternation. Mais c'est compter sans maître Leclerc qui, lui, attend le témoignage des gendarmes pour redresser la barre. Il le fait en usant d'une technique éprouvée : il harcèle les représentants de la maréchaussée, cherchant à les mettre en porte à faux à propos des horaires de garde à vue, des temps de repos, de la technique d'interrogatoire, voulant à tout prix leur faire dire qu'ils avaient fait de Roman, le coupable idéal, parce qu'ils ne l'aimaient pas.
Cette joute porte ses fruits. Empêtrés dans leur uniforme, la rigidité de leur règlement, les gendarmes ne savent expliquer à la cour leurs certitudes. D'autant que, dépassés par l'ampleur des passions suscitées par ce fait divers, ils ont omis de réclamer des renforts. Ce qui a nui à la régularité de la procédure.
Mais tout de même, attaqués, critiqués, mis sur le fil du rasoir, ils tiennent bon, rappelant tel le capitaine Perrot : «C'est le procès de la gendarmerie qu'on fait ou quoi? Ce n 'est pas nous qui sommes dans le box des accusés. Il ne faudrait pas se tromper»
Maître Leclerc tente de faire dire aux enquêteurs que l'isolement des deux suspects était mal assuré. Ainsi, pendant la garde à vue, chacun aurait vu et entendu ce qui se passait et se disait dans la pièce d'à côté. Voilà qui explique pourquoi Roman a calqué ses aveux sur ceux de Gentil. Les gendarmes résistent. Avec le maréchal des logis chef Jean-Jacques Ramette, l'agression est plus sérieuse. Le gendarme explique pourquoi Roman était menotté durant son interrogatoire : «Il était violent dans ses propos. J'ai même eu peur, il me faisait penser à un possédé. Je ne sais pas ce que je représentais pour lui, mais il m'en voulait. Roman m'est apparu comme un être possédé qui répondait par des flashes. Il tremblait, me regardait avec haine. Il me donnait l'impression de revivre une scène. Je n'avais jamais vu cela auparavant. Cela fait douze ans pourtant que je suis officier de police judiciaire et je ne souhaite pas revoir une telle scène. Au début de ses aveux, il tremblait de tout son corps. Ce n'était pas le même homme et puis tout à coup, il redevenait normal. Ensuite, il a eu comme un flash, il s'est raidi pour crier qu'il demandait pardon à Céline, à la famille Jourdan, à Dieu, à sa mère. Il était à ce moment là comme illuminé» Réplique de Roman : «C'est Ramette qui m'a dicté cette phrase. Alors j'ai répété ses propres mots. Je les ai dits dans un esprit de compassion et d'humanité, comme le rabbin Sitruck l'a fait après Carpentras»
Roman évoque là la profanation du cimetière juif de cette petite ville du midi. Quelle signification donner à ses propos? On ne le lui demande pas. Et on passe à la reconstitution faite, à la nuit tombante, le surlendemain sur les lieux du crime. Roman persiste à dire que tous ses gestes lui ont été dictés par le procureur Weisbuch : la seconde bête noire de maître Leclerc. La projection du film muet qui en a été fait n'a pas d'impact sur la cour. Les images sont floues, peu convaincantes. Aussi aurait il fallu, pour les conforter, projeter ensuite les photographies prises en même temps sur place, réentendre les témoignages de tous les gendarmes présents, ceux qui ont noté sur procès verbal les faits et gestes et les dires des deux intéressés. Cela aurait peut-être permis d'établir que tout ce qui a été entrepris et mimé ce soir là l'a été sur les indications des deux hommes. Mais cet examen n'a pas eu lieu. Pour une raison obscure, les jurés n'y ont pas droit.
Voilà comment la justice française se déconsidère ; voilà comment bien des crimes appelés à être jugés par nos cours d'assises se soldent par des dénis de justice. Ainsi arrive t-il que des innocents se retrouvent condamnés, ou des coupables acquittés. On ne compte plus les instructions judiciaires bâclées, les crimes non élucidés à la suite d'informations confiées à des magistrats inexpérimentés, exerçant leur autorité sur des policiers ou gendarmes qui souvent ne le sont pas moins. Il suffit ensuite qu'un avocat - dont c'est le rôle - mette en relief les éventuelles anomalies de l'instruction pour que tout s'écroule, et que des dossiers apparemment solides fondent en l'espace d'un jugement comme un château de sable.
Dans l'affaire Céline, on n'a pas jugé utile de faire au moins lire par le greffier de la cour d'assises le procès verbal de cette reconstitution. Rédigé à la main et signé sur les lieux mêmes par treize personnes dont trois officiers de gendarmerie et surtout signé sur place par les deux suspects dont il est mentionné qu'ils ont été amenés séparément à l'endroit du viol et du meurtre sans avoir pu entrer en contact. Ce document est révélateur. Qu'on en juge :
ROMAN : J'ai rencontré Didier sur le chemin du camping.
UN GENDARME : Demandons à Roman de nous conduire sur les lieux mêmes des faits.
ROMAN : Je me souviens qu'en y allant, il y avait des jets d'eau qui fonctionnaient mais je ne peux vous dire si c'est le verger de droite ou de gauche. J'ai placé la R5 à cet endroit là.
UN GENDARME : Mentionnons que le témoin nous indique la deuxième allée du verger de gauche.
ROMAN : J'étais au volant et Didier avait Céline sur les genoux sur le siège avant, on est sorti.
UN GENDARME : Demandons à Roman de nous conduire sur les lieux même de l'action.
ROMAN : Céline nous accompagnait.
UN GENDARME : Mentionnons que Roman nous indique la dernière allée du verger à hauteur du premier et du deuxième arbre.
ROMAN : Là nous avons attrapé Céline.
UN GENDARME : Lui demandons de préciser le geste.
ROMAN : On a roulé par terre et nous nous sommes retrouvés dans cette position chacun d'un côté de Céline. Je l'ai pénétrée par devant tandis que Didier l'a pénétrée par derrière.
UN GENDARME : Faisons prendre un cliché.
ROMAN : Céline était un peu plus couchée que sur le cliché. Ensuite. Didier est parti. J'ai ramassé Céline et l'ai reposée là.
UN GENDARME : Mentionnons que l'endroit indiqué est à environ 3 mètres du précédent.
ROMAN : Céline était évanouie. Je ne me souviens pas si elle avait crié avant. J'ai ramassé une grosse pierre.
UN GENDARME : Mentionnons que Roman nous présente une pierre qui, selon lui, est ressemblante à celle utilisée. Faisons préciser par le témoin comment il a lancé la pierre et faisons placer sous scellés la pierre désignée. Constatons qu'à cet endroit se trouvent de nombreuses pierres du même type.
ROMAN : Ensuite, je suis retourné très vite à la voiture. J'ai reculé. Je n 'ai plus vu Didier. Je suis parti de suite.
UN GENDARME : Mentionnons qu'il est 22h30 et clôturons nos opérations.

Cette lecture là n'a pas été faite au procès. Pas plus que celle concernant la même reconstitution effectuée un peu plus tôt à partir de 20h40 avec le seul Gentil. Pourtant elles correspondent aux détails - gestes et déclarations - de Richard Roman peu après.
Le juge Bonnet vient témoigner. Après le procureur Weisbuch. On entend aussi un maître chien, un photographe amateur et tous les témoins de La Motte du Caire. Ces dépositions vont conduire l'avocat général Legrand à se montrer de plus en plus troublé.
Pourtant, ce qui trouble le plus l'avocat général, de même que tous les participants au procès, est l'étrange déclaration faite, sans crier gare, par Didier Gentil, le 11 décembre au matin.
Ce jour-là, le principal défenseur de Gentil, maître Juramy ne participe pas aux débats. Comme chaque jour Gentil a voulu avant l'audience s'entretenir avec l'un de ses avocats dans les locaux du petit dépôt du palais de justice de Grenoble. En l'absence d'Henri Juramy, son assistant, maître Saint-Pierre, s'y est rendu. Après cet entretien d'une demi-heure, Gentil demande la parole. Dans un long monologue, plus bègue que jamais, il égrène des phrases qui détonnent chez cet être simple décrit par les psychiatres comme un benêt. Des phrases lourdes de conséquences pour l'avenir du procès et pour celui qui les prononce. Car elles l'accablent un peu plus et déchargent presque Roman. Gentil explique ainsi sa déclaration :
«Maître Saint-Pierre est venu me voir et nous avons parlé pour voir si je n'avais pas rêvé que Richard était présent. La cour croit que Roman que j'accuse n'est pas coupable. Je ne sais pas si je bute sur la réalité ou si je bute sur ma vie intérieure. J'ai peut être rêvé que Richard était présent. Je l'ai toujours vu avec moi. Je garderai toujours ce souvenir que Roman était là. Alors il y a peut être une hypothèse : Roman était dans ma tête et pas sur les lieux. Je voudrais voir mon psychiatre»
Le procès vient de chavirer, d'autant que Gentil ajoute : «Je demande pardon à Roman, à sa famille, à la famille de Céline»
Les avocats de Roman ne s'y trompent pas. C'est pour eux la victoire puisque l'avocat général enchaîne aussitôt : «Je ne peux plus maintenant soutenir contre lui une telle accusation»
C'est le coup de théâtre. Les journalistes se précipitent sur les téléphones. Tous omettent de remarquer que cette semi confession ressemble très exactement à ce que de mystérieux correspondants lui demandaient de faire depuis plusieurs mois. On ne voit pas, ou plutôt on entend pas que Gentil persiste à dire : «Je sais que j'ai violé une enfant, mais je ne vois pas le meurtre. Le jet de pierre et le camouflage du corps, je les rejette sur Roman» Pour terminer sur une phrase désormais célèbre : «Je ne me sens ni coupable ni responsable»
Curieux propos dans la bouche d'un illettré, étranges contradictions et singulière initiative ressemblant fort à un téléguidage. Si elle a fait basculer le procès elle ne résout rien pour autant, puisque Gentil, contrairement à ce que certains ont laissé entendre ou voulu croire, n'a jamais, ni ce jour là ni un autre, avoué le meurtre de Céline. C'est peut être là que réside une erreur judiciaire. La notion d'erreur judiciaire peut en effet fonctionner dans tous les sens : un innocent peut être condamné à tort ou l'inverse. Et le coupable d'un crime réel peut se trouver chargé d'un autre sans raison.
Dans une lettre postée le 8 juin 1993 à la prison de Varces où il est interné, courrier qu'il adresse au juge Choquet, Didier Gentil signale que, depuis cette pseudo confession de nombreuses lettres lui sont parvenues dans sa cellule. On lui demande d'innocenter totalement Roman en précisant ses aveux commencés lors du procès.

LA FRAGILITÉ DES TÉMOIGNAGES

A la barre de la cour d'assises, des témoins ont modifié les déclarations qu'ils avaient faites au lendemain du drame, tant devant les gendarmes de La Motte du Caire, que plus tard dans le cabinet des juges d'instruction successifs de l'affaire. D'où l'accusation de faux témoignages dans un procès où seul compte ce qui s'y dit, à charge pour le ministère public de poursuivre d'éventuels faux témoins. Passons donc en revue certaines des dépositions qui ont apporté de l'eau au moulin de la défense de Roman. Sans le vouloir forcément.
Christian Célérier est de ceux là puisqu'on affirmant avoir vu Roman à une heure qui l'innocente, soit 21h30, il trouble la Cour en faisant exploser une bombe : «Le 4 août suivant, le chef Ramette m'a convoqué pour une seconde déposition, me disant que mon horaire ne correspondait pas à sa procédure, qu'il ne fallait pas que j'aide un salaud. Du coup j'ai avancé, à sa demande, dans ma seconde déposition mon témoignage d'une heure soit 20h30» Cette déclaration de M. Célérier étonne. L'avocat général se dresse : «II faut savoir si c'est une enquête ou bien une chasse au coupable. Il y a ici un homme qui risque de partir pour trente années en prison, parce qu'on l'a d'emblée désigné comme coupable»
Rappelé et confronté au témoin, le maréchal des logis chef Ramette nie avoir exercé cette pression. De même un autre gendarme d'Aix en Provence, nie avoir agi de même par téléphone. On en reste là. L'incident est clos. Christian Célérier, qui n'en avait jamais parlé, était allé trouver le juge favorable à Roman, M. Bonnet. Il lui avait remis trois photos d'un coucher de soleil prises par lui, affirmait-il, le fameux soir où il avait croisé Roman. C'était, d'après lui, une preuve de sa bonne foi. Une aubaine pour le juge. Pourtant, durant le procès, plusieurs experts viendront dire qu'en aucune façon ces clichés n'ont pu être pris ce soir là, mais datent plutôt de juin ou d'août. Une ombre sur la sincérité du témoignage du photographe amateur.
Ce revirement fait suite à une série d'autres qui ont également paru douteux. D'abord les témoignages de plusieurs habitants de la Motte du Caire venus dire à la Cour qu'ils se sont trompés dans leur première déposition. Quatre années plus tard ils se souviennent mieux des faits... En 1988, tous ces témoins avaient innocenté Roman en affirmant l'avoir aperçu au village vers 21hl5 - 21h30.
A la barre, leur souvenir devient plus précis : «Non, non, c'était bien vers 20hl5 -20h30 que nous l'avons vu au village», comme si tous s'étaient concertés pour faire concorder leur version avec celle du père et du grand-père de Céline qui ont toujours parlé de 20h30.
L'horaire est pourtant capital dans ce dossier. Car de deux choses l'une, ou Richard Roman n'a été vu qu'une fois à la Motte du Caire, vers 21h30 et il n'a pas pu commettre le crime horrible dont on l'accuse, ou bien on l'a vu deux fois, d'abord à 20h30 (avant le crime), puis à 21h30. Dans cette seconde hypothèse, il a eu le temps d'accomplir l'acte qui lui vaut d'être assis aux côtés de Gentil dans le box des accusés.
Ce décalage inattendu de la part des témoins irrite l'avocat général : «Je constate que le temps se déplace curieusement. Et si je m'aperçois qu'il y a un mouvement général de glissement des heures toujours dans le même sens, comme pour rendre service, il ne faudra pas s'étonner si le verdict ne plaît pas à la Motte du Caire»
Avertissement déguisé peut être, doublé d'un autre à l'intention de la famille de Céline : «C'est bien joli de faire parler la morte par haut parleur dans les rues de Digne, pour désigner un coupable. Moi j'appelle ça des vautours»
Des propos qui ont fait bondir toute la famille de la victime.
Il devient clair que parmi les jurés, ces témoignages de complaisance doivent être mal ressentis. A trop vouloir prouver, on ne prouve plus rien. On peut même redouter l'effet contraire. L'accusation repose sur les témoignages de ceux qui ont vu arriver Roman vers 20h30, tandis que d'autres l'ont vu quitter le village vers 21h30. Il était en proie à une agitation inexpliquée. Les premiers témoignages sont crédibles. Certains ont vu Roman arriver au café de la poste à 20h30. Le 28 juillet à 9 heures le matin, le père de Céline déclare au gendarme Bernard Michel : «Richard Roman s'est présenté dans mon établissement le 26 juillet vers 20h30. J'ai même été surpris de le voir arriver à bord d'un véhicule alors que d'habitude, il se déplace sur son âne» Même précision de la part du grand-père de Céline, André Jourdan, enregistrée le même jour, par le même gendarme, à llh45 : «A 20h30 le 26 juillet, Richard Roman est arrivé sur la place du village au volant d'une voiture. Il s'est mis à la terrasse pour y commander une demi-pression»
Il est intéressant de souligner qu'à cet instant Roman était loin d'être revenu sur ses aveux. On voit donc mal pourquoi les parents de Céline auraient imaginé un tel horaire. D'autant qu'un autre témoin dit la même chose. Il n'a aucun lien avec la famille de Céline. Pierre Martinez est retraité. Le soir du meurtre, il était à la terrasse du Bar de la Poste. Interrogé le lendemain, à 21h37 par le gendarme Bernard Mouisel, il déclare : «Hier au soir, vers 20h30, j'ai vu arriver Roman en voiture et nous avons bu un verre ensemble en terrasse»
A eux seuls, ces trois témoignages devraient suffire. Mais la défense de Roman sait exploiter les excès des proches ou des voisins de la famille de Céline. L'accusation évolue en sa faveur. De plus, Pierre Martinez, plus connu au village sous le surnom de Cacao, est mort entre temps. Vient alors à la barre un petit homme barbu, aux lunettes d'intello, le juge Yves Bonnet. Celui qui a remis Roman en liberté avant qu'il ne soit réincarcéré. Sa déposition est reçue comme une véritable plaidoirie en faveur de Roman, presque un réquisitoire contre une enquête dont il affirme qu'elle a été menée en dépit du bon sens. Il estime que la recherche des preuves scientifiques a été négligée au profit des aveux à tout prix et n'hésite pas à accuser gendarmes et procureur et même ses quatre autres collègues de l'instruction :
«Je suis totalement persuadé de l'innocence de Roman. Si j'avais eu le moindre doute, je ne l'aurais pas remis en liberté. Pour moi, il a craqué psychologiquement durant sa garde à vue. S'il a avoué, c'est sous la pression des gendarmes. Mon devoir est de dire qu'il s'agit pour lui d'une erreur judiciaire car je n'ai pas comme modèle Ponce Pilate. Je vous le dis, Roman est innocent »
Le juge Bonnet balaie d'un geste les questions que s'apprêtent à lui poser les parties civiles, et se livre à une attaque en règle de la justice et de ses mœurs :
«Accepter pour preuve des aveux, c'est le retour au Moyen Age. Ses aveux lui ont été arrachés, dictés par les gendarmes et le procureur. Attention, vous courez à l'erreur judiciaire. Richard Roman, j'en suis sûr, est innocent»
Roman n'en demandait pas tant. Bonheur pour les uns, indignation chez les autres. Le juge Bonnet a su faire impression.
Plus simple et combien plus dramatique est la déposition de la mère de Céline. Déchirante, elle ne va cependant rien changer. Car on juge des faits non des sentiments. Elle parle pourtant avec ses larmes et son cœur : «Je suis la maman de Céline. Je ne viens pas pour témoigner mais pour parler de ma fille. Elle aurait onze ans aujourd'hui. Elle avait de si grands yeux qu'ils lui mangeaient le visage. La dernière image que je conserve d'elle date du jour de son départ pour La Motte du Caire. Derrière la vitre de la voiture, elle agitait sa main et m'envoyait des baisers. J'entends ici parler d'innocence et de perpétuité alors que l'innocence c'était Céline et la perpétuité c'est mon chagrin»
Témoignage bouleversant, achevé par cette question d'une mère en larmes : «Lequel de vous deux a tué ma fille? regardez-moi ! » Aucun des deux ne l'a regardée, aucun ne lui a répondu.
Gilbert Jourdan, le père de Céline tente à son tour l'impossible : «Ce jour là, elle me disait en sautillant avec sa nouvelle robe : «Regarde comme je suis belle ! » Ensuite je ne l'ai plus revue. Aujourd'hui je suis à bout, cela a assez duré. Je ne veux pas à tout prix deux assassins mais je sais qu'il était là à 20h30 et pas plus tard comme il le prétend. Pourquoi n 'avoue t-il pas aujourd'hui comme il l'a fait le premier jour ? »
Un autre témoin contribue à semer le doute dans les esprits. Le maître chien Zaoui Elbachir qui fut appelé dans la nuit avec sa bête pour rechercher Céline. Savamment interrogé par les défenseurs de Roman, il indique à la cour ce qu'à partir du glissement des débats, elle voulait entendre. Son chien n'avait, ce soir là, jamais perdu la piste de Céline. Ce qui prouverait, selon cet expert cynophile, que l'enfant n'a pu monter dans une voiture et que par conséquent il n'y a pas eu de voiture sur les lieux. Or accepter telle quelle cette thèse, c'est oublier qu'avant le pistage Didier Gentil a caressé la chienne Minz au café du père de Céline, qu'il a effectué plusieurs fois ce trajet à pied et que la chienne, si bonne flaireuse fût-elle, a arrêté sa traque à cinq mètres du cadavre de Céline sans la découvrir. Seulement, à ce moment du procès, la thèse de l'innocence de Roman a déjà fait son chemin. Placardés dans les kiosques, sur le chemin qu'empruntent chaque matin les jurés, les titres de la presse s'en font l'écho :
«Et si Roman était innocent...»
«Le doute s'installe autour de Roman...»
«Crescendo vers l'acquittement...»
«Si Richard Roman est acquitté...»
La déposition de Paul Weisbuch, le procureur qui a dirigé l'enquête et y a même participé durant quarante huit heures avant de faire désigner un juge d'instruction, est très attendue. Elle doit être l'un des grands moments du procès. Or, le jour même de son intervention, une nouvelle bombe est lâchée dans «Libération» Ce quotidien, tous les participants au procès, y compris les jurés, le parcourent souvent avant l'audience. On y trouve un entretien de la journaliste Dominique Conil avec Paul Weisbuch. Il a eu lieu à Lyon deux mois avant le procès, lors d'un rapide déjeuner au cours duquel il n'a pas été question de publication. Et surtout pas durant les audiences de la cour d'assises.
Publié, le compte rendu de cette conversation à bâtons rompus est un coup de pouce donné à Roman. Dominique Conil est une amie de maître Leclerc. Son article a l'effet attendu. De témoin, Paul Weisbuch se retrouve presque l'accusé.
Dominique Conil parle de bavure judiciaire imputable à une erreur d'appréciation du magistrat :
«Y… est soupçonné de recel de faux billets, écroué. Certificats médicaux en main, Y… explique qu'il doit subir une importante opération des yeux. Paul Weisbuch, lui, a une conviction : l'homme est coupable et son histoire d'œil est du «cinéma» Il bloque toute possibilité d'intervention chirurgicale. Quatre ans plus tard, lavé de tout soupçon mais marchant avec une canne blanche, Y… aveugle reçoit l'indemnisation la plus importante jamais accordée à un innocent depuis le notaire de Bruay en Artois : 200 000 Francs» Et Dominique Conil d'achever son article par cette phrase prémonitoire : «Une fois encore, dans la carrière de Paul Weisbuch, sa «conviction» risque d'être mise à dure épreuve aujourd'hui»
Prompte à renier ses idoles d'hier la presse va tirer à boulets rouges contre le procureur. Pourtant, digne, le magistrat retrace pour les jurés ce qu'il fit durant les quarante huit heures de la garde à vue. Certes, il reconnaît avoir été bouleversé par la mort atroce de Céline : «Le spectacle de cette enfant a été pour moi un choc. Et la première chose que j'ai faite a été de me recueillir avant de redevenir un professionnel sans émotion et retrouver la sérénité que doit avoir un magistrat» Puis, pendant de longues heures, Paul Weisbuch raconte à la Cour comment s'est déroulé l'interrogatoire des deux hommes à la gendarmerie : «Durant toute leur garde à vue, non seulement les deux accusés n'ont pu communiquer entre eux, mais jamais le contenu de leurs interrogatoires réciproques n'a été transmis à l'autre enquêteur. Ce qui veut dire que le gendarme qui interrogeait Roman ignorait tout de ce que disait de lui Gentil, dans une autre pièce, et vice et versa. Des interrogatoires séparés donc sans interférence et qui correspondaient pourtant, à quelques détails près»
Paul Weisbuch explique à la cour quels éléments ont été recueillis pour conforter ces doubles aveux : traces de griffures sur les deux hommes, béance anale sur le cadavre de la fillette correspondant à l'importance du sexe de Roman. Ces précisions n'ont d'autre effet que de déchaîner la colère de maître Leclerc, et même de l'avocat général. Comme s'ils voulaient donner l'impression d'être sur la même longueur d'ondes.
Chacun sent le procureur Weisbuch fatigué. Il est debout à la barre depuis quatre heures et comprend mal de se retrouver critiqué, invectivé, accusé par l'avocat de Richard Roman d'être à la source des ennuis de son client. Il s'excuse de quelques trous de mémoire sur des faits datant de plus de quatre ans. D'autant qu'en qualité de témoin il n'a pas le droit de consulter des notes.
Le président de la Cour ne saisit pas cette occasion pour lire le procès verbal de la déposition faite par le témoin, le 1er juillet 1991, devant le président de la chambre d'accusation de la cour d'appel d'Aix en Provence. Voilà qui aurait éclairé les jurés sur la façon dont s'est déroulée la reconstitution du crime. Voici comment le procureur l'avait expliqué précisément :
«En effet, j'avais donné comme instruction que les déclarations de Gentil ne soient pas lues à Roman et réciproquement. J'avais interdit également toute mise en présence. J'avais même demandé que physiquement l'un et l'autre ne puissent correspondre en garde à vue à La Motte du Caire. De sorte que Gentil n'a pas su ce que Roman disait et Roman s'inquiétait de savoir ce qu'avait exactement déclaré Gentil. Le but de la reconstitution était donc de vérifier la coïncidence éventuelle des versions des faits de chacun. Le premier point était de localiser exactement les lieux du crime. Pour ma part, compte tenu de ce qu'avait déclaré Gentil, je me suis rendu préalablement vers le torrent. Après examen des lieux je pensais que le crime avait pu être commis dans le verger de droite où j'avais trouvé des pierres semblables à celle utilisée pour fracasser la tête de l'enfant. J'avais trouvé en plus des mégots de cigarettes pouvant correspondre aux déclarations de Gentil qui affirmait avoir fumé un joint. Gentil d'abord. Roman ensuite m'a conduit non pas dans le verger de droite mais dans le verger de gauche au même endroit à une allée près, alors que personne n'avait songé à cet endroit. Non seulement ils n'ont pas été guidés mais, s'agissant de Roman, les gendarmes ont reçu l'ordre exprès de ma part de tous se placer derrière lui. De sorte que la procession était conduite par Roman qui était en tête. En effet les gendarmes qui venaient d'assister à la première reconstitution auraient pu tenir pour acquis les indications de Gentil. En ce qui concerne la participation de Roman à cette reconstitution, je l'ai averti des raisons pour lesquelles je la conduisais ainsi, je lui ai dit que j'avais pris acte de ses aveux mais que pour moi il importait de vérifier si matériellement ce qu'il me disait était possible. Il m'a répondu qu'il comprenait cela car il avait lui-même l'esprit scientifique. Il va sans dire que s'il avait refusé, cette reconstitution n'aurait pas été possible.
En ce qui concerne la pierre que j'ai fait placer sous scellés pendant cette reconstitution, il s'agit d'une pierre qu'il m'avait désignée. Dans un premier temps, il avait pris une petite pierre qui se trouvait à côté du mannequin car je lui demandais de refaire son geste. Il m'a indiqué qu'il s'agissait en fait d'une pierre beaucoup plus grosse et plutôt ronde et il m'en a désignée une de ce type qui se trouvait un peu plus loin. C'est alors moi qui ait mimé son geste sur ses indications, un cliché photographique a d'ailleurs été pris : toute la scène a d'ailleurs été filmée en vidéo. Un procès verbal a été dressé de ce placement sous scellés de la pierre désignée. Je n'ai posé aucune question à Roman durant la reconstitution. L'invitant à reconstituer ses gestes spontanément. Comme des points de divergence existaient entre sa version des faits et celle de Didier Gentil, j'ai demandé aux enquêteurs de poursuivre l'audition de Roman et de Gentil en ce sens. Roman a alors donné des indications d'une extrême précision qu'il n'avait pas fournies lors de la reconstitution. Je tiens à rappeler que les reconstitutions en question se sont succédées chacune hors la présence de l'autre mis en causé»
La lecture de cette déposition est omise. Du même coup le film muet, tourné à chaud et projeté aux jurés ne paraît pas convaincant. Malaise. Le procureur est même suspecté d'avoir dicté à Roman ses faits et gestes.
L'article de «Libération» porte ses fruits. Notamment, cette réflexion de Paul Weisbuch à Dominique Conil : «Je suis un peu un Ayatollah, un peu psychorigidé» Paul Weisbuch raconte sa jeunesse avec son père qui se cachait dans le Vercors pour échapper aux Allemands. Il est plus tard le président de la Liera pour les Hautes Alpes ; «Être juif dans les écoles de campagne, vous ne savez pas ce que c'est. Il faut déjà ne pas se détruire. C'est ma petite histoire de juif, et encore même pas un vrai, un bâtard...» Ses propos ne lui sont pas pardonnés, pas plus que ses certitudes au moment de l'enquête, même s'il se basait sur des aveux confortés par de nombreux témoins qui ont vu Roman par deux fois ce soir là au village, par les traces de gouttes d'eau sur sa voiture, par le rapport d'autopsie attestant d'une corrélation entre les blessures constatées sur la fillette et l'anatomie de Roman. «Et je n'avais pas encore en main à cet instant, précise le procureur, les analyses des cheveux et de la terre retrouvés dans sa voiture» Harcelé par les défenseurs de Roman comme par l'avocat général, Paul Weisbuch est à deux doigts de s'en aller, persuadé d'être tombé dans un piège. Le moment lui semble venu de moucher ceux qui l'accusent. Ce qu'il dit devrait provoquer l'arrêt du procès pour vice de forme : «Par honnêteté. Monsieur le Président, je dois vous dire que depuis la chambre des témoins, nous entendons tout ce qui se dit ici, et surtout si l'on parle fort»
L'incident devrait être un motif de cassation car l'article 325 du code de procédure pénale stipule clairement que les témoins doivent être isolés et ne rien connaître des débats avant de déposer. Paul Weisbuch explique qu'il signale cette anomalie, parce que des témoins ont fort bien pu modifier leurs dépositions après avoir entendu celles de leurs prédécesseurs. Ce qui reste évidemment à démontrer. Mais, c'est vrai, d'autres témoins ont avant eux dressé de Richard Roman un portrait peu flatteur. Ainsi un retraité, Jacques Vallot, qui l'a aidé dans ses travaux, et quitté par peur : «Parce qu'un jour, il a égorgé son chien. Il le portait dans ses bras, il est allé dans sa cave et je l'ai vu le dépecer avant de broyer sa chair dans son mixer. Alors j'ai eu peur et j'ai demandé à un ami de venir me chercher»
Un autre témoignage est lu par le Président. Il s'agit cette fois d'un adolescent que Roman a connu deux ans avant le crime dans un lieu de vie et qui raconte les pratiques homosexuelles de «l'indien» Antoine Davendorfer, un ancien éducateur de ce centre, confirme cette tendance à la pédophilie de l'accusé. D'autres, son homosexualité. Celle-ci est certifiée par des psychiatres comme le docteur Glezer. Un autre, le docteur Boukson, précise que Roman était prédisposé à devenir un chef de secte : «Il avait un fort ascendant sur Gentil, comme sur toutes les personnes qui venaient chez lui. C'est ainsi, ajoute t-il que commencent les sectes» Or, lors de ses premiers aveux, Didier Gentil n'a t-il pas affirmé que le soir du drame, Roman lui avait demandé de lui amener une jeune fille pour la sacrifier en hommage à une divinité Inca...?

RÉQUISITOIRE ET PLAIDOIRIES


Parvenu ou presque au terme de ce procès, il aurait été logique de trouver des parties civiles soudées, des avocats unis représentant la mère, le père, les oncles ou les grands-parents de Céline, ou encore des associations comme «Enfance et partage» ou la «Ligue nationale pour la protection de l'enfance martyre» Au premier jour du procès, les robes noires n'étaient pas moins de sept, pour demander réparation et condamnation des deux accusés. Or avant les réquisitions de l'avocat général on les sent soudain hésitantes, divisées. Il est devenu évident que Michel Legrand, représentant du parquet sera indulgent à l'égard de Roman. Avant qu'il ne requière, nombreux sont ses collègues de Grenoble à lui suggérer la prudence. Tous sont inquiets de la dérive du procès et du glissement progressif de l'accusation. Une conversation amicale a lieu dans un bureau du palais de justice entre plusieurs magistrats soucieux de prodiguer de bons conseils à leur collègue. Celui-ci a mal reçu cette intervention en forme de pression et s'est irrité de cette démarche corporatiste. D'autant que son supérieur hiérarchique, le procureur général Albarède, a envisagé de prendre sa place en plein procès, en allant s'installer dans le fauteuil de l'accusation. On le disait inquiet de voir son subordonné abandonner peu à peu le rôle pour lequel il a été désigné. Mais craignant la campagne que ne manqueront pas de déclencher les défenseurs de Roman et son comité de soutien en criant au scandale, au coup monté, le procureur général Albarède a fini par renoncer à ce projet. Ce qui, par la suite, ne va pas l'empêcher d'interdire à Michel Legrand de commenter son réquisitoire au micro des radios périphériques, comme il s'y était engagé auprès de leurs représentants. Ensuite il devra quitter le palais de justice protégé par un cordon de police, tant le père de Céline lui en veut. Alors, comme s'ils avaient eu connaissance de ce flottement au sein de l'accusation, les avocats des parties civiles montent au créneau en ordre dispersé, se disant tous plus ou moins troublés par l'évolution des audiences. Sauf, bien évidemment, maître Garaud, nostalgique de la peine capitale et pourfendeur des assassins d'enfants, le seul ou presque à rester persuadé de la culpabilité des deux hommes.
Maître Yves Éric Massiani préfère ne pas plaider, justifiant son attitude par le fait que le président Fournier a rejeté ses trois requêtes :
- Une nouvelle reconstitution.
- L'audition du juge qui a réincarcéré Roman après sa mise en liberté.
- Un nouvel examen psychiatrique de Didier Gentil.
«Je crains, suggère t-il, que l'on n'aille à l'acquittement de Roman alors qu'aucun de ces doutes n'a été levé»
Quant à Me Michel Paliard, devant la famille de Céline médusée, il va jusqu'à devancer l'avocat général :
«La vérité judiciaire de ce dossier fait que vous serez amenés à acquitter Roman»
Celui-ci n'en demande pas tant, tandis que devant ce monde à l'envers, Me Alain Lhote ne sait plus trop quoi plaider. Il le fait cependant dans une grande et belle plaidoirie, laissant tout de même planer le doute en s'adressant directement à Roman :
«Êtes-vous l'homme innocent accusé par un pantin judiciaire et broyé par une garde à vue ? Êtes-vous un supplicié de la religion de l'aveu ? Si vous êtes innocent, j'ai de la compassion pour vous. Si vous êtes coupable, il vous faudra vivre avec l'image de l'enfant et vous vous enfermerez dans une prison intérieure dont nul ne pourra jamais vous délivrer»
A cet instant, Richard Roman pleure. Il n'est pas le seul.
L'avocat de la mère de Céline, le bâtonnier Raoul Légier, ne profite pas de l'instant et n'a pas ces accents émouvants qui seuls peuvent retourner un jury. Il n'a pas de haine non plus dans ses propos. Comme beaucoup d'autres, le doute l'habite mais, coincé par sa cliente qui n'en a aucun, il s'en tire par une suggestion:
«J'ai la conviction profonde que les deux hommes se sont, ce soir-là, rencontrés. Peut-être Roman n 'a t-il rien fait de mal ? Mais alors, qu'il lève ce voile de mystère et il pourra être acquitté au bénéfice du doute»
Au nom du père de Céline, maître Jean-Michel Pesenti, se lève à son tour. On attend de ce jeune espoir du barreau marseillais plus que des battements de cils et, sinon de grandes envolées, du moins une démonstration éclatante de la culpabilité des deux accusés. C'est, en tous les cas, ce qu'espère son client Gilbert Jourdan. Or, en guise d'envolées, il ne quitte guère sa branche, tout en se plaçant dans le sens du vent : «Messieurs les jurés, par pitié, soyez justes»
Ainsi, la brèche est-elle béante pour le réquisitoire du ministère public. Michel Legrand n'a plus qu'à s'y engouffrer, glissant, si l'on peut dire, sur le banc de la défense, par des propos qui provoquent le départ immédiat de la salle d'audience, de toute la famille de Céline dont la maman, une fois encore doit avoir recours au SAMU. Ce qui lui évite d'avoir à entendre des mots auxquels personne n'aurait songé trois semaines plus tôt :
«Roman, dans votre dossier je n'ai rien trouvé. Je n'y vois ni preuve, ni indice. C'est pourquoi je demande aux jurés de prononcer votre acquittement»
Certes, depuis plusieurs jours, Michel Legrand n'a caché à personne qu'il en arriverait là, menaçant même des témoins trop complaisants à ses yeux, fustigeant aussi les enquêteurs, sans ménager non plus son collègue le procureur Weisbuch, avec ces propos lourds de conséquences :
«Le chef Ramette et le procureur Weisbuch ont amené à la justice quelqu'un contre lequel il n'y avait pas de preuves»
A ce propos il est permis de se demander pourquoi M. Legrand, qui avait bien dû jeter un coup d’œil sur le dossier avant d'accepter le siège de l'accusation, ne s'est pas aperçu plus tôt de la vacuité de ce dossier ? Et surtout pourquoi, au vu de ce même dossier, il s'en est allé, un mois auparavant, assurer le père de Céline de la condamnation de Roman ? Que n'a t-il avant l'audience, dénoncé l'inutilité d'un tel procès avant de le prétendre truqué ? Que n'a t-il crié au scandale pour dire que vingt personnes, des gendarmes, gradés ou non, un procureur et cinq juges d'instruction s'étaient trompés ou avaient menti, voire falsifié la vérité ?
Cette prise de position tardive ne laissera pas d'inquiéter et de poser question : ne fallait-il pas le dire avant, plutôt que de courir le risque d'expédier aux enfers un innocent ?
Que des jurés découvrent un dossier au fil des audiences, c'est le principe même de la cour d'assises, mais qu'un avocat général, censé l'avoir étudié, avoue que celui-là est vide de charges, est pour le moins étrange. La réponse à ces questions n'est certes pas pour demain, mais les propos du magistrat, en plein prétoire, ont laissé chez ses pairs et au sein de la gendarmerie des cicatrices qui ne se fermeront pas de sitôt. Ne les a t-il pas en effet suspecté tous, sinon de malhonnêteté du moins d'incompétence ? Ne serait ce que par ces derniers mots :
«On ne peut pas résoudre une affaire criminelle et faire le procès d'un homme en se basant sur son regard, sur ses pieds nus et sur son drôle de chapeau. Ce n'est pas un élément à charge, c'est du subjectivisme. On ne peut pas condamner sur de vagues impressions»
II va encore plus loin, l'avocat général Legrand quand il termine son réquisitoire :
«Est-ce que dans ses aveux, lorsqu'il a adressé une prière à Dieu, il n'avait pas un revolver sur la tempe ? »
Propos qui sont encore commentés dans bien des brigades de gendarmerie. Dès lors, le trio composant la défense de Roman n'a plus qu'à enfoncer le clou. Tous trois rendent hommage à l'avocat général avant de déclencher un second tir de barrage.
Maître Henri Leclerc, d'abord, contre la presse dont il sait pourtant se servir en cas de besoin. Il l'accuse de lynchage médiatique, allant même jusqu'à fustiger le manque d'impartialité des confrères qui ont suivi ce triste fait divers dès son origine, à une époque où il ne s'était pas encore vu confier le dossier par la famille Roman. Contre les gendarmes ensuite, qui n'ont pas été de taille à assurer une telle enquête et qui, selon lui, ont fait de Roman un coupable simplement parce qu'ils ne l'aimaient pas.
«Parce qu'il était différent, souligne maître Molla, qu'il préférait la compagnie du lièvre et du sanglier à celle des hommes, parce qu'il dansait dans les bois et parlait aux arbres. Parce qu'il était sale et sentait mauvais et que ses fromages n'étaient pas bons»
Enfin, contre le procureur Weisbuch : «Je vous en veux d'avoir confié à des gendarmes bouleversés, la responsabilité d'interroger Roman. Je vous en veux de l'avoir laissé seul avec le chef Ramette, car les aveux qu'il a recueillis, non seulement ne tiennent pas, mais prouvent son innocence»
Le sort de l'un des accusés pratiquement réglé, il reste à défendre le second : Gentil. Pas facile avec, à l'inverse de Roman, une défense divisée. D'un côté, Henri Juramy bien décidé à charger Roman pour éviter le pire à son client. De l'autre, maître Saint-Pierre, de Lyon, et Corinne de Romilly, d'Aix en Provence, tous deux entrés dans ce dossier grâce à maître Juramy qui va s'estimer trahi par ses deux jeunes confrères.
En pleurs, maître de Romilly préfère renoncer à prendre la parole, se refusant à charger un homme, devant de toute évidence, être acquitté un peu plus tard. Maître Saint-Pierre, lui, n'hésite pas à disculper Roman. Il sait pourtant qu'adopter cette attitude revient à enfoncer celui dont il est en principe, chargé de tout faire pour alléger sa peine. Il réclamera cependant aux jurés, avec beaucoup d'émotion car son talent est certain, les circonstances atténuantes, expliquant que toutes les statistiques prouvent que 60 à 70% des enfants violés - ce qui a été le cas de Gentil - reproduisent un jour ou l'autre leur souffrance sur autrui.
Plaidant en dernier, Henri Juramy n'abonde pas dans ce sens. Il souhaite démontrer que Gentil, s'il est un violeur n'est pas un tueur. Cette démarche va le contraindre, à l’encontre de son prédécesseur, à charger le plus possible Roman. Durant près de deux heures, aux limites de l'épuisement, il se livre avec fougue, talent oratoire et imprévisibilité, à un véritable réquisitoire contre le berger des plaines. Seul moyen pour lui, du moins l'espère t-il, de tirer Gentil de l'ornière dans laquelle l'ont enfoncé, durant trois semaines, tous les acteurs de ce procès quels qu'ils soient, et qui tous, pour sauver Roman, ont fait de Gentil le bouc émissaire.
Henri Juramy, de sa voix puissante à l'accent inimitable que n'aurait pas reniée Raimu, utilise toutes les ficelles, les astuces, voire les outrances de ce métier qu'il connaît sur le bout des doigts pour le pratiquer depuis trente ans. Tant et si bien que sa plaidoirie sera le seul réquisitoire du procès, faisant planer sur les jurés le spectre de l'erreur judiciaire s'ils devaient condamner pour meurtre son client :
«Ce verdict d'acquittement que l'on vous réclame pour Roman, vous placera entre le guêpier et le nœud de vipères. Le guêpier, parce qu'il ne satisfera personne, et surtout pas la famille de Céline. Le nœud de vipères, c'est que l'on apprenne un jour la vérité dans des conditions atroces si Roman devait être libéré. Ce serait un verdict de malheur et j'ai bien peur que ce l7 décembre 1992, à Grenoble, la justice française ne soit marquée d'une pierre noire ! »
Prenant la défense des enquêteurs et du procureur, Henri Juramy s'emporte :
«Ils ont été attaqués par mes confrères d'en face et par l'accusation. C'est un scandale ! Monsieur Weisbuch est un homme honnête. Mais quand un gendarme «souffleur» et un procureur «SS» ne savent pas les choses, ils ne peuvent pas les souffler. Si Roman a avoué certains détails, c'est qu'il était le seul à les connaître»
Puis rappelant certains témoignages relatant une violence latente chez Roman, l'avocat s'adresse aux jurés comme dans un sketch :
«Vous avez quelqu'un dans vos relations qui a égorgé son chien, l'a dépecé pour le broyer ensuite dans son mixer ? Vous avez beaucoup de vos amis qui écrasent des rats sur la table, au beau milieu de leurs convives ?
Vous en connaissez de vos fréquentations qui écrasent des poussins sous leur pied devant des enfants ?
Moi je vous dis qu'un homme capable de toutes ces violences est capable de bien d'autres»
Et de reprendre ensuite les sept points, qui selon lui, font de Roman un coupable : «Le cheveu dans la voiture ; le cheveu sur son pull ; la terre dans sa voiture ; les gouttes d'eau sur son toit ; ses mensonges ; ses aveux ; les témoins»
«Ne foulez pas aux pieds ces témoins, s'écrie Henri Juramy. Si vous l'acquittiez, ce verdict remettrait le feu aux poudres. Vous êtes en train de commettre l'erreur de votre vie. Et si vous l'acquittez, il ne le sera qu'ici, car toute la France le sait coupable. Ce serait une faute majeure»
Délaissant quelques instants Roman, l'avocat s'intéresse à son client pour soutenir qu'il n'a pu agir seul, mais bien sous l'influence de son gourou, de son maître à penser : Roman.
«Vous ne lui ferez jamais dire qu'il a tué, parce qu'il n 'a pas tué, même si d'étranges missionnaires ont fait pression durant des mois sur lui, en l'inondant de lettre le suppliant d'innocenter Roman»
Enfin l'avocat ne veut pas terminer sa plaidoirie réquisitoire sans s'en prendre à l'entourage de Roman.
«Je ferai Camerone, je tirerai jusqu'à ma dernière cartouche pour dénoncer un verdict fabriqué. Les amis de Roman ont cherché à le sacraliser. C'est tout juste s'ils ne réclament pas pour lui le mérite national. Ce que l'on a vu ici, c'est de la comédie humaine, une lame de fond à coups de médias qui veut depuis des années l'acquittement de Roman, une lame de fond préparée depuis longtemps et qui a tout submergé grâce à un comité de soutien qui a manipulé la presse, un juge et qui risque de vous manipuler aussi. Attention à ne pas rendre un verdict sous influence»
Un long silence suit cette dernière envolée. Les parents de Céline se prennent à rêver qu'elle va renverser le cours des choses. Maître Juramy conviendra quelques instants plus tard, qu'elle n'a pas eu assez de poids sur les magistrats de la cour.
«Il est beaucoup trop tard. J'ai été beaucoup trop seul. Seul contre tous. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Je ne lâcherai jamais Gentil car moi, je sais qu'il n'a pas tué Céline»

LIBERTÉ

Richard Roman se retrouve libre le 17 décembre 1993, après plus de quatre années de prison durant lesquelles, à l'en croire, il a plusieurs fois touché le fond. Souvent humilié, frappé même selon ses dires par les gardiens de prison, d'autres fois par les détenus qui ont une sainte horreur de ceux qu'ils surnomment les «pointeurs» et horreur également des tortionnaires d'enfants.
Libre mais obligé de se cacher aussitôt, redoutant la vengeance de ceux qui restent persuadés de sa culpabilité. Et dont le raisonnement est simple pour ne pas dire simpliste : «A la voix d'un juré près, il serait aujourd'hui en prison pour trente ans. Comment voulez-vous qu'on le croie innocent? »
C'est donc sous protection policière que Richard Roman quitte la prison de Varces une fin d'après midi de décembre non sans accorder quelques mots aux représentants de la presse accourus pour une interview qui n'a rien d'improvisée :
«Je suis tellement démoli socialement, relationnellement. Il me faudra renaître. Je voudrais vivre à la campagne de nouveau, être amoureux. Je voudrais avoir des enfants. Je crois que pendant dix ans je vais partir de la France pour aller aider un pays en voie de développement»
Pas de confidences ce soir-là, puisqu'il a été décidé qu'il les réserverait aux journalistes amis, ceux qui l'ont soutenu, transformant souvent leurs articles en plaidoyers plutôt qu'en comptes rendus. C'est ainsi que deux jours plus tard, on découvre la photo de Roman aux côtés d'un cheval au galop et près des siens, de ses avocats comme des membres de son comité de soutien. Photo prise dans une propriété de Crolles, dans l'Isère, près de Grenoble, lors d'un raout préparé de longue date, bien avant le verdict. Photo parue dans «Libération», puis «L'événement du jeudi» et «Le journal du dimanche» dans lesquels Roman s'explique sur son attitude à l'audience, qui avait paru trop tranquille :
«C'est mon tempérament, je ne suis pas très exubérant. Et je priais beaucoup. Je n'ai jamais autant prié que pendant le procès. Le fait de pleurer c'est ma façon de réagir. Une larme c'est aussi un cri. Je ne sentais pas l'hostilité de la salle. C'est le premier matin qui a été le plus dur, avec la lecture de l'arrêt de renvoi. J'ai dit : ce n'est pas la vérité. Ensuite j'ai beaucoup regardé la mère de Céline, même si elle ne m'a pas vu. Mais je ne pouvais pas la fixer, ça aurait été pire. Le moindre cillement d'elle me faisait pleurer»
Plus tard, Richard Roman s'est en quelque sorte adressé aux parents de Céline par le truchement de «L'événement du jeudi», alors que jamais durant le procès il n'a songé à le faire, ne serait ce que pour leur crier son innocence. Pas même le jour où la mère de Céline est venue déposer à la barre en se tournant vers lui, suppliant dans un sanglot : «Je veux savoir qui a tué mon enfant»
Ce n'est qu'après sa mise en liberté que l'on a donc pu lire des propos que les parents de Céline auraient souhaité entendre avant. «C'est trop tard aujourd'hui, a expliqué Gilbert Jourdan. Qu'il nous fiche la paix, qu'il se taise, qu'il fasse silence. S'il a des comptes à demander qu'il s'adresse à la justice. Qu'attend-il d'ailleurs pour exiger des réparations? Pourquoi n'engage t-il pas un procès en responsabilité contre les gendarmes? Qu'attend-il pour mettre en cause le juge d'instruction qui l'a placé en détention? Où sont les actions contre le procureur Weisbuch? Il faut que lui-même ou ses avocats aillent jusqu'au bout et que les plaintes soient déposées, sinon comment voulez-vous que nous admettions le verdict de Grenoble? »
Le père de Céline a raison. Richard Roman a parfaitement droit à des indemnités, droit de demander réparation à la société qui l'a emprisonné pour rien, durant quatre ans. Pour cela, il a du adresser une requête à la commission d'indemnisation, actuellement présidée par Jean Dardel et composée de magistrats de la cour de cassation.
Une réparation difficile à chiffrer car il a fallu tenir compte du préjudice moral et financier subi par Roman. Il n'existe bien évidemment aucun barème puisque, selon les justiciables, les indemnités varient pour un même temps de détention. D'autant qu'en ce qui le concerne, la commission a fort bien pu estimer qu'en passant des aveux «même forcé» il a également une part de responsabilité dans sa détention. Mais peut-être la commission aura t-elle été plus généreuse en raison de la publicité faite autour de ce drame durant des années. Et puis comment estimer l'argent qu'un marginal, vivant en pagne et pieds nus en élevant des chèvres, a perdu. C'est évidemment plus aisé pour un PDG ou un OS salarié.
A titre d'exemple, la commission a récemment alloué 50 000 F à un homme emprisonné durant quatre ans pour un hold-up dans les Bouches du Rhône qu'il n'avait pas commis Et 20 000 F à une femme après deux ans de prison pour un assassinat auquel elle était étrangère. Le plus célèbre indemnisé reste Jean-Marie Deveaux, puisque la loi qui accorde réparation aux victimes d'erreur judiciaire porte son nom, la loi Deveaux. Il avait été accusé du meurtre barbare d'une enfant de huit ans, Dominique Bessard, la fille d'un boucher de Bron, près de Lyon, chez lequel il travaillait comme commis. Il avait dix neuf ans. La cour d'assises du Rhône l'avait condamné à vingt ans de réclusion le 7 février 1963 mais celle de Dijon, après huit ans de prison, l'avait acquitté lors d'un second procès, le 27 septembre 1969.
Là encore c'était le fruit d'un long combat mené en partie par un visiteur des prisons, un père jésuite aujourd'hui avocat, le père Robert Boyer, épaulé, c'est vrai, par le talent d'un ténor du barreau de Lyon André Soûler. Ils avaient été soutenus par une sorte de comité de soutien composé de journalistes tel Frédéric Pottecher, d'écrivains comme Bernard Clavel et Daniel Same, d'ecclésiastiques, de ministres tels Louis Joxe, Jean Foyer ou René Capitant, et même d'un policier M. Chavalor, directeur honoraire de l'école nationale de police de Saint Cyr Au Mont d'Or.
Depuis 1805, il avait été le premier justiciable bénéficiaire d'un second procès sur pourvoi du garde des Sceaux «dans l'intérêt de la loi et du condamné» Et pourtant, comme Richard Roman, il était passé aux aveux complets, donnant des détails sur la mise à mort effroyable de l'enfant, éventrée et égorgée avec un couteau de boucher.
Premier en France à bénéficier d'un second procès, mais premier également à bénéficier, après son acquittement, de la loi dédommageant les erreurs judiciaires. En 1972, la Trésorerie générale lui avait versé 125 000 F, une indemnité calculée pour ses huit ans de prison sur la base du salaire d'un commis boucher. «Cette somme est dérisoire à côté de la souffrance que j'ai endurée» avait seulement déclaré à l'époque Jean-Marie Deveaux.
D'autres, comme Roland Agret, ont pu bénéficier de cette loi. Il avait été acquitté le 25 avril 1985 à Lyon après avoir été condamné le 28 avril 1973, par la cour d'assises du Gard, à 15 années de réclusion pour le meurtre d'un garagiste dont il aurait été le commanditaire. Devant ses juges de Lyon, il avait expliqué que son combat était une affaire d'honneur et pas d'argent et qu'il renonçait à se faire indemniser. Par la suite, il avait, par l'intermédiaire de son avocat maître Guy Berman, introduit une demande devant la commission d'indemnisation pour un montant jalousement tenu secret. Là encore, cet acquittement n'avait été que le fruit d'un long combat de l'accusé. Grèves de la faim, ingestion en cellule de stylos et de 17 manches de fourchettes ou de cuillères, nécessitant plusieurs interventions chirurgicales. Agret n'avait pas hésité à se couper, à deux reprises, les phalanges de deux de ses doigts de la main d'où le titre de son livre relatant son combat : La justice à deux doigts près. Le tout appuyé par l'action de l'écrivain Claude Mauriac et du père dominicain Jean Cardonel entre autres.
Depuis, Roland Agret se bat pour tous ceux qui se révoltent contre la Justice, ou qui, comme lui crient soit au complot, soit à l'erreur judiciaire. Ainsi est-il venu à Grenoble soutenir les trois gitans accusés d'un meurtre et d'un viol, dans le procès baptisé par la presse «Le trio à la 205 rouge» Ce qui n'a pas empêché la Cour de condamner les trois hommes malgré leurs dénégations. Et si certains jurés avaient pu avoir des doutes, les propos entendus par les gendarmes dans le fourgon qui les ramenait en cellule après le verdict, propos aussitôt notés sur procès verbal, ont dû les rassurer : «Je t'avais bien dit qu'on aurait dû la buter cette salope» Ils parlaient ainsi de la jeune femme à qui ils avaient fait subir les derniers outrages, ce qu'ils avaient énergiquement contesté durant tous les débats. Mais le procès était fini.
Fini aussi celui de Richard Roman qui savoure désormais sa liberté retrouvée, non sans avoir repris son errance. Et comme il ne possède aucun repère, il semble avoir du mal à retrouver son équilibre, son monde n'étant semble t-il pas le nôtre. Mangeant à n'importe quelle heure, habitant chez l'un un jour et le lendemain chez l'autre.
Tantôt en ville, tantôt à la campagne, supportant mal les appartements et la vie civilisée. Par deux fois déjà il a craqué. La première a été cachée par ses proches mais la seconde est parvenue aux oreilles de la presse qui en a fait mention le 13 mai 1993 par des titres qui n'ont, à l'époque, pas fait réagir ses défenseurs : «Richard Roman sombre dans la folié» «Parisien Libéré» «Richard Roman interné» «Le Dauphiné Libéré» et «Le Progrès», «Roman a fini par craquer» «France-Soir».
Dans la nuit du 23 au 24 avril 1993 en effet l'équipage d'un car de police découvre Roman pieds nus, criant, gesticulant, tenant des propos incohérents à caractère religieux dans le 5ème arrondissement de Paris.
«Libération» sous l'inévitable signature de Dominique Conil et un titre informatif «Séjour psychiatrique pour Richard Roman» explique : «En fait Richard Roman, après avoir harangué les passants pendant quelques heures à proximité de l'Institut du Monde Arabe, a été ramassé par Police Secours et conduit à l'infirmerie de la Préfecture. Son état confusionnel - et non un diagnostic de dangerosité - lui a valu de se retrouver hospitalisé. Un épisode délirant comme il en a déjà connus, et sur lesquels il avait dû s'expliquer lors du procès fleuve de Grenoble. Les sorties de prison sont souvent difficiles, celle de Richard Roman sans doute plus que d'autres. Innocenté mais contraint de vivre discrètement en raison des menaces qui pèsent sur lui, libéré, mais pas plus inséré socialement aujourd'hui qu'hier, il a d'abord traversé une phase euphorique, avant d'accuser un sérieux contrecoup. Entouré par ceux qui l'ont soutenu lors de son affaire, transformé physiquement, il est venu en février remercier son comité de soutien. Souriant, détendu, il ne ressemble plus à l'homme photographié dans le box, au regard trop pâle sous les flashes. Comme il l'avait annoncé lors de sa sortie de prison, Richard Roman effectue des démarches pour quitter la France. Son séjour parisien prolongé précipitant sans doute le phénomène de décompensation lié au stress du procès. Richard Roman traîne dans les Halles, s'enthousiasme pour un Imam rencontré dans un foyer, dort chez les uns et les autres et s'éloigne de son comité de soutien. Il décide alors de ne plus accorder d'entretien et d'une manière générale de ne plus parler de «l'affaire» Il ne supporte pas qu'on veuille organiser ou normaliser son existence mais n'est guère en situation de la gérer lui-même. Comme en atteste l'interpellation de l'Institut du Monde Arabe : un de ces «troubles à l'ordre public» fréquents mais qui trouve un tout autre écho lorsqu'on s'appelle Richard Roman»
Entré le 24 avril à l'hôpital de Maison Blanche, Roman quitte cet établissement dix sept jours plus tard. Non sans que son avocat, maître Leclerc commente ce séjour :
«Quand un homme comme lui, fragile, a subi ce qu'on lui a fait subir pendant quatre ans, ce n'est pas très étonnant qu'il dérape un peu» Propos recueillis par le «Parisien Libéré» daté des 15 et 16 mai 1993 comme ceux de Gérard Bouvier, le président de son comité de soutien : «C'est un être complètement démoli. Ses quatre ans de prison, les soupçons qui le poursuivent encore, les rumeurs, le procès ont laissé des traces indélébiles. Et le mal ne fait qu'empirer. Lorsqu'il est sorti de prison, lavé de l'accusation d'avoir tué la petite Céline, il était bien. Il pensait pouvoir refaire sa vie. Mais la réalité est dure. Personne en France ne voudrait l'avoir comme voisin. Qui lui donnera du travail? Le passé est toujours là. Toutes les tentatives se sont soldées par des échecs. Alors il vit au jour le jour, et les issues semblent de plus en plus lointaines. Il ne supporte aucune structure. Dans un appartement il déplace tout, devient vite difficile à supporter. Il n'aime que les animaux et les plantes. Il avait, pendant dix ans, réalisé son rêve avec sa bergerie de La Motte du Caire, et on lui a cassé son rêve et sa vie. Il ne retrouvera peut-être jamais son équilibré»
A l'issue de cet incident, son frère Joël tient à peu près les mêmes propos. Et tous ses proches d'ajouter en forme de réquisitoire : ce qu'on lui a fait subir n'est sans doute pas étranger à tout ça.
C'est tout juste si ses proches ne laissent pas entendre que cette crise n'est que la conséquence du drame auquel il a été mêlé et dont on l'a blanchi. C'est oublier que, par deux fois avant le drame, Roman avait été hospitalisé : du 28 mai au 22 juillet 1982 à Clermont dans l'Oise, puis du 22 au 27 juillet de la même année à Dijon. Ce qu'il a d'ailleurs admis au cours de son procès. Les deux fois il avait tenté une «expérience» en pratiquant l'ascèse. Sans manger et sans dormir, en marchant sans cesse, il avait voulu aller jusqu'au bout de lui-même par une expérience de folie délibérée. Cette recherche de la destruction de sa personnalité devait lui permettre de «gagner en mobilité psychiatrique»
Une double expérience qui n'a pu, chez ce personnage fragile, que laisser des séquelles, même si son incarcération et son procès n'ont fait qu'en rajouter.

L’AUDIENCE CIVILE

Lors des procès d'assises, les audiences civiles se déroulent la plupart du temps dans la foulée. Parce qu'elles n'intéressent guère que les parties civiles en quête de dommages et intérêts, il est bien rare que les journalistes y traînent leurs guêtres. En général, elles se déroulent sans effets de manches, à mots couverts, dans une ambiance feutrée, les avocats se bornant à déposer leurs conclusions, chiffrant les préjudices subis, qu'ils soient moraux, financiers ou ceux du prix de la douleur.
Si le 17 décembre au soir, cette audience s'était déroulée, comme de coutume, quelques minutes après le verdict des jurés, la sérénité y aurait sans doute gagné, évitant ainsi, six mois plus tard, de raviver des plaies béantes. Mais c'est sans doute pour éviter des incidents en maintenant dans le palais de justice une certaine pression que le président Foumier a estimé devoir repousser à plus tard cette audience là.
D'autant qu'il fallait prévoir une sortie de prison médiatique pour Richard Roman, suivie d'une mini conférence de presse sous l’œil des caméras de la télévision. Rencontre avec la presse prévue depuis plusieurs jours déjà, tant la famille de Roman, ses avocats et son comité de soutien étaient persuadés de son acquittement. En accord avec le parquet général, des journalistes proches de Roman avaient, avant le réquisitoire de l'avocat général, préparé un registre sur lequel ont dû s'inscrire tous ceux qui souhaitaient se trouver éventuellement à cette sortie de prison très protégée. Cette liste «d'accrédités» a été ouverte quatre jours avant la fin du procès, c'est à dire bien avant les plaidoiries des avocats de la défense et par conséquent bien avant la délibération des jurés.
Comme si le sort des deux accusés avait été décidé à l'avance, comme si les trois magistrats de la cour savaient, avant que les jurés se décident, ce qu'ils allaient décider.
C'est en raison de ce verdict quasi programmé que l'audience civile n'a pas eu lieu à l'issue du procès comme c'est pourtant la coutume. Six mois plus tard, c'est vrai, les passions étaient retombées. Pas de jurés le 8 juin 1993 au matin, que des magistrats. Trois : le président Foumier et deux assesseurs, moins de policiers dans la salle, moins de gendarmes dans le box, trois au lieu de neuf. Moins de journalistes aussi. Et surtout un seul accusé, Didier Gentil. Moins d'avocats également, mais un nouveau venu, Gilbert Collard, du barreau de Marseille, remplaçant maître Pesenti dont le père de Céline n'a plus voulu.
La cour a très brièvement entendu quelques parties civiles, réclamant le franc symbolique pour «Enfance et partage», 500 000 F pour la mère de Céline, Joëlle Maurel, mais les réclamant au seul Didier Gentil, celui-ci étant le seul condamné.
Seulement, avec maître Collard, il allait en être tout autrement. S'appuyant sur la jurisprudence et sur un récent procès qui a vu une boulangère de Reims acquittée pour le meurtre d'un jeune beur, mais condamnée à verser à sa famille des indemnités, l'avocat marseillais a brandi l'article 372 du Code de procédure pénale. Qui stipule que la partie civile «dans le cas d'un acquittement, peut demander réparation du dommage résultant de la faute de l'accusé telle qu'elle résulte des faits qui sont l'objet de l'accusation»
Or, pour maître Collard donc pour le père de Céline, la «faute civile» de Richard Roman découlerait de «l'influence considérable qu'il exerçait sur Gentil qui le percevait comme un gourou, comme un mage vivant»
Du coup, Richard Roman, bien qu'absent juridiquement et physiquement, s'est retrouvé à nouveau au centre des débats. Et maître Collard de s'appuyer sur les rapports des psychiatres estimant «que Roman soit ou non coauteur du délit, on peut affirmer qu'il a eu sur Gentil une influence considérable de nature à dissoudre un surmoi bien précaire, à libérer des pulsions sexuelles latentes au nom d'une idéologie ésotérique à finalité obscure»
Ainsi maître Collard a t-il posé d'emblée l'affirmation de la responsabilité morale de Richard Roman reprenant ses propres termes : «C'était l'accès à une certaine folie qui m'intéressait, plutôt que la folie elle-même qui est toujours limitée. Je voulais arriver à une maîtrise de cet accès. Dans un certain sens, mon but était de vérifier l'accessibilité à la folié» Et pour démontrer l'influence de Roman sur Gentil, il a rappelé les propos de Gentil décrivant Roman : «Avec lui, j'étais comme un automate, obéissant au doigt et à l’œil. Il aurait pu me faire faire n'importe quoi» Et d'ajouter : «Quand on vient chez lui, on ne sait pas quand on repart, on oublie tout, les lois, les interdite» Il ne fait aucun doute, selon maître Collard que Roman a exercé sur Gentil un envoûtement : «Sans Roman, la personnalité criminelle de Gentil n'aurait pu éclore. On est responsable quand on agit sur autrui» En conséquence l'avocat a demandé à la cour que Richard Roman soit déclaré responsable du dommage résultant de sa faute et qu'il soit condamné à verser à la famille Jourdan la somme de 500 000 F.
Arguments qu'ont balayés évidemment les défenseurs de Roman, dénonçant le «terrorisme intellectuel» de maître Collard, qui s'obstine, ont-ils précisé, à réfuter la décision des jurés de l'Isère, et qui «continue à diaboliser et à accuser un innocent. Il faut laisser tranquille Richard Roman qui reconstruit aujourd'hui son corps, son âme et sa vie dans une clandestinité indigne»
Il faut noter que dans les jours qui ont précédé cette intervention, maître Collard a reçu plusieurs appels téléphoniques d'avocats et de journalistes cherchant à faire pression sur lui pour l'inciter à renoncer à sa démarche.
Au moment où les défenseurs de Roman demandaient qu'on le laisse tranquille, Didier Gentil a bondi dans son box, ce qu'il n'avait jamais fait durant les trois semaines du procès : «J'en ai marre. Je n'ai pas tué Céline. C'est Roman le coupable. Si la justice l'a acquitté, c'est son affaire. C'est lui, Roman, qui a tué la petite» Une colère ponctuée de coups de pieds, de coups de poings et d'insultes envers le président, colère vite maîtrisée par les gendarmes présents, mais que son avocat, maître Juramy, a aussitôt reprise à son compte. Pour rappeler que ce cri d'innocence avait toujours été le sien, même quand certains ont cru ou voulu entendre le contraire.
C'est vrai que lorsque durant le procès de décembre, Didier Gentil a eu cette phrase curieuse «j'ai peut-être rêvé que Richard était présent. Je l'ai toujours vu avec moi. Je garderai toujours ce souvenir que Roman était là. Je n 'arrive pas à l'expliquer. Il y a peut-être une hypothèse. Roman était dans ma tête et pas sur les lieux, il s'est empressé d'ajouter : «Mais si je l'ai violée, en tout cas je ne l'ai pas tuée» Seulement cette dernière précision n'a guère été relevée parce qu'à cet instant le procès avait déjà basculé.
Maître Juramy revient donc à la charge car il espère voir le procès de Grenoble annulé par la cour de cassation et entend faire acquitter son client lors d'un éventuel second procès. Acquitté du meurtre de Céline mais pas du viol qu'il reconnaît. La loi, qu'il connaît bien, lui interdisant d'évoquer une éventuelle culpabilité de Roman, au point que, si second procès il y avait eu, Roman n'aurait pas comparu une seconde fois, maître Juramy s'en est allé dans sa démonstration, avec une grande prudence, procédant par insinuations. Le procureur général Michel Albarède l'avait d'ailleurs mis en garde contre tout débordement, qui aurait pour conséquence de débattre du fond, et donc de contester le verdict rendu par la cour d'assises de Grenoble.
Ce qui n'empêche pas l'avocat d'asséner avec force : «Mon client, à l'heure actuelle, doit bénéficier, au regard de la loi, comme tout justiciable, dans la mesure où il s'est pourvu en cassation, de la présomption d'innocence. Et tout ce que je pourrais évoquer légalement pour sa défense sera évoqué. Car je serais infidèle à ma mission d'avocat si j'agissais autrement» Il en appelle en conséquence au témoignage d'un médecin vacataire de la prison des Baumettes, le docteur Robert Sebaoun qui aurait recueilli, lors de l'une de ses visites, des confidences de Richard Roman d'une importance capitale, tout du moins pour la défense de Gentil. Et cela deux ans après la mort de Céline, c'est à dire hors de la pression des gendarmes ou de sa fameuse logique des aveux.
Des confidences si graves que le docteur Sebaoun, avant de se confier à la justice, avait pris le soin de consulter le Conseil de l'ordre. Et ce n'est qu'après avoir obtenu son accord, ainsi que la déontologie l'exige, que le médecin a consigné entre les mains du procureur adjoint de Marseille, Mme Baudron, une lettre destinée au président de la cour d'assises de Grenoble, Dominique Foumier. Nous étions le 4 décembre 1992, ce qui veut dire que le procès avait déjà commencé.
Cette précision est importante car elle explique que ce document n'ait pas pu figurer parmi les pièces constituant le dossier versé aux débats de Grenoble, qui seules pouvaient être utilisées pour éclairer les jurés. Cela peut paraître idiot, mais la France étant un pays de droit, il faut y respecter le droit.
Seulement ce même droit autorise un président de cour d'assises à lire des documents parvenus en cours d'audience et ce, en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Il ne l'a pas fait, pas plus que ne l'a demandé l'avocat général Michel Legrand pourtant qui en avait eu connaissance. Au point d'affirmer en public qu'il avait un joker dans sa manche pour faire condamner les deux accusés. Affirmation, niée par la suite dans une controverse avec le procureur adjoint de Lyon, Paul Weisbuch, pourtant témoin. Controverse sur laquelle nous reviendrons. Maître Juramy, à l'audience civile enfonce le clou pour dire que ce document escamoté lui servirait pour faire acquitter son client du meurtre de Céline si le verdict de Grenoble était cassé ce qui n'a pas été.
«Vous auriez dû faire citer ce témoin à l'époque» a répliqué le procureur général oubliant curieusement qu'à l'époque, maître Juramy avait justement demandé à la cour de le faire citer, ce qui lui avait été refusé. Il est vrai qu'à l'époque le procureur général n'occupait pas le fauteuil du parquet.
Il sera intéressant de connaître un jour le contenu de cette lettre, témoignage bombe à n'en pas douter, mais, qui a fait long feu parce qu'occulté.
Quant au docteur Sebaoun, interrogé par des journalistes, il a invoqué le devoir de réserve pour refuser de fournir le moindre détail sur les confidences que lui a faites Richard Roman, deux ans après le drame. «C'est comme médecin exerçant à la prison marseillaise des Baumettes que j'ai été amené à le rencontrer. Ensuite, j'ai agi en accord avec le Conseil de l'ordre. Je n'ai pas le droit d'en dire plue»
Seul un second procès aurait pu lever ce voile. Il n'aura pas lieu, le pourvoi de Gentil déposé par maître Juramy ayant été rejeté. L'avocat se faisait pourtant fort de faire devant une autre cour d'assises, acquitter son client du meurtre de Céline : «On se serait trouvé ainsi, explique t-il avec un acquittement de mon client et la cour d'assises de Grenoble aurait alors pu prendre le nom de ce théâtre parisien qu'on appelle l'Ambigu, puisque l'affaire Céline serait devenue un meurtre sans coupable, ce qui s'est déjà vu»
Comme il fallait s'y attendre la cour d'assises de l'Isère, bien qu'elle se soit donnée quinze jours pour délibérer, n'a pas retenu le recours du père de Céline. Le 21 juin au matin, elle a rendu son arrêt dans un désintérêt général, comme si tous les protagonistes de ce drame avaient depuis longtemps compris que «la chose était entendue»
Au point qu'à 9h30, heure de la convocation, la salle était quasiment déserte. Il y manquait même l'accusé Didier Gentil que la justice avait tout simplement oublié de faire sortir de sa cellule. Le temps de s'en apercevoir, d'alerter la prison de Varces, d'y expédier une escorte gendarmesque, l'audience a débuté avec une heure et demie de retard pour ne durer que cinq minutes, le président Foumier se bornant surtout à dire, ce qui était prévisible le rejet de la demande du père de Céline ainsi explicité :
«Considérant qu'il ne résulte pas des débats que les griefs articulés par certaines des parties civiles contre Richard Roman, tenant, à son mode de vie, à sa sexualité, à ses lectures et à ses quêtes spirituelles et philosophiques, sont constitutifs de fautes civiles, ou sont de nature à avoir eu l'influence que, reprenant des déclarations de Didier Gentil, leur attribuent ces parties civiles sur la personne de ce dernier, considérant qu'il ne résulte pas non plus des débats que ces griefs sont en relation de consulter avec les faits dommageables dont les parties civiles demandent réparation, la cour déboute les consorts Jourdan de leurs demandes formulées contre Richard Roman»
Ce jour là, Richard Roman a donc été acquitté pour la seconde fois. Et Gentil condamné également pour la seconde fois, mais à payer des dommages et intérêts à tous les membres de la famille de Céline.
Je ferai grâce au lecteur du détail des sommes allouées aux uns et aux autres, mais il faut savoir tout de même, que seule l'association «Enfance et partage» à obtenu ce qu'elle réclamait, à savoir le franc symbolique. Le père, les grands parents paternels et les oncles de Céline n'ont obtenu que 320 000 F alors qu'ils en souhaitaient 500 000, tandis que les sommes allouées aux proches de la mère de Céline ainsi qu'à elle-même, ne se sont élevées qu'à 730 000 F contre l 900 000 réclamé. Autant de sommes que devra prendre à sa charge le Fond de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions, prévu à cet effet, Didier Gentil, insolvable, étant incapable de s'acquitter de ces règlements.
C'est donc au matin du 21 juin 1993 que s'est achevée l'affaire Céline dans l'indifférence générale. Seul un avocat était présent contre quinze en décembre, huit journalistes au lieu de cinquante. Quant à la famille de Céline, connaissant sans doute à l'avance la décision de la cour, elle n'avait pas pris le chemin de Grenoble. Continuant à espérer connaître un jour la vérité autrement que par un second procès qui lui a indirectement été refusé.
Quelques jours après cette décision de justice, Didier Gentil prenait une nouvelle fois sa plume. Cette fois à l'adresse du président Foumier qui venait de le condamner pour la seconde fois. Lettre mystérieusement demeurée secrète mais qui a été versée cependant au dossier expédié à la cour de cassation.
Gentil, en termes très clairs y reconnaît une nouvelle fois le viol de Céline, y redit une nouvelle fois son innocence dans ce qui a suivi ce viol et accuse une nouvelle fois Roman d'avoir commis le meurtre, mais en donnant des faits une nouvelle version : «Contrairement à ce que j'ai déclaré le jour de mon arrestation, je n'avais pas rendez-vous ce soir là avec Roman. C'est tout à fait par hasard que nous nous sommes rencontrés. Parce qu'il me cherchait, ne m'ayant pas vu à la bergerie alors que je devais m'occuper des chèvres.
C'est après avoir su au café de M. Jourdan que je venais de quitter l'établissement qu'il m'a cherché et trouvé par hasard près du verger où je me promenais avec Céline pas très loin du ruisseau. C'est là que nous avons décidé de nous baigner et c'est là qu'en voyant la petite toute nue on est devenu fous tous les deux»
Nouvelle version de Gentil, la quinzième peut-être que n'ont pas retenue les magistrats de la cour de cassation même si elle écarte la présence de la voiture de Roman sur les lieux.

REGLEMENT DE COMPTE POLITIQUE

Le procureur de la République Paul Weisbuch est sans conteste un homme qui dérange.
Juge d'instruction à Grenoble, il dérangeait déjà, dans les années 75, le milieu italo-grenoblois parvenant à mettre derrière les barreaux plus d'une centaine de ses représentants, proxénètes, souteneurs et julots de tous poils. Parce qu'à force de patience il était parvenu à convaincre une demi-douzaine de jeunes prostituées à parler enfin. Des filles de joie qui transpiraient la peur et la tristesse mais qui toutes, avaient accepté le «deal» du magistrat : «Vous parlez, vous accusez, et moi je vous protége»
L'incroyable, c'est qu'elles étaient venues devant le tribunal raconter ce qu'avait été leur souffrance. Dire comment, sous la menace, souvent les coups et la torture, des hommes indignes de ce nom les avaient contraintes à se prostituer à la chaîne. Dans des conditions si atroces qu'il a bien fallu parler de traite des blanches. Car c'est à «l'abattage» qu'elles allaient, dans de sordides cabanes de chantier, satisfaire les envies de travailleurs immigrés usant et abusant d'elles. Cinquante fois par jour était souvent leur lot qui les voyait parfois enchaînées quand elles se montraient par trop récalcitrantes. De leur calvaire, un film, «Les Filles de Grenoble», a même été tourné et produit par Paul Lefèvre, chroniqueur à la télévision.
A l'époque, la magistrature unanime avait rendu hommage à Paul Weisbuch pour avoir obtenu le témoignage des filles permettant que soient condamnés pour la première fois à de lourdes peines leurs tortionnaires. La médaille du Mérite national lui avait été décernée. Menacé, victime de plusieurs tentatives d'attentat, obligé, pour se faire oublier, de se laisser pousser la barbe, il avait dû quitter son cabinet d'instruction grenoblois pour se voir confier plus tard le siège de procureur de la République de Digne dont il se serait bien passé étant donné ce qui allait lui arriver.
C'est vrai qu'il s'agit d'un homme entier, direct, qui ne mâche pas ses mots, même s'ils dépassent parfois sa pensée et qui admet mal de se voir accuser quand il estime n’avoir fait que son métier. Qui ne comprend pas que sa parole de magistrat, d'homme tout simplement, puisse être mise en doute et encore moins en cause. Et qui n'a pas compris qu'au procès de Grenoble, certains aient insinué qu'il avait outrepassé ses fonctions durant l'affaire Céline et qu'il avait commis des faux. Car c'est bien de cela dont il s'est agi puisque le défenseur de Roman, Henri Leclerc a ouvertement laissé entendre qu'il avait pour une bonne part suggéré ses aveux à Roman et qu'il les avait même manipulés.
Paul Weisbuch n'a pas compris qu'un collègue, magistrat du parquet comme lui, l'avocat général Michel Legrand, emboîte quasiment le pas à ces allégations. Aussi, quand il a su que ce dernier avait, lors de son réquisitoire, abandonné l'accusation contre Roman, suggérant son acquittement et qu'il l'avait attaqué personnellement, son sang n'a fait qu'un tour. Sa colère était si grande qu'il la laissa épancher au creux de l'oreille d'une journaliste dont il avait fait la connaissance à Digne. Conversation téléphonique qu'il ne pensait pas destinée à être publiée. Naïveté de sa part? Sûrement pas, puisqu'au cours de cette conversation de trente minutes - on le verra plus loin - il avait refusé, à trois reprises, qu'elle soit enregistrée.
Pourtant, dans le n° 799 de «VSD», du 23 décembre 1992, six jours après le verdict de Grenoble, ses propos sont reproduits sous le titre : «J'accuse l'avocat général Michel Legrand de forfaiture» L'article est signé de Sylvie lurillon et présenté par la rédaction de l'hebdomadaire comme un entretien téléphonique accordé à ce journal.
Qu'avait dit Paul Weisbuch au téléphone? Certes, des propos pas très agréables pour M. Legrand, d'ailleurs appelé par lui «Legland», reflet d'une violente colère, de la part d'un homme s'estimant désavoué par les siens :
«Ce qui a été fait là est une forfaiture. C'est répugnant. C'est la première fois qu'on voit un ministère public passer à l'ennemi, dans les rangs de la défense et devenir le collaborateur, le supplétif de la défense. C'est un collabo, c'est ahurissant»
Ces propos ont conduit le garde des Sceaux de l'époque, Michel Vauzelle, à demander l'ouverture d'une enquête, confiée aussitôt à l'inspection générale des services judiciaires. Elle est attribuée à deux fins limiers, Jean Geromini inspecteur général, et Jean-Pierre Atthenont, inspecteur. Dès le 30 décembre - comme quoi la justice peut être rapide quand elle le veut -.
Dans le même temps, le bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris, Georges Flecheux, avait alerté le garde des Sceaux et protesté par lettre contre les propos de Paul Weisbuch. Pas à titre personnel, mais à la demande de l'avocat de Richard Roman, Henri Leclerc.
Le rapport de l'inspection générale des services judiciaires ne comporte pas moins de deux cents pages. Au vu de ce document, demandé, faut-il le rappeler sous un pouvoir de gauche une sanction est prise six mois plus tard, le 30 juin 1993 : déplacement d'office. Décision signée par Pierre Méhaignerie, le nouveau ministre de la Justice d'un gouvernement de droite.
Les attendus en sont quelque peu courtelinesques : «Attendu que Monsieur Weisbuch, procureur de la République adjoint auprès du tribunal de grande instance de Lyon, lors d'une conversation téléphonique avec une journaliste a tenu de violents propos contre son collègue l'avocat général Legrand (...)
(...) Attendu que ce comportement prend d'autant plus de relief que Monsieur Weisbuch, parquetier d'expérience et familier des médias, a couru sciemment le risque qu'ils soient portés à la connaissance du public (...)
(...) Attendu que ces faits, constitutifs de fautes disciplinaires, nécessitent que Monsieur Weisbuch soit éloigné de la juridiction de Lyon au sein de laquelle il exerce ses fonctions,
Par ces motifs, décide : Article unique : «la sanction disciplinaire du déplacement d'office est prononcée contre Monsieur Paul Weisbuch»
Lorsqu'on lit dans le rapport des enquêteurs le compte-rendu de la cassette transmise par «VSD» plusieurs détails prouvent que l'interlocutrice du magistrat en colère n'a jamais parlé d'article à paraître mais seulement d'un livre à écrire, précise t-elle. Et lorsque par trois fois, elle demande si elle peut enregistrer les propos du procureur, la réponse de ce dernier est catégorique : «non, non, non»
Dès lors, comment ne pas se demander si Paul Weisbuch n'est pas tombé dans un piège? D'autant que, dans les morceaux choisis de ce long dialogue (trente et une minutes, soit 15 pages dactylographiées), il n'a pas été retenu ce passage qui a pourtant son importance :
«Pour moi, il y a des charges contre Roman. Que la cour l'acquitte dans le doute, je dis d'accord, ok, c'est le problème des jurés. Chacun sa place. Il y avait dans le dossier suffisamment de charges pour l'envoyer aux assises. Un point c'est tout. Je ne dis pas que ça suffit pour condamner»
Ces propos tendent au moins à prouver que Paul Weisbuch ne veut pas à tout prix la tête de Roman ainsi que l'a dépeint maître Leclerc. Seulement ces phrases là n'ont pas été retenues par «VSD» Tout au plus le procureur affirma t-il qu'à ses yeux, il n'y avait pas dans le dossier d'éléments suffisants pour imputer le meurtre à Gentil.
Il y a toutefois plus intéressant dans ce dialogue téléphonique. Paul Weisbuch raconte les propos tenus devant témoins et durant le procès par l'avocat général Michel Legrand. La scène se déroule dans un restaurant proche du palais de justice, «le Petit Vatel» :
«Legrand m'a attiré dans un traquenard. Au cours de ce repas il m'a fait croire qu'il était convaincu de la culpabilité de Roman et qu'il allait requérir contre lui. Il m'a même parlé d'un joker qu'il avait dans sa manche. Le témoignage d'un psychiatre de la prison des Baumettes qui avait recueilli les aveux de Roman, deux ans après les faits. Et son joker, il ne l'a jamais sorti. Il m'a mis en confiance pour mieux m'abattre. C'est dégueulasse. D'ailleurs avant le procès on a déjeuné deux fois ensemble. J'ai été totalement piégé, trahi, on m'a tiré dans le dos»
Interrogé par «VSD», qui a publié ses propos dans le même numéro 799, l'avocat général Michel Legrand dément avoir rencontré M. Weisbuch durant le procès et ce de manière très claire :
VSD : Avez-vous rencontré Weisbuch en dehors du dossier?
M. LEGRAND : Non je ne l'ai jamais vu.
VSD : Même en privé?
M. LEGRAND : Non.

Ces réponses font donc passer Paul Weisbuch pour un menteur, un falsificateur. Or, lors de son interrogatoire par les inspecteurs des services judiciaires M. Legrand reconnaît avoir lors de deux repas, rencontré M. Weisbuch avant et pendant le procès. Il précise même :
«Je tiens à signaler que si j'ai déclaré ne pas avoir rencontré M. Weisbuch, cela correspond à ce que j'ai dit au journaliste, mais pas à la réalité. La réalité est la suivante puisque je l'ai rencontré deux fois. Une fois bien avant le procès au restaurant Europole à Grenoble, le seconde, pendant le procès, un samedi, avant sa déposition au restaurant «le Petit Vatel», près du palais»
Ainsi dans les propos des deux hommes rapportés par «VSD», ce n'était pas M. Weisbuch qui avait menti.
Interrogé par les mêmes inspecteurs parisiens sur ce fameux joker dont il aurait disposé, M. Legrand s'est montré plus évasif sans nier tout à fait en avoir parlé.
«Je tiens à dire qu'au cours de ce procès et compte tenu du climat passionnel, de nombreuses personnes se sont manifestées, tant auprès de la police que de la gendarmerie, en prétendant avoir des révélations à faire sur cette affaire. Loin de considérer cela comme des arguments pour l'accusation, j'ai toujours fait part de ma circonspection sur ces éléments parallèles et tardifs. En ce qui concerne le médecin des Baumettes se posait en outre le problème du secret professionnel»
Il y avait donc bien sous-jacent, le témoignage d'un médecin des Baumettes, dont on sait maintenant qu'il avait été délivré par son conseil de l'Ordre de son secret professionnel. Or ce médecin n'a pas été cité à la barre.
Dans son interrogatoire M. Legrand ne nie pas avoir été au courant de ce témoignage de dernière heure. Il est donc permis de se poser la question : pourquoi n'a t-il pas demandé au président de la cour de le faire venir?
Si Paul Weisbuch estime être tombé dans un piège, dont l'hebdomadaire «VSD» aurait été l'instrument, c'est que cet hebdomadaire avait, quelques mois plus tôt, déjà publié une interview bidon du magistrat. L'épisode remonte au 19 novembre 1992, par conséquent bien avant le procès Céline mais au début de l'affaire Noir-Botton. Sous la plume de Philippe Pallat, l'hebdomadaire dans ses pages 68 et 69 faisait dire à Paul Weisbuch : «Je sais bien que Madame Botton n 'a pas beaucoup d'égards pour le parquet de Lyon, mais l'affaire n'est pas finie» Or Paul Weisbuch déclare n'avoir jamais donné d'interview à «VSD» et n'avoir jamais rencontré ce journaliste qu'il ne connaît toujours pas. C'est si vrai que le 24 novembre 1992, François Siegel, directeur de la publication de «VSD» adressait au procureur de la République de Lyon Jean Amédée Lathoud cette lettre «personnelle et confidentielle»
«Je vous confirme que, pour des raisons de déontologie professionnelle mettant en doute la réalité d'une interview réalisée dans le cadre de l'affaire Botton par Philippe Pallat, ce dernier, pigiste extérieur au journal, sera désormais dégagé de toute obligation concernant «VSD»»
Ajoutons que le journaliste en question avait déjà été condamné à Toulouse, pour faux, usage de faux, abus de confiance, contrefaçon et falsification.
Seulement le mal était fait. Le supérieur hiérarchique de Paul Weisbuch, le procureur général Nadal sollicite sa mutation, le 9 décembre 1992 soit six jours avant le réquisitoire de M. Legrand daté du 15 et avant la publication de «VSD» le 23.
La preuve semble dès lors apportée, que sans parler de l'article de «Libération» paru le jour de la déposition de M. Weisbuch au procès Céline, tout à été fait pour déstabiliser ce magistrat. Non seulement pour décrédibiliser son témoignage mais surtout pour l'écarter du dossier du meurtre de la petite Céline.
Pour peaufiner le tout, maître Henri Leclerc est venu en juillet 1993 enfoncer le clou en prenant en marche, la défense d'un élu lyonnais des Verts, Etienne Tête que Paul Weisbuch avait poursuivi pour escroquerie. Une nouvelle fois, devant la presse accourue, le procureur Weisbuch fut accusé de tous les mots et de tous les maux.
De ces avatars, Paul Weisbuch a pu se consoler, en lisant ce texte humoristique publié par l'Association professionnelle des magistrats sous le double titre : «Les bouffons de la République. Lettre du neveu de province»
«Mon cher oncle, nous avons suivi avec intérêt un procès criminel provincial des plus crapuleux, concernant le cruel assassinat d'une enfant. Ce n'est pas tant la personnalité des accusés qui nous a intéressés, que celle des magistrats chargés de l'affaire, et en particulier de l'avocat général Lepetit (le lecteur aura reconnu M. Legrand) qui semble bien parti pour devenir un digne émule de Muche (le lecteur n'aura pas fatalement reconnu M. Truche, le plus haut magistrat parisien) tant il a su lui-même se présenter sous des apparences avantageuses.
«Je dois vous dire, mon oncle, que ce personnage nous vient de votre capitale et que je ne vous en félicite pas, tant il paraît représentatif d'une certaine fraction de notre corps, dont la caractéristique est d'être à promouvoir à n'importe quel prix, et de vouloir que ça se sache. Sans doute savez-vous que Lepetit qui fut juge enquêteur à la cour de sûreté du Royaume, y était réputé pour sa férocité.
Lorsque notre monarque accéda au royaume et supprima cette cour, Lepetit s'en réjouit suffisamment bruyamment pour que tout le royaume en soit informé. Lorsqu'une partie du pouvoir échappa à ce même monarque, et que fut créée une juridiction chargée de la lutte contre les grandes compagnies qui dévastaient le Royaume, Lepetit s'y fit nommer, à nouveau comme juge enquêteur, et reçut en charge les dossiers des bandes insulaires, envers qui il se montra impitoyable, jusqu'à ce que notre monarque, qui avait exprimé à ce sujet bien des indulgentes réserves, ne reprenne la totalité du pouvoir. Lepetit devança alors tous les désirs et libéra tout le monde ! Vous comprendrez donc pourquoi le voir aujourd'hui, à l'occasion de ce procès sordide, s'acharner non pas sur les accusés, mais sur un collègue, ne nous a pas autrement étonnés, surtout que le dit collègue s'occupe avec ardeur de Monsieur Gendre (donc le gendre du maire de Lyon Pierre Botton), alors que notre monarque en recherche d'alliance politique souhaiterait moins de zèle. Eh bien mon oncle, vos usages parisiens ne correspondent pas aux nôtres, il s'en faut de beaucoup»
Voilà ce qu'en termes galants ces choses sont dites par des magistrats. Elles laissent planer un doute sur les mobiles ayant poussé la Chancellerie d'avant les élections de mars 1993, à tout faire pour écarter Paul Weisbuch du dossier Noir-Botton afin de permettre d'éventuels replâtrages d'une majorité sortante se sachant fort mal en point. Un monarque en recherche d'alliance expliquerait-il tout?
Si on fouille dans le dossier compliqué de l'affaire Noir-Botton, il est aisé de s'apercevoir que des fuites, imputées à M. Weisbuch n'ont pu être organisées que de Paris et émanant de proches du garde des Sceaux socialiste de l'époque. Ce que prouve une note de synthèse parvenue entre les mains d'un journaliste du «Nouvel Observateur» vers le 10 octobre 1992. Bien avant le procès Céline. Lorsque l'on veut noyer son chien, on l'accuse de la rage...

CONCLUSION

Parvenu au terme de ce survol d'une affaire judiciaire hors du commun, et qui est loin d'être terminée, il nous faut en tirer les enseignements sinon les conclusions. Pour redire d'abord que la justice populaire est passée. Bien passée? C'est là que les avis divergent. Sans qu'il soit ici question de remettre en cause le verdict de Grenoble, force est de constater qu'il a laissé une impression de malaise. Au sein de la famille de Céline d'abord, qui estime avoir été bafouée, trompée, menée en bateau. Elle croit toujours à la culpabilité de Richard Roman. Et on la lui avait fait croire en haut lieu. Son chagrin rivé au cœur, elle refuse d'admettre que l'acquittement a blanchi Roman, estimant qu'un verdict n'est que la décision de femmes et d'hommes qui peuvent se tromper et surtout qui peuvent avoir été trompés. D'autant qu'aux jurés on ne demande rien d'autre que leur intime conviction, sans jamais qu'ils aient à rendre compte de ce qui l'a forgée...
De même qu'une condamnation, un acquittement est sans aucun doute une décision difficile et souvent lourde à prendre pour des jurés. Ils en débattent parfois durant des heures. Et moins les jurés sont d'accord entre eux, plus le délibéré est long. Quatre heures en ce qui a concerné Richard Roman.
Bien qu'ils aient prêté serment de ne rien révéler de leurs délibérations, les jurés restent marqués par la session qu'ils ont vécue. Quelque-soit le dossier traité. Soixante d'entre eux se sont réunis à Paris, au Sénat, pour débattre avec des magistrats et des avocats et tirer la leçon de ce qu'ils avaient vécu. Ils sont cadre, postier, infirmière, représentant ou enseignant venus de Lyon, Lille, Grenoble ou Aix en Provence.
Ces quelques extraits de leurs réflexions sont significatifs : «On sort de cette expérience différente. On est directement confronté à ce que la société peut sécréter comme marginalité, comme problèmes. On apprend plus en quelques jours qu'en plusieurs années d'une vie» Ou encore : «Ça demande un effort d'attention de tous les instants puis un effort d'analyse critique avant la décision» Pour ce professeur d'anglais marseillais : «L'expérience de juré apprend la tolérance. L'accusé dans le box on ne le voit pas comme un monstre. Pendant tous les débats, on tente de comprendre. Sans oublier la victime. On se dit que le doute doit toujours bénéficier à l'accusé et on a toujours le recours de voter blanc»
Tous ou presque nient farouchement que pendant le délibéré, le président ait pu les manipuler ou simplement infléchir leurs idées, et tous ou presque reconnaissent, où qu'ils aient siégé, avoir une admiration sans borne pour le président qu'ils ont connu. Avec cette réserve cependant d'un cadre de banque : «Mon président était un homme d'une force calme et tranquille, jouant en quelque sorte le rôle du père et je me demande, avec le recul, si l'homme qu'il était et qui nous a paru admirable ne nous a pas conduits à lui faire une confiance aveugle lors du délibéré» Quel aveu ! Qui rejoint cette autre réaction d'un juré venu de Mulhouse stigmatisant «l'attitude menaçante d'un assesseur mécontent de sa prise déposition» et se plaignant des explications irréelles du président sur l'application des peines. Il leur avait dit : «Si vous lui infligez douze ans de réclusion l'accusé n'en fera que six» Le même juré note «les manœuvres habiles du président pour arriver au verdict qui lui semblait conforme à la jurisprudence»
Le président Dominique Foumier assistait à ce séminaire. Il a regretté que les jurés ne soient pas toujours représentatifs de toutes les couches sociales. «Ce sont toujours les mêmes qui se font excuser, les artisans, les commerçants et les professions libérales»
Peut-être parce que l'indemnité qu'ils touchent n'est que de 320 F par jour. Jamais, même après de grands procès comme celui de Klaus Barbie, un juré n'a trahi son serment de ne rien dévoiler des débats, et pourtant ce secret est sûrement lourd à porter. Ainsi en a t-il été pour ceux de la Drôme qui, le 21 juin 1993, ont purement et simplement acquitté un garçon de trente ans, Gunther Sourzac, pourtant accusé du viol en 1991 d'une jeune femme rencontrée nuitamment au sortir d'une boîte de nuit valentinoise. Un viol qu'il avait toujours nié mais pour lequel l'avocat général, Michèle Monteil, avait tout de même requis de huit à dix ans de réclusion en insistant sur sa dangerosité, sur son passé fort de dix années de prison et de douze condamnations. Seulement les jurés, séduits sans doute par les plaidoiries de ses deux avocats ou par ses cris d'innocence ont décidé, après une heure et demie de délibérations, son acquittement.
Libéré tard dans la soirée du 21 juin, on devait le retrouver, on ne sait trop pourquoi, le lendemain, dans les rues de Livron, à 30 kilomètres de Valence, arborant fièrement à la ceinture un revolver de calibre 22 long rifle. Les gendarmes, alertés par des passants, accourent et le retrouvent dans l'armurerie de la commune. L'adjudant Jean-Pierre Vignaux, quarante huit ans, père de quatre enfants, tente de le raisonner mais, devenu soudain furieux, Gunther Sourzac tire par deux fois et tue le gendarme. Depuis, aucun des jurés qui l'avaient acquitté la veille ne s'est manifesté.
A noter que durant la période 1985-1989, les taux d'acquittement varient de 3,1 % à Lyon à 7,3 % à Paris. Le verdict de Grenoble fera désormais partie de ces statistiques. Même s'il a surpris beaucoup de Français qui, comme la famille de Céline, croyaient à la culpabilité de Roman et s'attendaient à sa condamnation. C'est là toute l'ambiguïté des verdicts de cour d'assises, lesquels, à partir du moment où il suffit d'une majorité d'au moins huit voix sur douze, peuvent contenter les uns, mécontenter les autres, transformer un innocent en assassin ou un coupable en innocent.
Dans le cas présent, ce verdict a soulevé déjà quelques lames : au sein de la magistrature au point que des magistrats de haut rang se sont entre déchirés, au sein du barreau au point que des avocats et non des moindres se sont opposés sur les raisons mêmes de leur mission, au sein de la famille de Céline, de ses proches, et dans toute une partie de l'opinion qui ne comprend pas comment un procès dont l'issue paraissait acquise a pu, contre toute attente, basculer.
Aussi, bien qu'il soit impossible de décrire ce qui a marqué l'esprit des jurés tout au long des trois semaines d'audience, peut-on passer en revue tout ce qui a pu changer le cours et la face des choses, dresser la liste de ce qui n'a pas été fait aux premiers moments de l'instruction et de ce qui aurait pu ou dû l'être, la liste de ce qui n'a pas été fait lors du procès, de ce qui a été passé sous silence volontairement ou par incompétence, la liste de ce qui a été dit, volontairement ou non et qui a contribué à ébranler les consciences. On verra alors en quoi ces carences, ces absences, quelque fois ces mensonges, exploités par une défense soudée comme un pack de rugby ont permis d'enfoncer le clou dans un terrain préparé à l'avance par les membres du comité de soutien.
Pour mieux comprendre l'évolution de ce procès, il faut passer en revue ce qui aurait permis de vider l'abcès, évitant que des questions restent posées, que des doutes subsistent.
En principe, dans un procès d'assises, pour des jurés qui ne connaissent rien du dossier, l'enquête doit être reprise à son point de départ avec le défilé à la barre de tous les acteurs du drame : témoins, experts, enquêteurs, au besoin magistrats. De tous les acteurs, ce qui n'a pas été fait pour des raisons qui m'échappent.
C'est ce que l'on appelle l'oralité des débats puisque, dans ce genre de procès, seuls deux hommes connaissent le dossier : le président de la cour d'assises et l'avocat général. Le président Dominique Fournier s'était penché sur ce dossier, pour le bien connaître, sept cents heures au bas mot. L'avocat général Michel Legrand beaucoup moins semble t-il. Vu l'importance médiatique de cette affaire, on était en droit de s'attendre à ce que personne ne soit oublié lors des débats. Les experts, quelques gendarmes, un procureur, une cinquantaine d'habitants de La Motte du Caire et tous les membres de la famille de Céline ont certes été cités à la barre mais un seul juge d'instruction s'y est présenté : Yves Bonnet, celui qui estimait Richard Roman innocent.
Pourquoi les quatre autres, et notamment le dernier, M. Carié, qui avait pourtant pris la grave décision de faire réincarcérer Roman sous le matricule 20627 W, n'ont-ils pas été entendus? Face au témoignage de M. Bonnet qui l'estimait innocent, il aurait été intéressant d'apprendre de leur bouche pour quelles raisons quatre autres juges d'instruction avaient pensé le contraire.
De leurs explications, de leurs points de vue, la lumière aurait peut-être jailli. Or, malgré la demande des parties civiles, le président Foumier, à défaut de l'avoir cité officiellement, a refusé de faire venir M. Carié à la barre en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Nul n'a donc su pourquoi ce magistrat avait fait réincarcérer Roman après six mois de liberté.
De même, n'ont été cités que deux ou trois gendarmes et pas tous ceux - plus d'une dizaine - qui ont participé à l'enquête comme à la première reconstitution, ce qu'auraient pu réclamer les avocats des parties civiles, plus spécialement celui du père de Céline. Totalement dépassé - il l'a reconnu à l'issue du procès - et se réservant pour sa seule plaidoirie, maître Pesenti n'a jamais été l'aiguillon permettant plus de clarté. Ainsi n'a t-il pas saisi au bond la déposition d'un psychiatre, le docteur Jullier, venu raconter dans quelles conditions, durant sa garde à vue, Roman lui avait confié : «Quand on a vu la fille toute nue, on est devenu fous»
A la décharge de maître Pesenti, force est de constater que l'avocat général Michel Legrand ne l'a pas fait non plus, comme il n'a rien fait pour appeler à la barre le docteur Sebaoun, vacataire à la prison des Baumettes, auquel Roman aurait, deux ans après les faits, effectué des confidences : «J'ai participé à quelque chose d'horrible»
Il aurait été intéressant également de rechercher la trace de deux autrichiens qui se seraient trouvés, selon leurs dires tardifs, dans le verger au moment du drame. Deux hommes d'une cinquantaine d'années employés par un producteur de pommes proche de La Motte du Caire, mais employés «au noir» et se trouvant en situation irrégulière en France. Ce qui expliquerait qu'ils aient préféré prendre le large plutôt que de venir témoigner. Pris de remords d'après ses propos enregistrés sur bande magnétique, l'un deux, prénommé Alexandre, a voulu, quatre ans et demi plus tard, soulager sa conscience. C'est la raison pour laquelle, depuis le Vaucluse où il disait se trouver, il a pris, dès les premiers jours du procès de Grenoble, contact téléphoniquement avec un service de police grenoblois, il assurait vouloir faire des confidences, lors d'un contact qu'il souhaitait discret avec des policiers sans uniforme.
Il ne voulait pas que ces policiers, qui le lui ont proposé, se déplacent là où il prétendait travailler, toujours au noir, chez un agriculteur de la région d'Apt, à Cadenet précisément, mais acceptait en revanche de se rendre en auto stop à Grenoble. Un rendez-vous téléphonique fut pris pour le lendemain au cours duquel ce mystérieux Alexandre apporta à son interlocuteur d'autres précisions, assurant qu'il avait, avec son compagnon, assisté le 26 juillet 1988 à la fin du drame de La Motte du Caire assurant que deux hommes y participaient dont le plus grand avait jeté une pierre sur la tête d'une fillette. Et d'ajouter qu'il serait à Grenoble le lendemain et prendrait rendez-vous par téléphone à 13 heures. Les policiers grenoblois attendent toujours cet appel. Ce jour-là, pour la première fois, à 13 heures précisément, le mystérieux interlocuteur appelait le poste de police d'Annecy, le registre des appels le prouve, expliquant qu'il s'était trompé lors de son parcours et qu'il reprendrait contact une fois parvenu d'Annecy à Grenoble. En prenant soin d'ajouter qu'il avait peur, se sentait menacé et avait reçu des pressions et des menaces de la part de l'entourage de l'un des accusés.
Depuis, cet Alexandre n'a plus donné signe de vie. C'est sans doute la raison pour laquelle l'avocat général Legrand, pourtant prévenu de cet appel par la police, n'en a pas fait part à la Cour et n'a pas demandé au président qu'il fasse rechercher cet homme, ou plutôt ces hommes, par tous les services de police disponibles afin de les forcer à venir témoigner. Peut-être aurait-on pu savoir s'il s'agissait d'une mauvaise plaisanterie, d'une manipulation ou d'un témoignage réellement sérieux.
Il n'en a rien été, même si cet étrange correspondant avait affirmé que deux autres personnes se trouvaient non loin d'eux, dans le verger du drame, témoins de la scène tragique.
Cette précision a son intérêt quand on sait qu'un couple de touristes Hollandais, qui campait non loin, a raconté à ses voisins de campement, avant que le crime ne soit découvert et avant de reprendre son périple de vacanciers, qu'il avait aperçu deux hommes courant après une fillette. Ces deux Hollandais non plus n'ont pas été recherchés durant le procès, ce qui paraît plus logique puisque, à rencontre de ceux des Autrichiens, leurs propos n'étaient pas parvenus au palais de justice de Grenoble, et encore moins, à l'inverse des premiers, par l'entremise d'un service de police. Depuis un détective privé d'Aix en Provence, Bernard Naranjo, engagé par le père de Céline, espère les retrouver en Hollande. Ne serait-ce que pour étancher la soif de vérité des parents de l'enfant tuée. Le plus troublant avec ces témoignages est que l'identité des deux Autrichiens est parfaitement connue. Ils ont été contrôlés par routine, avant l'affaire Céline, par un gendarme auxiliaire, un jeune appelé du contingent effectuant son service militaire à la Motte du Caire. Or la gendarmerie, sur instruction de sa direction, a refusé de communiquer ces identités à la PJ de Grenoble. Sans doute pour ne pas tomber sous le coup de la loi Informatique et Liberté qui interdit à tous services de police ou de gendarmerie de se constituer des fichiers. Ce qui explique que la botte secrète que croyait détenir l'accusation au début du procès n'ait pas fait long feu. Il y a eu également cette lettre parvenue en cours d'audience à la gendarmerie de la Motte du Caire émanant d'un Marseillais et signée de son nom. Elle donne son adresse. L'homme, aussitôt contacté par des journalistes, a démenti l'avoir expédiée. Elle était pourtant intéressante : «Je n'en peux plus. Il faut que je libère ma conscience. Richard Roman va être acquitté. Il est coupable. Je l'ai vu avec Didier Gentil accomplir leur acte. J'y étais. Si je ne suis pas intervenu, c'est parce que j'ai eu peur des ennuis. Maintenant je suis vieux, ça m'est égal. Ne me mettez pas en difficulté. Pensez à ma famille. Mais je vous en conjure, ne me citez pas. Faites-moi confiance. Ils sont tous les deux coupables. Je ne veux pas être interrogé par la police, la gendarmerie, ni par les journalistes. Je ne veux pas qu'après, quand ils seront sortis de taule, ils veulent me faire la peau, espérant ainsi rétablir l'ordre. Veuillez agréer, Monsieur Ramette, mon salut respectueux.
PS : Ne les libérez pas»
Démarche curieuse puisque non reconnue par celui qui l'avait signée, ce qui fait que l'on ne saura jamais si cet homme, affolé par l'afflux des journalistes, a préféré se taire, ou s'il s'agissait d'un canular de mauvais goût dont il aurait été la victime. Cette dernière version semble la plus plausible d'autant que ce Marseillais a certifié n'avoir jamais mis les pieds à la Motte du Caire.
Quant aux oublis, aux carences, ils sont bien antérieurs au procès. Ils datent d'une instruction décousue qui a changé douze fois de mains au point que le père de Céline la trouve, à juste titre, scandaleuse. C'est cette série d'oublis, d'omissions, qui a pesé lourd au cours du procès et conduit à l'issue que l'on connaît.
Par exemple, les empreintes des deux hommes, s'ils étaient bien deux comme le prétendait à l'époque Gentil, ont été mal recherchées sur les canettes de bière achetées par ce dernier et retrouvées sur les lieux du drame. Par exemple, on n'a pas retrouvé, parce que mal cherché, les mégots des «joints» que Gentil affirmait avoir fumés en compagnie de Roman «pour nous donner du courage» Là encore, grâce aux nouvelles techniques de la police scientifique, des empreintes auraient pu être décelées sur le papier de ces mégots.
Par exemple, on n'a pas cherché à relever sur le sol où, selon Gentil, était garée la R5 de Roman des traces éventuelles de pneus. Un simple moulage aurait suffi à lever toute équivoque.
Par exemple, on n'a pas cherché à analyser sous les ongles des deux suspects les poussières pouvant s'y trouver. Or les techniques actuelles auraient permis d'affirmer sans risques d'erreur lequel des deux avait porté la pierre ayant servi à fracasser la tête de Céline.
Par exemple, sans doute parce qu'ils ont mal été conservés dans un réfrigérateur au lieu d'un congélateur, on a mal exploité les prélèvements effectués à l'autopsie dans le corps de Céline. Or, les techniques de la science moderne permettent de dire avec certitude, en cas de viol, s'il y a eu pénétration et de qui, même sans éjaculation. Cela n'a pas été fait, ce qui aurait pourtant permis en cas de réponse négative pour Roman d'éviter à ce garçon vingt sept mois de prison et le spectre d'une erreur judiciaire.
Par exemple, les traces de boue présentes dans la voiture de Roman et qui auraient permis avec certitude de savoir si elle était ou non passée dans le verger ont été mal exploitées. Alors qu'un examen affiné aurait pu être déterminant. De même, pour la semelle de ses chaussures puisque ce soir là il en portait.
Par exemple, on a mal exploité les rares cheveux découverts dans la voiture de Roman ou sur ses vêtements. Un cheveu retrouvé sur la housse de sa R5, aurait eu entre 5 et 32 % de chances d'appartenir à Céline, selon le centre d'application et de recherche en microscopie électronique, tandis qu'une autre expertise permettait d'identifier, à 75 %, un des cheveux retrouvé sur un pull-over de Roman comme similaire à ceux prélevés sur la victime. Pourcentages trop minces pour l'un, pas assez élevés pour l'autre, pour devenir des preuves déterminantes.
Un laboratoire de Metz, «l'Institut de physique et d'électronique», dispose aujourd'hui d'une technique, de matériels et d'hommes capables d'aboutir à de quasi certitudes. Dirigé par le professeur Jean-François Muller, ils viennent de confondre, grâce à un seul cheveu, l'adjudant-chef Pierre Chanal pour deux crimes qui remontent à six ans pour l'un et à douze pour l'autre. On suspectait ce sous-officier de quarante deux ans, condamné à dix ans de prison, le 23 octobre 1990, par la cour d'assises de Saône et Loire pour le viol d'un jeune auto stoppeur hongrois, d'être également à l'origine de la disparition de sept jeunes militaires du camp de Mourmelon entre 1980 et 1987. Suspicion seulement, mais voilà que les microscopes du professeur Muller, ses spectromètres à balayage dont le grossissement peut atteindre cent cinquante mille fois, ont permis d'affirmer que des cheveux retrouvés dans la fourgonnette de Chanal, lors de son arrestation le 9 août 1988, appartenaient bien à deux des disparus de Mourmelon.
Par exemple, on n'a pas recherché sous les ongles de Céline les traces de peau, de poils ou de sang. Alors qu'au moment de leur arrestation, le torse des deux hommes présentait des traces pouvant laisser penser qu'en se débattant sous l'horreur de ce qu'elle était en train de subir, Céline avait griffé ses tortionnaires. Celles de Richard Roman constatées le 27 juillet 1988 à 17 heures par docteur Richard Valla, médecin assermenté à Digne les Bains, étaient les suivantes : «Égratignures avec croûtes en regard de l'omoplate gauche de 10 centimètres environ. Petites égratignures de l'avant bras, thorax et abdomen» Celles constatées sur Didier Gentil, à la même heure, par le même médecin, étaient quasiment les mêmes : «Diverses égratignures du cou avec croûtes, cicatrices en dessus du mamelon gauche et d'autres proches de la sixième vertèbre cervicale»
Les techniques de la science moderne permettent aujourd'hui d'établir à qui appartient quoi, même une particule, une poussière de peau. Cela aurait été capital, puisque si Gentil a admis ces griffures, Roman, lui, a toujours soutenu, après être revenu sur ses aveux, que les traces visibles sur son buste provenaient de ronces.
Par exemple, on n'a pas cherché à analyser les traces de gouttelettes d'eau repérées sur le toit de la voiture utilisée par Richard Roman. Dans le cas présent, il aurait été intéressant de savoir si ces gouttes d'eau venaient d'une pluie reçue durant le trajet effectué par sa mère (Annecy-La Motte du Caire) même si ce toit était encombré d'une table et de divers matériels, ou bien provenaient de l'aspersoir automatique en action dans le verger du drame, le seul aspersoir en fonction ce soir là dans le secteur.
Pourtant la justice n'a pas lésiné sur les frais durant le déroulement de l'instruction. Ne serait ce qu'à propos de photographies prises près de la bergerie de Roman par le touriste Christian Célérier, qui s'est très vite présenté, beau geste civique, à la gendarmerie. Il affirmait que le soir du crime, le 26 juillet 1988, il avait aperçu Richard Roman au volant de la voiture de sa mère, descendre de sa bergerie vers 21h30, une heure innocentant le berger des plaines. Pour preuves de ses dires, il avait produit beaucoup plus tard, les négatifs de photographies qu'il avait prises ce jour-là, à cette heure là, en compagnie de son épouse Régine et de leur fils Christian. Seulement deux experts, commis par le juge, MM. Maurice et Marcellin, qui sont venus sur place prendre les mêmes photos du coucher de soleil à l'endroit précis indiqué par M. Célérier, sont formels : «En aucun cas, les photos prises par le témoin n'ont pu l'être le 26 juillet, jour du drame, mais soit entre le 6 et 8 mai, ou bien alors entre le 3 et 5 août»
Pour confirmer la conclusion de ces deux experts, de nouveaux clichés ont été pris le 26 juillet 1991, soit à la date anniversaire du crime. Constatant que le soleil ne se couchait pas, à l'horizon, au même endroit que le soutenait le témoin. Ce qui démontrait de façon indiscutable que les photos de M. Célérier n'avaient pu être prises le jour où il le prétendait.
On pouvait alors penser que ce témoin allait être mis sur le gril par les avocats des parties civiles et l'avocat général, pour lui faire admettre soit qu'il s'était trompé, soit qu'il avait menti. Eh bien pas du tout, puisqu'il a au contraire été l'artisan d'un des premiers tournants de ce procès en affirmant que le patron de la brigade de gendarmerie de La Motte du Caire l'avait menacé et obligé de changer, en avançant, l'horaire de sa déposition.
Confronté au gendarme devant la cour, M. Célérier a confirmé et sa déposition et ses accusations, même s'il n'a paru choquant à personne qu'il ne reconnaisse pas le chef Ramette, debout en uniforme dans le prétoire à ses côtés.
Même somnolence ou carence des avocats au moment de la déposition du proviseur du lycée d'Albertville, Jean-Louis Queyrel venu dire comment, en vacances à La Motte du Caire, il avait participé aux battues entreprises pour retrouver Céline. Cet homme calme et pondéré venait pourtant de déclarer, qu'intrigué par le comportement de l'un des volontaires de la battue (il s'agissait de Gentil), il était venu signaler ses doutes à la gendarmerie le 27 au matin. Et qu'il avait croisé dans les locaux de la brigade, une femme d'un certain âge, venue signaler aux représentants de la maréchaussée qu'elle était inquiète car son fils ne lui avait pas ramené sa voiture la veille au soir, comme il s'y était engagé.
Personne n'a bondi ! Sur le banc de la défense cela se comprenait, mais pas sur ceux d'en face, à savoir les parties civiles et l'accusation qui auraient pu et dû demander que ce témoin soit confronté à la mère de Richard Roman, présente dans la salle. Était-ce bien elle ou non? On ne le saura jamais.
Dans un village de 480 âmes seulement, rares devaient être les femmes ayant, ce soir là, attendu d'un fils qu'il ramène une voiture. Il aurait été important de le savoir et de savoir ensuite, de Roman lui-même, si tel était le cas. Puisqu'on l'a vu repartir du village de façon désordonnée au volant de cette voiture, pourquoi avait-il gardé le véhicule de sa mère alors qu'il aurait dû le laisser au village?
Personne n'a songé à réclamer cette confrontation, comme si toutes les parties concernées avaient déjà baissé les bras.
Il est vrai que ce procès a tissé des liens entre des parties théoriquement adverses. Au point que la famille de Céline s'est offusquée de ce qu'ait eu lieu, durant le procès, un déjeuner entre le défenseur de Roman et l'avocat général, devant le palais de justice, au restaurant «La Table Ronde» en compagnie des journalistes qui avaient, quelques jours avant l'audience, organisé la conférence de presse du comité de soutien à Roman, au club de la presse de Grenoble présidé par le frère de Bernard Kouchner, l'ancien ministre de François Mitterrand.
Un déjeuner qui a choqué plus d'un magistrat du parquet de Grenoble, mais qui n'a pas marqué le frère de Richard, Joël Roman, lequel s'est pourtant indigné, dans un article de la revue «Esprit», de ce que, lors d'une interruption de séance, des gendarmes, avant de témoigner, aient pu discuter ensemble, avec leurs chefs et un avocat de la partie civile au vu et au su de tous, devant le palais de justice.
Des liens tissés c'est sûr, puisque depuis ce procès des avocats adverses plaident désormais ensemble. Sans parler de la proposition faite en juin 1993 à l'avocat général Michel Legrand par maître Leclerc d'accepter la vice présidence de la Ligue des Droits de l'Homme. Très fier de l'offre, puisqu'il s'en était ouvert ce jour là à tous ses collègues du palais, Michel Legrand a toutefois repoussé cette charge.
Je n'évoquerai que pour mémoire le témoignage du maître chien de la gendarmerie, témoignage haut en couleurs, qui a frappé les imaginations parce que bien exploité par la défense de Roman sans aucune réaction des parties civiles, pas plus que de l'accusation. Pourtant le flair de la brave Minz, que Gentil avait de surcroît caressée au Café de la Poste, n'avait pas permis, à quelques mètres près, de déceler le cadavre de Céline.
Aucun de ces éléments n'a inspiré les avocats. Et cette accumulation d'oublis et d'omissions a fait basculer le procès. Un climat, une ambiance, une atmosphère fort bien entretenus, sinon orchestrés par le comité de soutien et les défenseurs de Roman, ont su, dès avant l'ouverture des débats, mettre en condition les acteurs. Tous, du président aux jurés, de l'accusation aux avocats, ont été matraqués par des articles, des émissions de télévision, des conférences de presse, des lettres, des reportages. Une espèce d'hypnose médiatique s'est développée.
Ajoutez des témoins qui ont forcé la dose ou hésité, d'autres qui ont menti, des expertises mal faites ou pas faites, les oublis de l'instruction, les balbutiements des parties civiles, et vous comprenez mieux le verdict.
Pauvres jurés qui ont dû avoir du mal à comprendre la justice et à se faire à ses méandres. Surtout quand ils ont constaté que tout, dans ce procès, partait en quenouille, que rien ne s'y déroulait comme ce qu'ils pouvaient connaître de la justice.
Comment en effet leur expliquer ce monde à l'envers, où l'on a vu un juge d'instruction, simple témoin, M. Bonnet, se faire accusateur, procureur, sans être une seule fois interrompu ou rappelé à l'ordre, alors que quatre des ses semblables, d'un avis diamétralement opposé, n'ont pas eu droit à la parole. A l'époque, M. Bonnet avait pourtant été désavoué par sa hiérarchie pour avoir oublié que le rôle d'un juge d'instruction est d'instruire à charge et à décharge.
Comment ont-ils pu s'y retrouver, ces jurés, en constatant que l'avocat général ne suivait plus l'arrêt de renvoi qui lui avait été soumis, mais prêchait la clémence plutôt que d'accuser.
Comment leur expliquer le revirement des parties civiles tournant leurs robes pour se rallier à la thèse de l'innocence.
Comment leur faire comprendre que l'un des avocats de Gentil ait estimé de son devoir de se ranger, sans crier gare, dans le camp des défenseurs de Roman, acceptant du même coup de faire porter à son client la double responsabilité du viol et du meurtre de Céline.
Pauvres jurés qui n'ont appris qu'au lendemain du verdict que la liste des journalistes désireux d'interviewer Richard Roman à sa sortie de prison avait été établie avant qu'ils se retirent pour délibérer et avant le réquisitoire de l'avocat général. Comme si en haut lieu l'acquittement de Roman avait été décidé sans tenir compte de ce que pourrait être leur opinion.
Bien entendu, quelques journalistes ont crié à l'exemplarité de ce procès. J'en veux pour preuve, ces titres :
«Le coupable était presque parfait», selon Le «Nouvel Observateur» «L'exemplarité d'un procès», «Un procès exemplaire» pour «Le Progrès» et «Le Dauphiné Libéré»
Mais également «Chaos judiciaire» pour «Le Figaro», ou «C'est la campagne qu'on assassine» pour «Lyon Matin» et j'insiste sur «Pauvres, pauvres jurés» de «France Soir»
Quoi qu'il en soit, l'affaire Céline fera date, même si la cour de cassation a rejeté le pourvoi de Didier Gentil. Son avocat, maître Juramy comptait pourtant sur un nouveau procès estimant que le premier avait donné lieu à bien des motifs de cassation. Il avait, explique t-il, bien des billes dans sa besace pour l'obtenir : Refus d'audition, pressions, reconstitution refusée, problèmes d'acoustique, etc. La cour de cassation, n'a certes pas à réexaminer les faits, elle se doit seulement d'étudier la légalité des décisions d'un procès. Les exemples sont nombreux de verdicts cassés pour un banal vice de forme, un simple détail de procédure : témoin présent par erreur dans la salle d'audience avant que de déposer, procès verbal non signé, juré ayant omis de prêter serment, etc... De ces prétextes, maître Juramy en avait trouvé au moins huit.
- Les pressions exercées durant des mois, sinon des années, sur Didier Gentil par un obscur groupe de travail de Villeurbanne, proche du comité de soutien.
- Le refus par le président, d'un transport de toute la cour d'assises sur les lieux du drame, durant le procès, pour une reconstitution totale, qui n'a jamais été faite, notamment celle de l'emploi du temps minuté de Richard Roman, le soir du drame. Or, avant le procès, le président Foumier n'avait pas exclu cette hypothèse, si elle lui était demandée. Deux escadrons de la gendarmerie mobile avaient été mis en «alerte sur roues», en raison de cette éventualité. Cela lui a été demandé. Il a refusé.
- Le refus par la cour d'entendre comme témoin, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, le président de la chambre d'accusation d'Aix en Provence, M. Carné, qui avait fait annuler le non-lieu du juge Bonnet. Il aurait pu avoir des choses à dire ou, du moins, expliquer ses raisons. On lui a refusé la parole.
- Le refus par la cour d'une nouvelle expertise psychiatrique de Didier Gentil après qu'il se fût mis à demander pardon à Richard Roman.
- Le refus par la cour de faire citer à la barre, toujours en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, un ancien codétenu de Didier Gentil à la prison des Baumettes, Eric, trente ans, natif d'Aubagne, cent kilos, un mètre quatre vingt quinze, écroué le 23 novembre 1991 pour escroquerie. Il avait été placé dans la cellule de Gentil, peut être même à l'époque pour le faire parler. Et comme ce dernier lui avait effectivement fait certaines confidences, il a, une fois libéré, éprouvé le besoin de les confier aux jurés : «Je lui ai fait raconter le drame dans ses moindres détails. Il m'a alors livré des précisions importantes à mes yeux. J'ai donc éprouvé, au moment du procès, le besoin d'aller dire ce que je savais. Je voulais libérer ma conscience, parce qu'il s'agissait du meurtre d'une fillette et que j'ai des enfants, moi aussi. Je pensais aux parents. Je ne me sentais pas le droit de me taire. Alors, j'ai contacté l'avocat de la mère de Céline, le bâtonnier Légier, et je suis allé à Grenoble où je me suis installé à l'hôtel de l'Europe, dans l'espoir d'être convoqué comme témoin. Je souhaitais vraiment contribuer à éclairer les débats. Je voulais confier à la justice tout ce que m'avait révélé Gentil. Mais ce que j'avais à dire n'est jamais arrivé jusqu'aux jurés, car on ne m'a pas permis de témoigner»
- Le refus par la cour de faire déposer à la barre d'autres gendarmes que les trois sélectionnés. Or, présents sur les lieux, notamment lors de la première reconstitution ils étaient dix, tous assermentés. Un lieutenant colonel, un commandant, un capitaine, un adjudant, deux maréchaux des logis et quatre gendarmes, ils auraient pu dire comment s'était déroulée cette reconstitution. Et surtout si elle avait été orientée, dirigée, télécommandée, effectuée ou non sous pression. Or, tous ces gendarmes, dont aucun n'était de La Motte du Caire mais tous de Digne les Bains ou d'Aix en Provence, et parmi lesquels ne figurait pas l'adjudant chef Ramette, ont signé à 22h30 ce procès verbal, comme l'a signé Richard Roman. Procès verbal d'abord rédigé sur les lieux à la main, ensuite dactylographié, et dans lequel Richard Roman et Didier Gentil dictaient leurs faits et gestes, Roman indiquant de lui-même, en parlant du meurtre : «Le tout a duré cinq à dix minutes. Il faisait un peu plus jour que ce soir. Je ne peux vous dire l'heure, je n'ai jamais de montre»
- Autre point possible de cassation, la lecture, même brève, par le président Foumier, du rapport d'un expert avant que celui-ci ne vienne déposer à la barre. Ce seul détail, pourtant insignifiant, est un motif de cassation.
- Enfin, il y a le mauvais isolement de la salle des témoins révélés en pleine audience par le procureur Paul Weisbuch. C'est évidemment un autre motif de cassation, même si, par la suite, il a été demandé au service d'ordre de veiller à ce que les deux portes qui séparent ces salles soient constamment fermées.
Mais on l'a déjà lu, la cour suprême n'a retenu aucun de ces arguments. En cas de cassation, et donc d'un nouveau procès, seul aurait comparu Didier Gentil puisque seul condamné, Richard Roman ayant été acquitté une fois pour toutes. Maître Juramy se faisait pourtant fort, devant une autre cour d'assises, un autre jury, un autre président, un autre avocat général, de faire acquitter son client du meurtre de Céline. «A nouveau condamné pour viol, explique l'avocat de Didier Gentil, il l'aurait été, puisque ce viol il le reconnaît, mais acquitté du meurtre de Céline, il l'aurait été aussi parce qu'il ne l'a pas commis»
La justice se serait trouvée, dans cette hypothèse, avec un meurtre sans coupable.
Décidément l'affaire Céline fera date dans les annales judiciaires. En raison de son horreur d'abord, de son instruction bâclée ensuite, puis de la passion qui a marqué les débats.
La justice est passée, et il ne viendrait à l'esprit de personne de remettre en cause sa décision même si elle a laissé pantois plus d'un chroniqueur. A preuve ce commentaire de Jean-Pierre Berthet sur TFI au soir du verdict : «Tous ceux qui ont suivi ce procès pendant trois semaines, en ressortent ce soir un peu vidés. Trop d'émotions ! Trop de contradictions ! Trop de violences à fleur de peau ! On est presque soulagé à cet instant de pouvoir dire que la loi interdit de commenter une décision de justice»
En raison de toutes ces lacunes et de toutes ces bizarreries, il est difficile de faire admettre aux parents de Céline qu'il n'a pas existé une espèce de complot ayant abouti à ce verdict qu'ils rejettent en bloc, personne ne les ayant préparés, surtout pas leurs avocats, à l'éventualité d'un acquittement. Pas un instant, ils n'ont songé que les jurés, des gens comme eux, pourraient se laisser séduire par les sirènes de la défense. C'est la raison pour laquelle, il leur est difficile d'écarter l'hypothèse d'une machination.
Et c'est vrai que, pour qui n'est pas familier des subtilités du monde de la basoche, le processus qui a conduit à l'acquittement de Roman ressemble à une toile d'araignée patiemment tissée.
Le premier fil s'est déployé, tel celui qu'Ariane avait confié à Thésée pour combattre le Minotaure, dans le bureau du juge Magnon, quarante huit heures après la mort de Céline, à l'instant où Roman, revenant sur terre, est en même temps revenu sur ses aveux. Cette toile, le berger des plaines a commencé par la tisser en solo en criant à la machination des gendarmes. En solo, puisque, à cet instant, il n'avait à ses côtés ni famille, ni avocats et encore moins de comité de soutien. Son cri d'innocence jaillira durant les quatre années qu'il passera en prison comme durant ses six mois de liberté. Il va multiplier les lettres à sa famille, à ses anciens amis, à ses ex-relations, à des proches dont l'engagement fut timide au début tant les aveux les avaient troublés. Le premier à croire à l'innocence fut sans conteste son ancien aumônier du lycée Voltaire à Paris. Il allait devenir le président du comité de soutien à Richard Roman. On sait la part active qu'il a prise pour insuffler d'abord le soupçon du doute, ensuite la certitude de l'innocence.
On a vu combien d'autres comités de soutien sont parvenus, à force de conviction et de harcèlement, à faire remonter leurs certitudes jusqu'au sommet de l'État. Beaucoup de leurs protégés ont bénéficié de remise de peine, voire de la grâce présidentielle. Et Didier Gentil semblait tellement persuadé de l'efficacité de ce comité de soutien qu'il a tenu, lors du procès, à mettre en garde les jurés et le président de la cour : «Pour moi, Monsieur le Président, Roman ne tient que parce qu'il a dans la salle sa famille, ses connaissances, son comité de soutien. Moi, je n'ai personne. Enlevez-lui tout ce monde là, il finira par craquer» Roman n'a pas craqué.
D'autres comités de soutien, avant le sien, ont su faire merveille. Or, leur protégé a récidivé. Donc les cris d'innocence avaient su flouer, duper des amis, puisqu'il n'est pas question, fût-ce un instant, de les soupçonner de malhonnêteté même intellectuelle.
Roman et son comité de soutien ont donc fait merveille, aidé par un groupe de penseurs villeurbannais. Étrange comité, baptisé groupe de travail RRDG qui a œuvré dans l'ombre sans que l'on sache jamais très bien qui le composait ni pour qui il roulait. On peut seulement constater qu'il s'est parfaitement jumelé au comité officiel, à croire parfois que les deux n'en faisaient qu'un.
A force d'instiller ici, de distiller là, il en reste fatalement une trace. Évoquant ce travail de longue haleine, maître Juramy a parlé d'une véritable lame de fond qui a porté ses fruits le jour du verdict.
Ébranler les consciences, poser les questions qui suscitent le doute, inquiéter les esprits soupçonneux, exciter ceux enclins à critiquer, par principe, la police et la justice, l'ordre et la loi, titiller les âmes sensibles, les bonnes consciences, les donneurs de leçons, les redresseurs de torts, brandir le spectre de l'erreur judiciaire, c'est le cocktail qu'agitent ceux qui se rassemblent en comité de soutien. C'est si vrai qu'à chaque fois, dans la liste des signataires, des pétitionnaires, on retrouve les mêmes noms, même après qu'ils aient été trompés ou qu'ils se sont parfois trompés.
Des noms qui se mobilisent rarement, il faut le souligner, pour défendre les victimes. Comme si leur cœur penchait toujours du même côté et jamais vers les familles des enfants violés, des vieilles dames assassinées, pratiquant ainsi une sorte de charité à sens unique.

Pour ma part, je ne crois pas, à l'inverse de la famille de Céline, à l'existence d'un complot. Il y a eu, c'est vrai, et longtemps avant le procès, des pressions sur des avocats, sur des journalistes. Pourquoi pas sur des magistrats, voire des jurés. Cela ne suffit pas pour parler de complot. Cela dit, je crois encore moins à l'existence d'un complot contre Richard Roman, parce qu'il avait les cheveux longs et marchait pied nus.
De qui se moque t-on lorsque l'on veut faire croire qu'en quarante huit heures, il se serait trouvé une vingtaine d'hommes à la Motte du Caire, gendarmes et petits gradés sans parler de leurs officiers, certains venus d'Aix en Provence et de Forcalquier, pour construire un piège aussi démoniaque contre un homme qui leur déplaisait? Un procureur de la République aurait ensuite marché dans leur combine de même que plus tard quatre juges d'instruction? Ils auraient, ensemble, été capables de construire une aussi monstrueuse machination?
C'est pourtant ce qu'ont fini par dire les jurés de Grenoble en admettant, par leur verdict, que les aveux de Richard Roman lui avaient été arrachés.
Je n'irai pas non plus jusqu'à penser - comme certains le suggèrent aujourd'hui - qu'il ait existé une autre machination, celle d'un acquittement programmé, ou du moins orchestré de longue date. Sûrement pas. Un acquittement souhaité, c'est plus plausible en revanche. Or, un souhait peut devenir réalité par toutes sortes de moyens et de méthodes.
Souhaité par Richard Roman c'est évident, par sa famille et son comité de soutien ça l'est aussi, souhaité par certains journalistes prompts à s'enflammer pour les causes étranges ou perdues et venant, par principe, au secours de ceux qui ne leur paraissent pas comme les autres, souhaité également par une frange de barreau comme par nombre de magistrats dont la propension est de vouloir tout remettre en cause, on a encore pu noter ce comportement à propos de la fin tragique de l'homme à la bombe, le preneur d'otages des enfants de l'école de Neuilly.
C'est ce que certains nomment le vent de l'histoire. Il consiste à suivre la coqueluche de l'intelligentsia du moment. Certains sont animés par la charité chrétienne, d'autres par le refus de l'ordre établi.
Intellectuels, pour la plupart de gauche, ils estiment viscéralement indispensable de soutenir plutôt un marginal qu'un ouvrier spécialisé, un homosexuel qu'un père de famille tranquille. Avec l'avantage d'avoir pu s'en prendre, par le biais de l'affaire Céline, à l'ancien système de la garde à vue.
Quelle meilleure démonstration, j'allais écrire aubaine, pour insinuer que Richard Roman n'aurait pas pu avouer s'il y avait eu la présence d'un avocat à la vingtième heure de garde à vue. C'est ce que beaucoup ont écrit après le procès de Grenoble, en oubliant qu'il avait avoué à la cinquième heure et non à la vingtième.
C'est aussi pour dénoncer cette garde à vue que beaucoup souhaitaient l'acquittement de Grenoble, en réclamant la présence d'un avocat dès le début de l'interrogatoire afin de ne plus laisser un suspect, fût il terroriste, seul en présence des enquêteurs.
C'est pour toutes ces raisons qu'il est facile d'affirmer que, si l'acquittement de Roman n'était certes pas programmé, il était bel et bien souhaité par une espèce de complot médiatico-juridico-politique.
Dans un récent ouvrage où il se raconte et retrace sa carrière depuis son passage durant deux années au Parti communiste avant de devenir militant socialiste, Henri Leclerc évoque son dernier combat judiciaire, à savoir la défense de Richard Roman. Il n'évoque pas, mais sans doute le livre était-il déjà sous presse, sa prestation devant la cour d'assises de Nice, comme partie civile cette fois. Un procès qui a vu la condamnation le 3 février 1994 à dix huit années de réclusion criminelle d'un marocain Omar Raddad accusé du meurtre de la femme qui l'employait comme jardinier, Mme Marchal et qui, depuis son arrestation n'a jamais cessé de clamer son innocence et sans jamais avoir avoué malgré la pression, qu'a du être à l'époque celle des enquêteurs.
Dans ce livre, en fait un entretien avec Marc Heurgon, un agrégé d'histoire qui a longtemps milité avec lui au sein du PSU, maître Leclerc est présenté comme un des plus grands avocats pénalistes français, un retour en arrière sur sa carrière depuis que tout jeune avocat, partisan de l'Algérie algérienne, il défendait les militants du FLN, accusés à l'époque en France de terrorisme. Pour terminer cet ouvrage sur le procès de Grenoble dans un chapitre intitulé : «l'affaire Roman, ou le difficile chemin de l'innocence»
Et en le lisant, la première remarque qui vient à l'esprit, c'est la relation qu'il y fait de son premier contact avec son client, le 16 août 1988 à la prison des Baumettes à Marseille quand il découvre pour la première fois Richard Roman, mais visiblement marqué par des coups. Question logique du grand pénaliste qu'est maître Leclerc : «C'est à la gendarmerie que vous avez eu cela? » Réponse de l'intéressé : «Non, c'est à la prison»
Or, on le sait désormais, l'un des arguments de Roman et de son défenseur a été d'affirmer que les aveux avaient été arrachés par la violence des gendarmes.
Autre découverte dans cette autobiographie, c'est la conséquence qu'a eu l'émeute déclenchée à La Motte du Caire le jour de la reconstitution du meurtre de Céline. Henri Leclerc ne le conteste pas : «Cette aventure a donc déchaîné un nouveau tohu-bohu médiatique qui ne peut plus que nous être favorable. Il est certain que les violences dont nous avons été l'objet vont changer le climat. Nous sentons bien que quelque chose a bougé dans l'opinion publique, et je profite bien entendu de cette ouverture médiatique pour affirmer l'innocence de Richard Roman»
Gilbert Jourdan, le père de Céline a soutenu, il faut le souligner, que ces incidents avaient été manipulés par des personnes étrangères à son village.
Pour revenir aux sévices subis en prison par Richard Roman il faut noter que lorsque maître Leclerc voudra les faire cesser, c'est au juge Bonnet qu'il s'adressera alors qu'il ne l'a pas fait auprès de ses prédécesseurs : «Une fois, nous avons demandé au juge Bonnet d'intervenir discrètement auprès du directeur de la prison, ce qu'il a fait, et Richard nous a dit que ce jour là il n'avait pas été frappé»
Plusieurs fois dans son ouvrage maître Leclerc rend hommage à ce magistrat mais pas à lui seul : «Trois hommes ont réussi à se hisser à l'inaccessible niveau que nos institution traditionnelles assignent à leurs fonctions : un juge d'instructions, Yves Bonnet, un président de cour d'assises, Dominique Fournier et un avocat général, Michel Legrand» Autant d'éloges qui n'auraient pas fleuri si le verdict de Grenoble avait été autre. Et maître Leclerc de conclure : «Je crains pour l'avenir, les hommes qui se prétendent parés des vertus qui furent alors celles de ces magistrats. C'est pour cela que je continuerai à combattre les institutions. Il faut ici signaler que, après le procès, d'autres magistrats se répandirent en invectives contre leurs collègues de Grenoble. Pour eux, le désastre judiciaire, ce n'était pas ces quatre ans pris à la vie d'un innocent, parce que nos institutions avaient mal fonctionné, c'était le fait que ce «dysfonctionnement», comme on dit, eût été révélé par ce procès qui n'avait pas suivi jusqu'au bout la pente toute tracée depuis les «aveux» de Richard Roman dans les locaux de la gendarmerie de La Motte du Caire»
Que Richard Roman ait été acquitté ne m'a, personnellement, nullement choqué et son acquittement n'aurait dû choquer personne puisque, en France, pays de droit, le peuple est souverain par l'entremise de ses jurés tirés au sort sur les listes électorales. Quoi de plus démocratique, même s'ils sont assistés de trois magistrats dont c'est la profession de juger. Que dire devant la souveraineté du peuple?
Il n'empêche que l'acquittement de Richard Roman n'aurait jamais pu être contesté si l'instruction et le procès n'avaient été sujets à des controverses et à des doutes. Et cet aspect concerne le fonctionnement de notre État de droit.
Des doutes sur la manière dont ont été menés l'instruction et surtout les débats, existent. Tous ceux qui ont participé aux audiences en sont ressortis avec une impression de malaise comme si des ficelles avaient été tirées en coulisse, comme si des pressions diffuses ou confuses s'étaient infiltrées dans l'esprit des acteurs de ce procès. Si tel n'avait pas été le cas, peut-être la manifestation de la vérité aurait elle éclaté plus tôt.
Seulement, il demeure trop de zones d'ombre, trop de non dits, trop de témoins écartés, trop d'étrangetés lors des audiences pour que la principale victime de ce tragique fait divers, Céline, puisse à jamais dormir tranquille, et que ses parents puissent enfin trouver le repos du cœur. Une bonne justice dépend des vérités bien éclaircies qu'on lui rapporte.
Il faut à des jurés beaucoup de cœur, d'intelligence, de clairvoyance et de réflexion pour ne pas se perdre dans les erreurs, les fables ou les impostures.
Éclairés, les jurés de Grenoble l'ont-ils assez été? Ont-ils rendu leur sentence sous la pression comme le soutiennent encore aujourd'hui l'avocat de Didier Gentil, maître Juramy et celui du père de la petite Céline, maître Collard? Eux seuls pourraient le dire. D'autant, qu'ils ne disposaient pas, à l'époque du manuel que vient d'éditer pour eux le ministère de la justice : Le Premier Guide à l'usage des jurés des cours d'assises. Il expose, en cinq chapitres, leurs droits et leurs devoirs, bien des magistrats ayant constaté la crainte qu'ils ont tous de se tromper dans leur décision.
Certains souhaiteraient pour eux un stage de formation d'une semaine, avant les sessions d'assises, pour les décomplexer avant qu'ils ne siègent. Car, selon Alain Vugeweith, du syndicat de la magistrature, organisation plutôt à gauche, «Les jurés sont perdus par rapport au rituel, aux symboles, au langage de l'univers judiciaire»
Ceux du procès de Céline ont-ils subi directement ou indirectement des pressions? Ils emporteront sans doute avec eux ce lourd secret en vertu du principe qui porte un nom dans la langue des hommes. C'est le vrai. Parce que le vrai est et que le vrai vient toujours à bout du faux qui ne l'est pas.
Que tous ceux qui pleurent Céline, se consolent en songeant que de toute évidence le peuple de France juge ses juges, parce que, lui, recherche le vrai, fût-ce des décennies plus tard.
En acquittant Richard Roman, le 17 décembre 1992 ce peuple a tranché. Respectueux des lois, le père de Céline, Gilbert Jourdan, se refuse aujourd'hui à commenter ce verdict. Enfermé dans son chagrin, il se tait, mais il espérait connaître la vérité lors d'un nouveau procès de Didier Gentil.
À ceux qui viennent encore le voir derrière le comptoir de son café de La Motte du Caire il murmure inlassablement : «Pour moi, il a été acquitté au bénéfice du doute et condamné à la suspicion légitime à perpétuité»

Lyon le 31 décembre 1993


ANNEXE

Yves Ponthieu, quarante trois ans à l'époque, économe de l'hôpital de Hauteville Lompnes, dans le département de l'Ain, avait été arrêté le 23 juillet 1981 pour le viol et le meurtre d'une jeune infirmière de cet établissement, Monique Soubeyran. Le corps de la jeune fille avait été retrouvé calciné dans une clairière près du col de la Berche à quelques kilomètres d'Hauteville. Près de son cadavre, outre son slip déchiré, les enquêteurs devaient découvrir le livre «Vénus Erotica» d'Anaïs Nin qu'un libraire de la commune affirma aussitôt avoir vendu à l'économe de l'hôpital.
Interrogé par les gendarmes, Yves Ponthieu devait avouer le meurtre, après, il est vrai, plus de quarante heures d'interrogatoire. Aveux renouvelés dans la foulée devant un juge d'instruction, Mlle Gérard-Blanc : fraîchement sortie de l'École de la magistrature, elle ne pouvait être taxée de cruauté mentale. Aveux accompagnés d'une foule de détails que seul un coupable pouvait fournir. Par exemple, l'endroit où il avait caché les sous-vêtements de la victime et la bouteille d'essence avec laquelle il avait brûlé son cadavre.
Quelques jours plus tard, Yves Ponthieu était revenu sur ses aveux, criant à l'erreur judiciaire et à la manipulation des enquêteurs, grève de la faim à l'appui. A partir de cet instant, à l'initiative d'un prêtre, se mettait en branle un comité de soutien fort de plus d'un millier de signatures parmi lesquelles - outre celles des deux prélats et de Gilles Perrault - figuraient des hommes politiques comme le centriste André Diligent et le socialiste Michel Delebarre.
Auparavant, comme pour l'affaire Céline, ce comité de soutien avait opéré selon un processus bien établi et qui semble maintenant servir de modèle. D'abord, une contre enquête sur le dossier lui-même. Sachant que dans tout fait divers, il est facile de déceler dans l'enquête, - qu'elle soit confiée aux gendarmes ou à la police judiciaire - des zones d'ombre ou des insuffisances, il y a toujours quelque part un procès verbal qui n'a pas été signé, une expertise mal exécutée, un témoin oublié, etc. C'est évidemment le rôle des avocats, que de profiter de la moindre erreur de procédure, sinon jamais il n'y aurait de cassation possible.
Mais revenons à la stratégie des comités de soutien et, dans le cas présent, de son évolution en faveur d'Yves Ponthieu. Le résultat de la contre enquête ne se fait pas attendre puisque paraît très vite un document intitulé pour la circonstance «Essai de contre enquête», signé par l'abbé Jean-Hubert Vigneau. Il permet d'organiser une série de conférences de presse et de débats publics, dans plus de vingt localités du département. Sans parler des articles dans «Libération», qui font ressortir les erreurs, les omissions, les lacunes sous les imprécisions de l'enquête.
De ce tout on ne peut s'empêcher de penser qu'il est destiné à faire pression, d'abord sur l'opinion publique ensuite sur les jurés de la cour d'assises. Ce sera peine perdue dans l'affaire Ponthieu. Le 22 avril 1983, la cour de l'Ain l'a condamné à vingt années de réclusion criminelle.
Un moment désorienté par ce verdict de Bourg en Bresse, le COSYP est vite reparti en campagne, multipliant déclarations et pressions. Le résultat? La décision présidentielle que l'on sait, laissant sans voix ou presque la mère de la jeune infirmière : «C'est une blessure de plus a déclaré Mme Soubeyran, j'aurais pu moi-même former un comité de soutien. A quoi bon? Ma fille ne reviendra pas. Mon chagrin me suffit, mais j'accuse toujours»
Quant au responsable de l'enquête, l'adjudant chef Flacher il a seulement eu cette réaction devant l'émoi des habitants d'Hauteville : «A mon avis, le public ne fait pas de différence entre la grâce et l'innocence» Constat plus lourd qu'un commentaire.
Il n'empêche que si, depuis sa libération, Yves Ponthieu souhaite un retour à l'anonymat, il n'a pas renoncé pour autant à faire connaître sa vérité. «Le retour à l'anonymat est nécessaire dit-il, pour que je puisse travailler avec le comité de soutien et mes avocats à la révision de mon procès» Depuis, maître Henri Leclerc y travaille.
Pour démontrer, s'il en était besoin l'efficacité des ces comités, il faut aussi évoquer un autre dossier : «l'affaire Tangorre» Elle a conduit, comme dans la précédente François Mitterrand - un peu sous la pression publique ou l'hypnose médiatique - à gracier un condamné qui finira par récidiver.
«L'affaire», allusion à l'ouvrage de maître Jean-Denis Bredin, avait débuté par une série de viols et d'attentats à la pudeur, commis à Marseille par un homme répondant toujours au même signalement. Dix huit jeunes femmes étaient venues signaler ces agressions à la police entre le mois de décembre 1979 et avril 1981. Pour décrire celui qui avait été baptisé par la presse «le violeur des quartiers sud» comme un homme jeune, moustachu, à cheveux courts, en jean et baskets circulant en 2 CV et souvent armé d'un couteau. L'enquête était au point mort quand le 12 avril 1981, une patrouille de police aperçoit dans le 8ème arrondissement de Marseille, un homme qui s'enfuit en courant. Il est jeune, moustachu, il a les cheveux courts, il est vêtu d'un jean. Il est chaussé de baskets, possède une 2 CV et surtout, porte sur lui un couteau de cuisine. C'est suffisant pour qu'un juge d'instruction l'inculpe ne serait-ce qu'en raison de ses alibis peu convaincants pour le jour des viols. Et puis il ressemble beaucoup au portrait robot réalisé par ses victimes, qui toutes le reconnaissent formellement. Malgré l'absence d'aveux la cour d'assises d'Aix en Provence le reconnaît coupable de onze viols et le condamne à 15 années de réclusion criminelle le 24 mai 1983.
C'est à partir de cet instant que se crée un comité de soutien emmené par l'historien Pierre Viddal-Naquet qui va prononcer cette petite phrase qui a remué bien des consciences de l'époque : «C'est l'affaire Dreyfus de l'homme ordinaire» Un livre paraît très vite qui d'ailleurs causera plus tard sa perte. Il est écrit par un chercheur du CNRS, Gisèle Tichané dans lequel sous le titre «Coupable à tout prix» la jeune femme cherche à prouver l'innocence de Tangorre.
Elle y parvient en partie puisque le comité se gonfle de nouvelles signatures qu'on ne trouve pas sur les listes de Jean-Marie LePen : Charles Hemu, Marguerite Duras, Françoise Sagan et même l'épouse du Président, Danièle Mitterrand. On y trouve également la signature de Michel Noir. En décembre 1983, «Libération» publie une contre enquête sous la plume de son correspondant Jacques Maigne et dans «Le Monde» Pierre Vidai Naquet, supplie le Garde des Sceaux de placer Tangorre en liberté provisoire ce qu'il accorde le 20 décembre 1987 tandis que François Mitterrand lui octroie quatre ans de grâce présidentielle.
C'est donc apparemment l'erreur judiciaire dans toute son horreur fustigée par tous ceux, qui, quelques mois durant, ont salué la reconversion du jeune homme comme buraliste à Lyon. Seulement, quelques mois plus tard, le 27 mai 1988, deux jeunes américaines en pleurs se présentent aux gendarmes de l'autoroute près de Nîmes. Jennifer et Carole racontent comment elles viennent d'être violées par le conducteur d'une 4 L verte qui avait accepté de les prendre en stop près de Marseille. Elles fournissent de lui un signalement précis et un luxe de détails sur sa vêture et l'intérieur de son véhicule, notamment la présence d'une pile de livres dont la couverture présente une photo sous un titre comportant en lettres vertes le mot coupable.
Tangorre, est arrêté le 24 octobre 1988 alors qu'il s'apprêtait à lever le rideau de son bureau de tabacs «Le Marigny», place Carnot à Lyon. Aussitôt ses amis crient à la manipulation et le jeune homme déclare au juge : «Soit ce sont des féministes qui n'ont pas digéré ma libération ou c'est parce que certains ne veulent pas d'un second procès qui mettrait à jour le scandale judiciaire qui a valu de condamner un innocent à 15 ans de réclusion»
Mais cette fois la mayonnaise ne prend pas, son comité de soutien reste discret et seuls croient à une seconde erreur judiciaire les membres de sa famille. Les deux américaines qui l'avaient reconnu sur photo depuis les États Unis sont formelles quand elles leurs sont présentées en France. Elles ont fourni trop de détails pour qu'il y ait doute ne serait-ce que la présence dans sa voiture de plusieurs exemplaires de son livre. Les jurés du Gard ne s'y sont pas trompés en le condamnant à dix huit ans de réclusion criminelle le 8 février 1992. A l'énoncé de ce verdict, Luc Tangorre s'est évanoui après avoir crié : «Pas deux fois, pas deux fois» Sa mère comme son père croient cependant toujours à son innocence et à l'erreur judiciaire tandis que les trente trois signataires de son comité de soutien ont préféré remiser leur slogan ; «le viol est un crime, l'erreur judiciaire aussi» Et si leur conscience les incite encore à soutenir qu'il vaut mieux un coupable en liberté qu'un innocent en prison, il n'est pas inutile de rappeler en quelques lignes l'affaire Knobelpiess.
Né à Elbeuf en 1947, d'une famille du quart monde, Roger Knobelpiess est l'archétype de ce que notre société peut produire de réelle délinquance, pour peu qu'elle ne sache pas endiguer, contrôler la petite délinquance et maîtriser surtout la pré délinquance. Plusieurs fois condamné pour vols, il se voit pour un hold-up qu'il affirme n'avoir pas commis, infliger quinze années de réclusion, plus en raison de sa parenté - un frère tué lors d'un cambriolage - et de son casier judiciaire. Ce qui lui fait écrire : «Rien ne rime mieux avec casier judiciaire qu'erreur judiciaire»
Une petite phrase qui va déchaîner tout ce que la France médiatico-juridico intellectuelle compte de personnalités atteintes du prurit de la pétitionnite. D'autant que ce garçon de trente quatre ans, qui a passé la moitié de sa vie en prison se met, malgré son analphabétisme à publier des livres qui vont faire fureur : «Q.H.S.» et «L'acharnement» préfacé par le philosophe Michel Foucault. Ce qui lui vaut une permission de sortie durant laquelle il va commettre une nouvelle série de hold-up jusqu'à une nouvelle arrestation en mars 1977, une nouvelle condamnation assortie d'une demande de grâce présidentielle. Elle sera satisfaite par François Mitterrand six jours plus tard qui le libère quatre mois avant l'expiration de sa peine en novembre 1981. Il se fera arrêter deux ans plus tard, en juin 1983 après l'attaque d'un fourgon blindé à Palaiseau dans l'Essonne. Au grand dam des supporters de son comité de soutien dont on n'entendra plus parler.

Texte de
Gilbert JOURDAN
Père de Céline


C'est tout à fait par hasard, en feuilletant un journal d'annonces, que j'ai découvert un jour, que le café restaurant pizzeria de la Motte du Caire était en vente.
Je n'avais même pas la moindre idée où se trouvait ce village. J'ai dû prendre une carte pour le repérer, afin d'aller voir sur place si cette affaire m'intéressait.
C'était dans le courant du mois de février 1988.
Nous voilà partis un beau matin à la découverte de La Motte du Caire.
Passé Sisteron, voyant la petite route sinueuse que nous avions empruntée, j'ai eu l'impression que j'allais trouver un trou perdu, sans vie, au milieu des montagnes.
La route m'a paru très longue, et j'ai été soulagé lorsque j'ai aperçu le clocher et les toits du village de la Motte au milieu de ses montagnes et entourés de champs de pommiers.
En entrant dans ce joli petit village de 500 habitants la première chose que l'on voit, c'est le café restaurant pizzeria que je venais voir. Je ne pouvais pas le manquer. Je rentrais dans le bar, et là, nouvelle surprise, le bar était plein, comptoir, tables de belote, et jeunesse dans la petite salle de jeux. Ce fut le coup de foudre, et l'affaire fut faite en très peu de temps. Je m'installais à La Motte du Caire avec ma compagne Nathalie le 1er avril 1988.
Au soir du 31 mars, nous avons offert à toute la population, un grand apéritif pour inaugurer notre arrivée, et très vite nous avons été adoptés par tout le monde.
Nous nous sommes fait des amis et j'ai l'impression d'avoir toujours vécu là.
La deuxième semaine des vacances de Pâques, mes parents m'amenèrent mes enfants, Christophe 8 ans et Céline 6 ans et demi, qui demeuraient à St Zacharie avec leur maman. Ils étaient très heureux de passer cette semaine avec nous. Ils se sont très vite fait des copains et copines de leur âge et familiarisaient même avec les clients, car chacun leur disait un mot gentil.
Christophe a toujours eu un regard bienveillant sur sa petite sœur Céline, et une patience d'ange pour jouer avec elle. Il était toujours prêt à partager ses jeux de garçon. Ils ne se quittaient jamais, si ce n'est à l'école pour rentrer en classe.
Jouant toujours avec ce grand frère à des jeux de garçons Céline était devenue un peu comme lui, jouant aux soldats, voitures de pompiers, football. Les poupées et les dînettes ne l'intéressaient pas. Elle était très dissipée, mais malgré cela toujours souriante et très affectueuse, vêtue plus facilement d'un short que d'une jupette. A regret les vacances se terminent et les deux enfants regagnent St Zacharie avec mes parents.
Cela nous fait un grand vide. Heureusement nos parents montent assez souvent pour nous donner un coup de main, et cela nous a bien aidé pour nous adapter à cette nouvelle vie qui s'organise peu à peu. Nous essayons de notre mieux d'animer le village en faisant, soit des soirées pizzas soit des concours de belote.
Un beau jour, je vois arriver une équipe de hippies, 2 garçons et une jeune fille. Très étonné je m'adresse aux habitués du bar en leur disant : «Qu'est-ce que c'est? D'où sortent-ils? » et de me répondre : «Ils ne sont pas beaux, ils sont sales, mais très polis. Ils habitent une ruine aux plaines sur le plateau de Melve. Ils élèvent des chèvres, et il n'y a jamais eu de problèmes avec eux» Ils disent bonjour, en entrant touchent la main à tout le monde ainsi qu'à moi-même et me commandent une consommation qu'ils me règlent. Ils sont devenus pour moi, à partir de ce jour, des clients comme les autres, et je les considérais comme tels. Il s'agissait de Richard, Noël et Laurence. Les beaux jours arrivant, ils avaient l'habitude de s'installer à une table en terrasse, et d'y passer des après-midi entiers à lire ou à écrire. Je n'ai jamais cherché à comprendre ce qu'ils faisaient.
Dans le courant du mois de mai un quatrième personnage arrive avec eux, un beau jour. C'était Didier qui s'était joint à eux, et à leur mode de vie. Il leur arrivait aussi de faire des travaux saisonniers chez les paysans des alentours.
Pour ma part, je les avais pris en pitié croyant qu'ils étaient dans cet état par manque d'argent, et il m'arrivait même de leur offrir du pain, ou des restes du restaurant.
Un jour Noël me demande de lui trouver un appartement pour ses parents, pour les vacances. Comme je suis resté un peu surpris il ajoute : «Ne croyez pas que mes parents sont comme moi, ils sont au contraire très riches et capables de se payer un loyer et des vacances, quant à moi, je suis comme ça parce que j'aime cette vie» En effet ses parents sont venus pour les vacances à la Table d'Hôtes de la Motte, et je les ai même eu comme clients au restaurant.
Je me suis rendu compte bien plus tard, qu'il en était de même pour Richard. Fils de familles aisées, blasés de tout, et qui tombent par plaisir dans la marginalité et la drogue.
Pour sa part, Richard avait tout pour réussir. Intelligent, ingénieur agronome, il est le fils d'un officier militaire de carrière et d'une infirmière. Son frère Joël, est rédacteur en chef de la revue «Esprit» et son frère Thibaud, technicien vétérinaire et chercheur en biologie moléculaire.
Le mois de juillet commence, et j'étais heureux à l'idée que mes parents allaient arriver cette fois avec les enfants.
Quelques jours avant le 14 juillet toute la famille arrive comme convenu.
Christophe et Céline étaient très heureux de nous revoir, ainsi que de retrouver leurs copains et copines de la Motte, les jeux électroniques, le baby foot, le flipper, les sirops, les glaces que je ne peux par leur refuser, tant ils sont heureux et moi aussi.
Mes parents les avaient pris la veille au soir chez leur mère, afin de partir le lendemain matin de bonne heure. En passant, ils s'arrêtent chez leurs amis pour leur dire bonjour et leur montrer les enfants qu'ils ont revus avec plaisir. Ceux-ci portaient depuis peu de temps une chaînette en argent qu'ils étaient tout heureux de montrer à l'amie de ma mère qui leur dit : «Elle est belle cette chaîne ! Mais attendez, je vais vous donner une médaille à chacun pour y accrocher » Ce qui fut fait, un trèfle à 4 feuilles pour Christophe et une vierge pour Céline. Ils étaient très contents, et n'ont plus quitté cette chaîne de toutes les vacances. Autre anecdote ce jour-là, Céline, malgré ses airs de grande fille ne pouvait pas dormir sans sucette, et, l'ayant oubliée chez sa maman, mes parents et Céline ont passé une nuit blanche, et ont dû en partant s'arrêter à nouveau au village pour la récupérer.
Afin de les occuper un peu pendant ces vacances, de temps à autre, Christophe essuie les verres du bar, tandis que Céline s'occupe de dresser les couverts pour les repas de la famille.
Les après midi se passent soit à la piscine du village, après la sieste, ou alors nous les emmenons avec nous faire les courses à Gap, Sisteron ou Digne. C'était vraiment pour eux de folles vacances.
Le soir du 14 juillet, à la retraite aux flambeaux, ils ont même eu un lampion allumé pour faire le tour du village derrière la fanfare. C'était les plus heureux.
La semaine suivante, alors que leur départ avançait, commencent à arriver sur la place du village, les caravanes de forains, venant s'installer pour la fête votive de la Sainte Marie Madeleine. Là alors plus question de redescendre à St Zacharie. Ils ne voulaient rien manquer. Les manèges, le tir à la carabine, les autos tamponneuses, la pêche miraculeuse, et en plus de tout cela, un cirque !
Vu leur insistance, je téléphone à leur mère pour la mettre au courant, et avec son accord, avons décidé qu'ils regagneraient St Zacharie après la fête le mercredi 27 juillet dans la journée. La fête s'est déroulée merveilleusement et ils ont profité de tout au maximum.
Le lundi 25 déjà le rythme ralentit. L'après midi jeux pour les enfants auxquels, bien entendu, ils ont participé, et le soir danse sur la place effectuée par un groupe folklorique. La Motte redevient peu à peu plus calme. Le mardi matin 26 juillet, tranquillement, les forains démontent leur matériel, et jusqu'au soir les caravanes quittent la Motte. Certains ayant plusieurs remorques feront même plusieurs voyages dans la journée.
Dans mon établissement, tout se passe normalement, comme les autres jours. Mon père fait l'ouverture ce matin là, car nous essayons de nous relayer pour pouvoir récupérer à tour de rôle. Ma mère est à la cuisine pour préparer le repas de midi. Je mets ma terrasse en place et reprends mon service au comptoir.
Lorsque Céline descend de l'appartement avec Christophe et Nathalie, elle est toute heureuse et ravie de nous montrer qu'elle est habillée comme une petite fille, avec un long tee-shirt qui lui sert de robe, serré à la taille par un foulard fluo, et une barrette dans ses cheveux et elle nous dit : «Regardez comme je suis belle ! » Après avoir déjeuné, les deux petits rejoignent sur la place devant le bar, leurs copains et copines et vont et viennent ayant bien entendu, toujours envie de quelque chose.
En fin de matinée, Didier arrive au bar. Il venait d'encaisser sa paie. Il me règle une note ainsi que celle de ses amis Noël et Laurence et prend une consommation. Il m'a dit qu'il arrivait de travailler.
Puis il décide de manger, un steak frites. Je l'installe dans la salle du bar pour ne pas gêner les clients du restaurant. Puis il me commande un dessert. «Des glaces» me dit-il «Une de chaque parfum ! » Et je lui sers dans une grande coupe, six boules de glace.
C'est à ce moment-là que, le service du restaurant touchant à sa fin, Céline arrive avec ma mère pour mettre le couvert dans l'arrière cuisine du bar, pour prendre à notre tour, le repas.
En voyant cette énorme coupe de glace, elle ne peut s'empêcher de dire : «Hum ! les bonnes glaces ! » Sur ce, Didier répond : «Tu en veux une? je te la paie ! » Ma mère n'est pas d'accord et lui dit : «Ce n 'est pas le moment, nous allons passer à table ! » Didier insiste, paie la glace, qui fût servie à Céline après le repas.
Entre temps, Didier boit un café, un verre de liqueur en compagnie de plusieurs jeunes de la Motte, dont l'un d'eux lui avait prêté un maillot de bain, genre caleçon, et ils partent tous ensembles à la piscine.
Sitôt notre repas terminé mon père monte à la chambre avec les enfants pour se reposer. Ma mère nous aide à débarrasser la table, et à donner un coup de balai au bar. Soudain arrive en courant toute essoufflée, Laurence Duburq. Perchée sur la pointe des pieds, de dessus le pas de la porte elle me demande si Didier m'a payé ses consommations, ainsi que celles de Noël. Je lui dis «oui» car effectivement Didier avait tout réglé. Puis repart aussi vite qu'elle était arrivée en disant : «Très bien, au revoir, je suis pressée» Nous avons été très étonnés de ce passage aussi rapide, et nous nous sommes demandés ce qui pouvait bien se passer. Nous ne l'avions jamais vue aussi pressée.
Après cette visite éclair ma mère monte à son tour se reposer. Ne pouvant pas dormir elle redescend peu après et me dit : «Depuis que je suis là-haut, j'entends les petits discuter, et jouer avec des pièces de monnaie, je n 'ai pas pu dormir»
Ce que je ne me souviens pas, cette après-midi là, c'est d'avoir servi Mme Bachet, mère de Richard, et sa cousine Me Rosso à la terrasse. Elles le mentionnent toutes les deux dans leurs déclarations. C'est fort possible. Lorsque j'ai appris cela en lisant le dossier, il y avait déjà pas mal de temps que les faits s'étaient passés, et 2 clientes en terrasse c'est tellement banal. Mais ce que je démens formellement c'est que Mme Rosso aurait reconnu Didier Gentil buvant des verres de vin en compagnie de Céline, alors qu'à l'heure donnée par Mme Rosso, Céline faisait sa sieste et Gentil était parti à la piscine. Sitôt levés de leur sieste, les enfants se dirigent vers la salle de jeux et tous deux, s'installent devant les machines sans me demander de l'argent, ce qui confirme ce que ma mère m'a dit.
Je voulais tout de même savoir d'où venait cet argent, car ils ne manquaient de rien, et je ne voulais pas qu'ils se servent. Ils m'ont raconté mille mensonges et impossible de leur faire dire la vérité. Finalement je les ai punis en leur interdisant de sortir. Céline a fini par s'endormir sur le canapé, et peu après Christophe m'a avoué difficilement, car il ne voulait pas trahir sa sœur, que l'argent avait été dérobé dans les poches de mes pantalons.
La punition a été levée pour Christophe, et lorsque Céline s'est réveillée je lui ai dit que je savais la vérité, mais que je ne voulais plus que cela se reproduise. Mais elle était contrariée de m'avoir fait de la peine, et pour retrouver son beau sourire, elle fait un gros bisou à tout le monde, nous promettant d'être gentille et tous installés autour d'une table du bar, nous dégustons la glace de la réconciliation. Céline s'est assise sur les genoux de ma mère.
Puis les petits sortent et rejoignent leurs amis, ils vont et viennent sur la place comme ils le font depuis qu'ils sont là, allant de la terrasse à la fontaine, à l'estrade du bal, jouant à cache-cache dans les petites rues voisines du bar. En fin d'après midi Gentil arrive de la piscine avec une bande de jeunes gens.
Vers 20 heures les premiers clients du restaurant s'installent en terrasse. Et c'est bien vers 20 h 30 comme l'a déclaré mon père que Nathalie venant de prendre sa première commande, aperçoit Roman se diriger vers une voiture stationnée sous le seul marronnier de la place pied de ville, lever le bras et tournant la tête brusquement, en la voyant lui dit : «Bonjour ! » Cet étrange bonjour lui est resté gravé, et elle est certaine de l'heure ainsi que mon père qui, une dizaine de minutes plus tôt avait lui, vu arriver Roman, alors qu'il soulevait la bâche pour donner plus de clarté dans le bar, le soleil venant de disparaître derrière la montagne.
Depuis sept ans chaque 26 juillet, malheureusement, nous revivons heure par heure cette journée et nuit tragique et nos repaires sont toujours les mêmes. Le soleil disparaît derrière la montagne et la bâche du bar se soulève vers 20 h 20 et les témoins qui ont vu Roman, ne changeant pas leurs habitudes sont toujours là à la même heure. Si je cite plus haut «le seul marronnier» c'est pour me reporter à la déclaration de Roman, lors de son audition du 27 juillet 1988, où il précise au folio 6 : «En arrivant à la Motte, j'ai stationné mon véhicule au pied de ville à proximité du seul marronnier situé sur la place» etc... et à la page 4 de cette même audition il dit : «Dans le square des marronniers, j'allais chercher des cigarettes. Les personnes qui m'ont reconnues à bord de la Renault R5 de couleur grise, propriété de ma mère, ont dit la vérité. J'ai circulé dans l'agglomération de La Motte du Caire» Donc il fait bien la différence lorsqu'il gare sa voiture devant le bar, et lorsqu'il traverse le village jusqu'au square des marronniers c'est à dire le monument aux morts, et il a bien vu les jeunes qui s'y trouvaient, mais eux ne l'ont pas remarqué car cette voiture était étrangère à la Motte et Roman avait l'habitude de circuler à pied ou à dos d'âne. D'autre part, au procès à Grenoble lorsque j'ai demandé la parole pour expliquer certaines choses qu'il fallait à tout prix que les jurés sachent, j'ai cité aussi ces phrases là et personne n'a posé de question. Il n'y a que mon avocat Pesenti qui après l'audience m'a dit : «Ce n'est pas la peine de demander la parole pour dire des conneries, ce que tu as dit n'est pas dans le dossier» Drôle d'attitude pour un avocat qui était là pour me défendre.
Roman dit aussi être descendu pour chercher des cigarettes, pour cela il aurait fallu alors qu'il soit au village au moins à 19h 30 car c'est l'heure ou l'épicerie qui fait fonction de tabac ferme, et au bar personne ne lui a vendu de cigarettes d'autre part il dit toujours p 6 de son audition : «J'ai demandé à André, parent du gérant s'il avait vu Didier. Il m'a répondu qu'il était parti depuis une heure» C'est un scénario qu'il s'est inventé car il n'a rien demandé et lorsque mon père l'a servi, il s'est assis pour engager la conversation avec lui, et il lui a tourné le dos, et à ce moment là Gentil était dans la salle de jeux et c'était bien 20 h 30.
Après cette parenthèse il faut revenir à la soirée du 26 juillet 1988. Un peu plus tard, alors que ma mère était occupée en cuisine, et Nathalie au service du restaurant, je demande à mon père : «Où sont les petits? » et il me répond : «Dans la salle de jeux ! je les surveillais tantôt du comptoir tout en servant» Je vais dans la salle de jeux, il n'y avait qu'une bande de jeunes de la Motte qui allaient passer à table pour une soirée pizzas. Je fais le tour de l'établissement, cuisine, salle de restaurant, terrasse, bar, arrière cuisine, à nouveau salle de jeux, et toujours personne. De devant le bar j'aperçois une bande de gosses qui jouent sur l'estrade de l'orchestre, j'appelle plusieurs fois «Christophe ! Céline ! » toujours pas de réponse. Christophe arrive tout essoufflé. Ouf ! Enfin ! je lui dis : «Mais où est ta sœur? » «Je ne sais pas» «Comment ! »... Cela me paraît plus qu'anormal car ils sont toujours ensemble. Nous ressortons, et tous ensemble aux quatre coins de la place nous crions : «Céline ! » que l'écho répète dans le grand vallon, et toujours rien. Je suis pris de frissons, et mon sang ne fait qu'un tour.
Personne parmi les clients du bar qui étaient en terrasse ne l'a vue sortir. Mon père me dit : «Ce n'est pas possible ! il y a tout juste un quart d'heure je te dis qu’elle était dans la salle de jeux avec son frère assise sur le tabouret, et Gentil la faisait jouer au flipper, je les regardais»
Christophe repart voir si par hasard elle n'est pas allée chez une copine. Nous sommes à ce moment-là, tous très inquiets et excités par cette absence.
Entre temps, Nathalie qui venait de servir le premier plat en terrasse me dit : «C'est pas normal que Céline ne soit pas là ! ta mère finit le service je vais voir si par hasard elle n'est pas partie avec mon amie sans nous le dire» Je pars sitôt après avec ma voiture et fais tout d'abord le tour du village et toutes les petites ruelles avoisinantes du bar.
Pendant ce temps, connaissant Céline comme étant une grosse curieuse, toutes les personnes qui se sont déjà jointes à mes parents cherchent dans les maisons inhabitées, les caves aux alentours du bar, les jardins, les champs de pommiers, toujours rien.
Nous pensons même à un certain moment, qu'elle a pu s'introduire dans une caravane de forains au moment du départ, et partir avec eux sans que personne ne s'en rende compte. Céline s'est volatilisée.
Puis nouvelles recherches, cette fois-ci dans la maison, où tous les appartements sont fouillés de fond en comble, tous les coins et recoins, les placards, les chambres, les greniers, espérant qu'elle est en train de nous jouer un tour. Se cacher pour se faire chercher. Ayant avec ma voiture élargi mes recherches aux endroits les plus éloignés, entrée du village des 2 côtés, terrain de foot et de camping, piscine, je reviens au bar voir s'il y a du nouveau. Toujours rien. Désespéré, je charge mère d'appeler la gendarmerie, et je repars.
Celle-ci se fait jeter par le chef Ramette qui lui dit : «C'est à cette heure ci que vous vous rendez compte qu'une gamine de 7 ans a disparu ! »
Mais ce que le gendarme ne sait pas c'est qu'il y a presque deux heures que nous avons commencé nos recherches. J'arrive à nouveau au bar. La place pied de ville est en effervescence et tout le monde court dans tous les sens. Cette fois ci je crie : «faites sonner la sirène et appelez du renfort ! » Quant à moi je monte aux plaines. Il faut que j'explique pourquoi aux plaines c'est une jeune fille de la Motte qui m'a accompagné, car je ne savais même pas où ça se trouvait, et qui a insisté pour que nous y allions, car elle avait entendu dire que Roman faisait des saunas sous son tipi avec des enfants nus. Malgré cette information je pensais que si je trouvais Céline là haut elle serait toujours vivante. Je ne suis pas monté aux plaines pour chercher l'assassin de ma fille, comme me l'a jeté en pleine figure Michel Legrand, avocat général, lors du procès à Grenoble.
Malheureusement, en arrivant devant la ruine, j'ai eu beau appeler, crier, hurler même, Richard n'a pas répondu. Son chien aboyait à tout rompre, et je ne peux pas croire qu'il n'a rien entendu, surtout, dormant dans une ruine sans porte, ni toiture. D'autre part le témoignage de M. Celerier prouve qu'il a stationné sa voiture sur l'aire de M. Chabrier aux alentours de 22 heures. Il avait donc une demi-heure d'avance sur moi et Roman dit p 2 de son interrogatoire : «J'ai quitté le bar, et je suis remonté directement chez moi. J'ai soigné mes bêtes, et je me suis couché avant minuit» Il ira même dire pendant le procès : «J'ai donné à manger aux bêtes, je me suis couché, et j'ai lu un moment : «Papillon» ajoutera t-il même à Grenoble. Est-ce que quelqu'un s'est inquiété de savoir si ce livre avait été saisi aux plaines? Pas à ma connaissance.
Pendant que j'étais aux plaines, mes parents ont eu la visite au bar d'un couple de campeurs hollandais venus leur signaler, avec beaucoup de peine pour se faire comprendre ne parlant pas le français, avoir vu dans la soirée une petite fille courir en criant dans un champ de pommiers près de la passerelle, mais qu'ils ont pensé qu'elle jouait. Pour croire qu'elle jouait, elle n'était obligatoirement pas seule. Ma mère a signalé maintes fois ce détail, mais ces gens là sont restés introuvables, ayant quitté le camping le lendemain. Leurs témoignages auraient été capitaux.
Bien entendu, les recherches s'organisent de ce côté là, mais sans résultat.
Lorsque je rejoins le bar souhaitant que Céline ait été retrouvée, tout bascule pour moi, car elle n'est toujours pas là. Mes parents sont en pleurs et nous ne savons plus ce que nous devons faire.
Les gendarmes et les pompiers ont entrepris les recherches, et tous les habitants du village, ayant entendu sonner la sirène, armés de lampes électriques, se sont joints à eux. Dans le village et aux abords du grand vallon résonne un seul cri de toutes parts repris par l'écho Céline ! Céline !
J'ai encore ces cris dans la tête, et j'en ai encore la chair de poule et la gorge nouée, car je pense souvent à cette nuit là.
À force de poser des questions à l'un et à l'autre j'apprends enfin, que Céline a été vue avec Gentil. Les uns l'ont vu monter la rue Casse cul d'autre descendre la rue principale en revenant vers le bar. J'interpelle Gentil alors qu'il s'affairait à participer aux recherches et lui dit : «Qu'as-tu fais de Céline? » et calmement il me répond : «Je l'ai ramenée au bar» Je lui avais déjà posé cette question car mon père m'avait dit qu'il était dans la salle de jeux avec elle. Et sans arrêt tout le monde lui pose cette question, et infatigablement il répond toujours la même chose.
Finalement, je m'énerve, je le prends par les épaules en le secouant vivement et en hurlant : «Tu vas me dire ce que tu as fait de Céline? » Toujours la même réponse. Ma mère affolée intervient pour me calmer, le prenant presque en pitié car tout le monde le harcelait avec cette question.
Les pompiers avaient installé leur PC devant la mairie, et à un moment, alors que mes parents venaient de prendre des nouvelles, tout en revenant vers le bar, mon père désespéré dit : «C'est pas possible qu'on ne la trouve pas cette petite, on nous l'a enlevée» et Gentil se trouvant près de lui à cet instant lui tape sur l'épaule et lui dit : «Celui qui a fait ça, c'est un salaud André, on le retrouvera»
Mon père effondré, n'a même pas réalisé le sens de cette phrase.
La gendarmerie ayant fait appel au chien de recherches de Barcelonnette, celui-ci arrive bientôt sur les lieux et les recherches commencent. Nous procurons au maître chien le pyjama que Céline portait la nuit avant, et le chien cherche partout dans l'appartement, ne négligeant rien au passage flairant partout, puis descend au bar, va à la salle de jeux, et finit par venir renifler la chaise, sur laquelle ma mère était assise, avec Céline sur ses genoux, lorsque nous avons mangé la glace l'après midi. Nous reprenons courage. Le chien va la trouver, ou blessée dans un coin diront les uns, ou endormie diront d'autres. Pour nous endormie était chose impossible car sans sucette pas question de dormir. Puis le chien commence à tourner en rond sur la place, à la fontaine, sur l'estrade de l'orchestre, devant la mairie, et revient au bar.
Le chien a même pendant ses recherches sur la place sauté sur Gentil méchamment et ce n'est pas pour rien. Je crois que cela aurait dû ouvrir l’œil au maître chien.
Voyant que le chien tournait en rond toujours au même endroit son maître s'assied un moment et dit : «Je ne comprends pas, la petite n 'est pas loin, elle est dans le périmètre de la place et du bar» Mon père lui demande si la méthode est la même que pour la chasse ce à quoi il répond : «Bien sûr»
Comme nous venons d'apprendre que les jeunes avaient vu Céline et Gentil place des marronniers mon père lui dit : «Essayez d'aller reprendre sa trace plus haut» Ce qui fut fait.
Seulement, au lieu de partir seul avec son chien, il est parti vers les marronniers avec les bénévoles qui participaient aux recherches, et parmi eux bien entendu Gentil, qui allait et venait dans tous les sens. Et ce que personne n'a voulu comprendre dans cette affaire, c'est que Gentil tout bêta qu'il est, étant imprégné de l'odeur de Céline, amené le chien où il voulait, et l'a empêché de retrouver le corps. Si le chien avait travaillé seul avec son maître, lorsqu'il a été au niveau de la passerelle, il aurait dû flairer droit vers le corps, alors qu'il est retourné vers le camping. Et lorsque dans sa déclaration le maître chien dira ne pas avoir vu de traces de voitures au passage à gué, est ce qu'il cherchait une voiture, ou une petite fille? D'autant plus que des traces de voitures, il devait y en avoir car toute la soirée beaucoup de personnes ont emprunté ce passage. Je l'ai emprunté moi-même avec ma voiture et Nathalie avec la voiture de son amie.
Finalement, sans résultat les recherches s'interrompent pour que tout le monde puisse se reposer et rendez-vous est pris pour 6 heures.
Nous avons fini la nuit dans le bar imaginant le pire, avec quelques amis qui n'ont pas voulu nous quitter, et même Gentil qui a fini par s'endormir sur une chaise.
De temps à autre nous repartions, ne sachant plus où nous tenir, piquant des crises de larmes, nous consolant les uns les autres, essayant de nous remonter le moral en imaginant des choses auxquelles nous ne croyions pas nous-mêmes.
Par exemple : se serait-elle endormie dans un coin? Impossible la sucette est à la maison !
À six heures tapantes, Monsieur Clément, maire de la Motte, rassemble les bénévoles, faisant le tour du village avec l'estafette municipale dotée d'un haut-parleur.
Puis les renforts arrivent de tous côtés. Gendarmerie, armée, maître chien, hélicoptères, tout le département est sur le pied de guerre.
Nous allons et venons tous hébétés, les yeux hagards d'angoisse et de manque de sommeil, les jambes tremblantes, sans trop savoir ce que nous faisons. Ayant refait une nouvelle fois à pied avec Nathalie le circuit bar, terrain de foot, passerelle, Je m'accoude un instant sur ce petit pont et regardant couler l'eau me pose cette terrible question : «Mais où peut donc être passée Céline, voilà bientôt douze heures interminables qu'elle a disparu» J'ai l'impression qu'il y a trois jours.
Je n'aurais jamais cru, que vers 10 heures ce matin là, ses tongs allaient être retrouvées sous cette passerelle, coincées par une pierre, alors qu'à ce moment même il n'y avait rien, et que son corps sans vie serait retrouvé à 14 heures à 20 mètres de là.
Dans le courant de la matinée, je suis entendu une première fois par les gendarmes, puis mon père, lequel en entrant dans le hall de la gendarmerie, voit Gentil qui lui dit : «Tu te rends compte, Dédé, ils m'accusent, fais quelque chose ! »
La chaleur était accablante et nous n'en pouvions plus de fatigue et de désespoir. Vers 14 heures, malgré la canicule les recherches reprennent et quelques minutes plus tard... Je reverrai toujours, alors que nous nous étions retirés dans l'arrière cuisine du bar, arriver Monsieur Clément accompagné du père Bréziat venant nous annoncer que Céline venait d'être retrouvée, la voix entrecoupée de sanglots, les yeux pleins de larmes et ajoutant du bout des lèvres, ce mot qu'il n'aurait jamais voulu prononcer : «Morte»
Là alors tout bascule, le grand trou noir, et je m'effondre tombant à terre comme une masse.
Mes parents m'ont raconté que la doctoresse a été là immédiatement et a dû soigner toute la famille, car nous étions tous à bout de force.
Quant à moi, j'ai été transporté dans mon lit ou l'on m'a administré des piqûres de calmants et somnifères et je n'ai plus rien vu jusqu'au lendemain matin. C'est à ce moment là que toute la famille a été prévenue, mes frères, mes oncles, les amis de la famille, et dans la soirée, tout le monde était là, mais je n'ai vu personne.
Le 28 juillet au matin, lorsque mon frère Alain, sur ordre du chef Ramette est venu me réveiller, j'ai cru que je venais de faire un cauchemar mais malheureusement, le drame était là, réel et terrible. Céline était morte mais à part cela je ne savais absolument rien de l'affaire, car depuis la veille 15 heures, je dormais.
Le chef Ramette voulait donc m'interroger. Ne me sentant pas en état pour me rendre à la gendarmerie, il accepta de procéder à cet interrogatoire dans la salle de mon restaurant.
Voilà ce que j'ai déclaré ce jour là à 9 heures du matin étant resté en dehors du monde depuis la veille 15 heures. À la page 3 de la côte D38 - parlant de Gentil je dis : «Je sais qu'il est hébergé par Monsieur R. Roman, un marginal, domicilié aux plaines à Melve (04)»
A ce propos, ce dernier est venu mardi soir, dans mon établissement vers 20 h 30 minutes, en compagnie de Cacao, ce dernier se trouvant en terrasse. Il est arrivé seul à bord de son véhicule. J'ai été surpris de voir cet individu conduire un véhicule R5 de couleur grise, alors que d'habitude il sillonne les routes pieds nus en compagnie de son âne. Je ne l'ai pas servi, c'est mon père qui s'en est occupé. J'ai été surpris, et ce n'est pas son habitude, de rentrer, consommer, et repartir, il a pour coutume de s'éterniser plus longuement.
Pourquoi cette déclaration n'a t-elle jamais été prise en compte, alors que lorsque je l'ai faite, je ne savais même pas que Richard Roman avait été arrêté. Les gendarmes entendent ensuite mon père et Nathalie qui eux aussi diront avoir vu Roman à 20 h 30. Pourquoi? Ce n'est pas de l'acharnement, c'est la vérité, vérité que l'on a bien volontiers écartée pour innocenter Roman.
Le petit village de La Motte du Caire est aussitôt assailli par une armée de journalistes et de caméramans. Nous sommes obligés de nous calfeutrer dans le bar pour retrouver un peu de calme. Les journaux ont titré : «2 monstres sans remords» Affaire Céline : «Le drame le plus atroce de ces dernières années» Sans arrêt le téléphone sonne pour avoir des détails sur l'affaire alors que nous ne savons pratiquement rien, ou pour nous proposer le service d'avocats. Nous ne savons plus où donner de la tête. Nous sommes dépassés par les événements et brisés par le chagrin.
Les détails du drame, dans les jours qui suivirent, personne ne voulut nous les donner.
Nous avons appris beaucoup de choses par les journaux, que les parents et amis qui étaient autour de nous, nous interdisaient de lire, ne nous sentant pas en état de supporter cette barbarie.
Le confinement de toute la famille et des amis, en plein désarroi entassés dans la salle du bar, dans une chaleur épouvantable, n'arrange pas l'état de chacun et très souvent, les uns ou les autres avons besoin de services médicaux. L'atmosphère devient invivable, et sitôt que la gendarmerie n'a plus besoin de nous, nous décidons de regagner Auriol, chez mes parents, où nous avons passé encore une semaine, avant les obsèques de Céline (le 4 août) vivant comme des fantômes, sans réaction. Parmi les nombreux parents et amis venus nous rendre visite, nous avons été incapables de nous souvenir qui était venu. C'est par l'intermédiaire de ces amis qui suivaient l'affaire depuis le début par la presse et la télé que nous avons appris que Roman avait été arrêté et pas mal de détails sur l'affaire.

CAMPAGNE DE PÉTITION

Sitôt après le drame, dans les mairies d'Auriol et de St Zacharie, les populations traumatisées ont voulu nous témoigner de leur sympathie en dressant dans le hall un registre pour recueillir des signatures pour que les meurtriers prennent la peine maximale.
Engrené dans cet élan, j'ai tenu à organiser le 9 août devant les Baumettes, où étaient détenus Roman et Gentil un rassemblement pour recueillir des signatures. Rassemblement réussi et auquel les Marseillais ont répondu présents.
La semaine suivante, ce fut mon frère Alain, qui repris le flambeau, et lança sa campagne dans toutes les communes des départements du Var et des Bouches du Rhône. À la fin septembre nous avions déjà recueilli 500 000 signatures et des lettres de soutien venant de la France entière et même de l'étranger, que nous avons déposé à la préfecture de Brignoles, via la présidence de la République ce à quoi M. Mitterrand nous répondit : «Il convient de rappeler que le code de procédure prévoit la possibilité pour la cour d'assises de prononcer à l'encontre notamment des assassins d'enfants, outre la peine de la réclusion criminelle à perpétuité une période de sûreté de 30 ans pendant laquelle le condamné ne peut bénéficier d'aucune mesure de clémence, telle que la permission de sortir, la semi liberté ou la libération inconditionnelle»
A moins que, comme ce fut le cas pour Roman avec comme l'on dit : «Un bon avocat et de faux témoins, l'acquittement»
Toutes ces lettres que nous avons reçues nous ont beaucoup aidé à nous battre et tenir le coup, et je profite aujourd'hui de remercier toutes les personnes nous ayant témoigné leur sympathie, n'ayant pu le faire personnellement. Mais cette campagne de signatures fut doublée par une campagne pour le rétablissement de la peine de mort. Les chaudes journées d'août se succèdent lentement le moral est au plus bas et nous ne savons vraiment plus où nous en sommes, pourtant, il faut maintenant prendre une décision. Travailler, il n'y a pas d'autre solution. L'idée de retrouver La Motte du Caire me serre le cœur et j'ai peur de ne pas tenir le coup. Mes parents nous accompagnent et tant bien que mal, doucement, la survie recommence.
Pour moi c'est terrible, personne ne peut comprendre ce que je ressens. Un homme triste et désemparé derrière un comptoir de bar, ça n'existe pas, pourtant j'essaie de tenir le coup, souvent les yeux pleins de larmes. Mais les clients très compréhensifs ont toujours été très gentils avec moi, ils m'ont toujours soutenu et aidé à traverser cette dure époque.
Mes parents qui se ne trouvent bien nulle part font la navette entre La Motte, leur domicile et celui de mes frères. Eparpillés aux quatre coins de la région alors que nous aurions tant besoin d'être ensemble, nous souffrons tous de cet éloignement, malgré les va et vient que nous faisons pour nous retrouver.
Depuis que les faits se sont produits, La Motte est continuellement prise d'assaut par des journalistes, reporters de télévision, et curieux qui affluent de toute part. Cela commence à m'exaspérer, je ne peux plus les supporter, mais il faut être correct avec tout le monde, et les questions recommencent, toujours les mêmes. Chaque jour après leur départ m'ayant une nouvelle fois tout remis en mémoire, je retombe à zéro. Je n'en peux plus, je n'arrive pas à me remonter. Je suis sous calmant, et je ne peux pas retrouver le sommeil ou alors si je réussis à m'endormir, je fais des cauchemars épouvantables.
Malgré le temps qui passe j'essaie de reprendre une vie normale, mais je ne peux pas, je n'arrive pas à me stabiliser vraiment.

LES AVOCATS

J'avais désigné Maître Massot, député des Alpes de Haute Provence, et demeurant à La Motte du Caire, comme avocat, comptant de ce fait, étant sur place, pouvoir discuter du dossier régulièrement, et être informé au jour le jour de ce qui se passait.
Mais pas du tout. C'était en ouvrant les journaux quotidiens ou hebdomadaires que je suivais le déroulement de l'affaire, et cela était plus fort que moi.
Dans le courant du mois d'août, alors que mon frère Alain avait sacrifié son travail pour mener à bien cette campagne de signatures, il est contacté par deux fois par Maître Massiani avocat au barreau de Toulon qui lui dit à peu près ceci : «C'est très bien ce que vous faites là, je vous félicite. J'aurais bien aimé vous rencontrer afin de vous donner des conseils si besoin est. Venez me voir tel jour, nous discuterons ensemble» Alain va au rendez-vous et discute de l'affaire. Massiani lui raconte l'affaire Valente qu'il était en train de défendre, lui propose de rencontrer, Pascal Betille, papa des petites filles et de fil en aiguille fait tout pour le décider à se porter partie civile et le désigner comme étant son avocat. Il en fait de même pour rencontrer mes parents mais ceux-ci lui faisant remarquer qu'ils n'avaient qu'une petite retraite et qu'ils risquaient de ne pouvoir faire face, il leur dit: «Ne vous inquiétez pas, je ne vous prendrai pas un sou» Plus tard, il leur avait même proposé de faire intervenir Maître Cervel.
Un beau jour, arrivent à nouveau des journalistes et une jeune femme blonde. C'était Alain Salmon de «France Dimanche» La conversation s'engage et il me présente : «Brigitte Pesenti, son mari est avocat au barreau de Marseille» Je n'avais jamais entendu ce nom. Puis elle ajoute : «Vous savez, c'est un grand pénaliste si vous avez besoin de lui pour vous défendre, il vous tiendra régulièrement au courant de tout ce qui se passe dans le dossier» Je lui fais part que j'ai déjà Maître Massot, ce à quoi elle répond : «Je viendrai avec lui un jour prochain et vous ferez connaissance» Cela ne tarde pas. À la fin de la semaine, ils arrivent tous les deux, passent la journée à La Motte, je lui explique le peu que je sais du dossier, comment les choses se sont passées. Je l'accompagne à la passerelle, puis aux plaines. Il voulait tout voir pour comprendre et se mettre dans le bain. Avant de me quitter, il m'invite à lui signer sa désignation en tant qu'avocat pour la partie civile pour la défense de mes intérêts et ajoute : «Ne t'inquiète pas, je ne te prendrai pas un sou» - il en fait de même pour récupérer mes parents (qui s'étaient déjà à l'époque portés partie civile avec mon frère Alain avec Massiani) allant lui-même à leur domicile leur faire signer leur désignation, ceux-ci leur ayant tenu les mêmes propos qu'à Massiani et fièrement leur répond :
«Je ne vous prends pas un sou, je l'ai promis à Gilbert, je veux défendre la mémoire de Céline»
Depuis le début de l'enquête, à Digne, le dossier s'épaissit et les juges se succèdent. À tel point que, deux ans après, le dossier a changé neuf fois de mains.
Puis arrive Noël. Triste Noël 88, qui se passe dans les larmes, et époque pendant laquelle nous aurions voulu nous endormir pour un mois, l'absence de Céline était encore plus forte à cette époque là. Un matin du mois de janvier 89 ; mon père ayant fait l'ouverture du bar, ce matin là, pousse un cri terrible en plaçant le Méridional. En première page, photo couleur, tenant la moitié de la une, Richard Roman, derrière les barreaux, photographié aux Baumettes, clamant son innocence.
Nous n'en croyons pas nos yeux. Cela nous fait l'effet d'un coup de poignard en plein cœur.
Après les aveux qu'il a faits, les précisions qu'il a données, tous les détails, et ce que nous avons vu, c'est impossible. Un dossier en pleine instruction. Qui a osé faire cela. Nous contactons immédiatement Pesenti qui nous répond : «Je m'en occupe» et nous n'avons jamais plus rien su à ce sujet, si ce n'est que, l'auteur de cet ouvrage n'était autre que Denis Trossero, qui loin d'être sanctionné a touché 70 000 F de la fondation Varenne pour ce reportage.
Comment voulez-vous, après des trucs pareils, ne pas se taper la tête contre les murs. Nous voulons avoir une explication, nous savions très bien que nous aurions l'occasion de rencontrer D. Trossero, l'affaire n'était pas encore terminée. En effet, il s'en est expliqué : «Faisant un reportage aux Baumettes, il est soi disant, tombé par hasard sur Roman. Le hasard est bien grand ! » Mais je crois qu'il a surtout été provoqué. Et sans une complicité quelconque, ce hasard n'aurait pas eu lieu. Il dit ce qu'il veut, nous croyons ce que nous voulons.
Depuis que Pesenti a le dossier, il nous autorise ma mère et moi, à descendre à son cabinet, le consulter.
Nous y allons au moins une fois par semaine. Nous voulons connaître exactement ce qui s'est passé. Nous voulons tout savoir. Au début c'était terrible ! Nous revenions complètement fracassés, avec des migraines terribles. Nous n'en pouvions plus, de lire des horreurs pareilles. Au fil des jours, cela se calme peu à peu, lorsque nous commençons la lecture des témoignages. Bloc notes et stylo en main nous n'arrêtons pas de prendre des notes. Nous voulons connaître le dossier par cœur. Et nous en avons appris des choses qui n'ont même pas été évoquées au procès de Grenoble. Pourquoi peu avant le drame Richard se débarrassait de ses animaux?
Eric Hamed déclare : «Je me suis rendu chez Roman avec Roger Szatkouski pour récupérer son âne»
Ce soir là, 25 juillet, un couple de voisins est arrivé à cheval pour lui acheter des chèvres, ils avaient l'air de bien se connaître. Quelque temps auparavant, il a vendu son cheval à Arnaud Varaillon.
Le 2 août 88, M. Chabrier maire de Melve est interrogé, après avoir terminé sa déclaration, il ajoute : «Je voudrais préciser que Monsieur Valot m'avait confié, qu'il avait quitté Roman, parce que ce dernier, après avoir passé 3 jours complets dans son tipi suite à une absorption massive de drogue, a égorgé son chien, l'a ouvert et pendu dans sa cave, et l'a mangé...»
Ne s'est-il pas douté de quelque chose lorsque Laurence et Noël lui ont amené leur malle et lui ont fait part de la situation en lui disant que ça ne tournait pas rond chez Roman, sachant ce que M. Valot lui avait dit auparavant. D'autant plus, il connaissait très bien Roman qu'il recevait fréquemment chez lui.
Monsieur Chabrier, avez-vous vraiment la certitude de l'innocence de Roman, ou cette conviction vous vient elle de l'amitié que vous portez à sa famille?
Avez-vous pensé un seul instant, que Céline aurait pu être votre petite-fille?
Autres pièces troublantes que nous avons trouvées lors de nos déplacements à Marseille, des correspondances que Richard échangeait début 88, avec un de ses amis Hervé Gillier détenu à ce moment-là à la maison d'arrêt de Chalons/Saône, et auquel il disait à peu près ceci :
«Surtout, ne fais pas la grève de la faim, car après c'est terrible, ça gamberge, et tu risques de dire n 'importe quoi»
Et dans une autre lettre :
«Fais mois confiance, patience, je te retrouverai bientôt, mes amis politiques te sortiront de là»
Ne serait-ce pas ces mêmes amis qui l'ont sorti lui 4 ans après.
Nous prenons ensuite connaissance de la liste des objets saisis, sur Roman et Gentil et aux plaines.
Nous sommes forts étonnés car Céline lors de sa disparition portait une petite chaîne en argent avec une médaille. Cette chaîne n'a jamais été rendue à la famille. Où est-elle passée? Ce n'est pas pour la valeur, mais il y a mystère. Nous en avons parlé à plusieurs reprises aux avocats, aux juges, et nous n'avons jamais eu de réponse. C'est seulement en plein procès, que tout à coup Gentil très excité s'est écrié s'adressant au président du tribunal et désignant Roman du doigt : «Demandez-lui ce qu 'il a fait de la chaîne de la petite» Nous en avons frémi, et même à ce moment-là, malgré l'insistance avec laquelle nous avons toujours parlé de l'existence de cette chaîne, personne n'a réagi et aucune question n'a été posée à Roman, même pas par nos avocats. Donc c'est bien un mystère que personne n'a cherché à éclaircir.
Parmi les pièces saisies il y a eu aussi le pagne de Roman. La saisie de cette pièce est décrite ainsi : (D2feuillet 2 du 27.07.88) Un morceau de tissu de deux mètres de long comportant des traces de sang par endroit et servant de pagne.
Mais ce que nous n'avons jamais pu savoir c'est pourquoi cette phrase est rayée entièrement, et qu'on lit en marge : 27 mots rayés nuls.
D'autre part ce pagne fait partie des vêtements que portait Roman le soir du drame il y avait :

l ° un pantalon de toile velours ocre marron clair
2° une chemise coton coloris bleu Roy
3° le pagne cité ci-dessus
4° une paire de basket taille 42

A la suite de l'inventaire de ces 4 pièces on peut lire : «Nous plaçons les effets désignés ci-dessus sous scellés, numéro, 37, 38, 36. (4 pièces) » Seulement 3 numéros)
D'autre part, au sujet de ce pagne Roman fait une déclaration qui a son importance il dit : «Je sais qu'un pagne a été saisi chez moi, je vous signale que, si des taches de sang sont trouvées sur ce pagne, ce sera une machination de Gentil pour m'accuser»
Cette phrase a aussi choqué Maître Leclerc qui raconte dans son livre, avoir expliqué fermement à Richard, que la machination dont il parlait au sujet de Gentil était impossible, mais qu'un pagne taché de sang avait été saisi chez lui. Ce à quoi il répondit : «S'il n'y a pas eu machination de la part de Gentil, ou ce n 'est pas du sang, ou c'est du sang d'un chevreau», et cela l'a rassuré.
Or comment cela aurait-il été possible? Après le drame, Gentil n'est jamais remonté aux Plaines. Qu'a t-il voulu faire en disant cela? Comme on dit, il a ouvert un parapluie au cas où... D'autant plus, lors de sa saisie, le pagne est bien décrit comme étant taché de sang, mais a t-il vraiment été analysé, encore un mystère car pendant le procès M. Leclerc nous a claironné que c'était des taches de café, tout cela est bien bizarre, car il y a vraiment une grande différence des taches de sang aux taches de café. Je n'ai pour ma part jamais vu le résultat de l'analyse du pagne.
N'y aurait-il pas eu là une nouvelle coïncidence comme pour les examens qui ont été positifs pour Gentil et inexploitables pour Roman, mais pas négatifs.
Mme Bachet Annie, mère de Richard, raconte dans son interrogatoire du 18 août 88 (D 178 page 5) parlant de la disparition de Céline, Richard me dit : «Je connais bien les bois, je vais partir avec mes chiens et je vais retrouver la petite» Ma nièce lui répond : «Surtout ne t'en mêles pas, tu es déjà mal avec la gendarmerie, si tu la retrouves on dira que c'est toi» Je trouve cette réponse là plutôt douteuse, et d'après la rumeur Mme Bachet aurait dit elle aussi au village le matin en apprenant la disparition de Céline : «On a besoin de la retrouver, sinon on va encore mettre ça sur le dos de mon fils»
Puis le 16 juin 1989 arrive. Le juge Magnan organise une soi-disant reconstitution. Depuis le matin La Motte est en état de siège, plus de gendarmes que d'habitants, tireurs d'élite cachés sur les toitures et dans les greniers, cordon de sécurité, c'est la folie à l'état pur. Certaines personnes âgées de La Motte diront : «Mais même pendant la guerre on n'a jamais vu autant d'uniformes» De notre côté, nous avions déposé dans tout le village des portraits de Céline et les commerçants avaient fleuri leur devanture avec la photo. Devant le bar les couronnes s'amoncelaient et le visage souriant de Céline était partout.
Mon père était convoqué à la gendarmerie à 14 heures, et en s'y rendant, il rencontre toute l'armada, avocats, juges, gendarmes devant le garagiste. Le gendarme s'avance et lui dit : «Retournez au bar, c'est bon, on vous verra là-bas»
Personne n'est même venu au bar pour voir comment les choses se présentaient ou seulement pour un peu nous expliquer comment cette reconstitution allait se dérouler.
Au bout d'un moment, les voilà qui arrivent par la rue Casse cul, ils investissent le bar, presque au pas cadencé où se trouvaient encore des clients au comptoir, un gendarme portant un mannequin représentant Céline, et la meute de juges, greffiers avocats, gendarmes. Nous n'en croyons pas nos yeux.
Le juge Magnan installe le gendarme et le mannequin devant le flipper et appelle mon père : «Voilà Monsieur Jourdan, expliquez-nous comment étaient installés Céline et Gentil devant le flipper»
Tranquillement il commence à expliquer puis subitement, fou de rage, il s'écrie : «C'était Gentil qui était devant le flipper et non un gendarme, là c'est trop fort, vous me prenez vraiment pour un con ! »
Les cris de mon père, suivis de l'excitation générale, la suite, la France entière la connaît la reconstitution dégénère. Pris en même temps, à mon tour, comme d'une crise de nerfs, je partage d'un coup de poing le zinc de mon comptoir, puis je m'attaque aux chaises que je casse en deux et je sors en hurlant ne sachant plus ce que je faisais, je m'apprête à bondir sur Maître Juramy, à ce moment là le capitaine Gerthoffer me maîtrise, me plaque au sol, me braquant son revolver dans les côtes. Heureusement à ce moment là le capitaine Perrot arrive en hurlant : «Vous êtes fous ! Pas d'arme ! Pas d'arme ! » Ouf heureusement ! Capitaine Perrot je vous remercie. Grâce à vous je suis là aujourd'hui pour essayer de raconter tout ce que nous avons subi, et expliquer ce qui a été volontairement oublié lors du procès, et que même mes avocats de l'époque n'ont pas voulu exploiter.
On a voulu ce jour là épargner les assassins de ma fille de peur de représailles (car seul Gentil avait fait le trajet et était resté tranquillement à la gendarmerie et Roman était à Digne) et je me retrouve plaqué au sol un revolver dans les côtes, après cela vous voulez rester calme ! Ce n'était pas une reconstitution mais une mascarade. La reconstitution est annulée, les esprits se calment et en cortège, nous nous rendons, suivis par les habitants de La Motte et les amis qui étaient venus nous soutenir, jusqu'à la passerelle déposer des fleurs, là où le corps de Céline a été retrouvé.
Pendant quelques jours c'est encore l'invasion à La Motte. Les journalistes arrivent de la France entière pour faire leur reportage, et interroger les habitants qui commencent d'être fatigués de cette vie.
Avec le mois de juillet, le calme revient. Les estivants arrivent et la chaleur aussi. Tout se passe normalement, mais subitement, nouveau scandale. «L'Événement du Jeudi» publie une contre enquête de Lionel Duroy. Celui-ci affirme purement et simplement que Roman est innocent. Une nouvelle fois un journaliste a outrepassé son métier et a violé le secret de l'instruction.
Je demande à mon avocat d'intervenir mais à nouveau sans résultat.
Cette contre enquête, Lionel Duroy a été chargé de la faire. Il est venu à La Motte. Ce jour là je l'ai vu, en début d'après midi, devant le bar avec un autre journaliste que nous avions reçu le matin, mais lui n'a même pas osé nous rencontrer. Il a monté son petit scénario de toutes pièces pour essayer d'innocenter Roman, en négligeant bien entendu tout ce qui l'accusait. D'autre part, il s'est vanté à Aix en Provence, le 26 avril 91, devant ma mère et Nathalie, suite à une altercation qu'il a eue avec elles, de connaître le dossier à fond et de l'avoir même eu avec lui le jour où il est venu à La Motte, chose qu'il m'a ensuite démentie lors d'une entrevue que nous avons eue après le procès, où ses propos m'ont bien démontré qu'il était «l'envoyé spécial», car c'est même lui qui m'a avoué, après l'avoir piégé, qu'effectivement son frère travaillait au cabinet de Leclerc et qu'il était lui-même bien ami avec Joël Roman, frère de Richard, journaliste parisien, rédacteur en chef de la revue «Esprit» L'élite de la gauche littéraire, il était impossible que son frère soit impliqué dans une affaire de meurtre et il fallait l'en sortir blanc comme neige pour l'honneur de leur nom et tous les moyens ont été employés. Inutile de faire un dessin.
Mes doutes viennent d'être confirmés récemment à la lecture du livre de Maître Leclerc qui dit : «Le 6 juillet paraît enfin le grand article que nous attendions depuis longtemps» Dans «l'Evénement du Jeudi», c'est Lionel Duroy qui refait l'enquête.
Pour Maître Leclerc, une enquête faite par un journaliste doit avoir plus de valeur que celle faite par les magistrats !
II faut dire que ce journaliste était pour lui.
D'autre part, lors d'un entretien qu'il a eu au mois d'avril 94 avec J.C. Escaffit de «La Vie», parlant de l'affaire, Maître Leclerc dira : «Je peux vous avouer que durant 4 ans, il n'y a pas eu de nuit sans que j'y pense. J'étais pris d'angoisse, lorsque je me réveillais : comment vais-je arriver à prouver son innocence? »
Heureusement pour lui, Maître St Pierre et les avocats des parties civiles lui ont facilité la tâche. Mais nous, nous continuons d'y penser toutes les nuits.
Sitôt après la cueillette des pommes, début novembre une nouvelle reconstitution est organisée par Mlle Muller dans le plus grand secret. J'en ai été avisé la veille au soir par un coup de téléphone et «Surtout gardez le secret» Mais vu le va et vient incessant qu'il y avait dans le village, j'avais déjà compris que quelque chose allait se passer. Puis dans la nuit ce fut un brouhaha de véhicules de l'armée qui amenaient des hommes et tout le village a vite compris.
Dès l'aube le village est encerclé par les gendarmes et l'armée, interdisant l'entrée de La Motte des deux côtés, côté Sisteron, côté Turriers. Le périmètre où la reconstitution devait avoir lieu entièrement bouclé, les agriculteurs ne pouvant même pas rejoindre leurs champs.
À nouveau, cordon de sécurité, tireurs d'élite sur les toitures, dans les collines avoisinantes, au château d'eau, et même dans le clocher ! Ce qui fit dire à un ancien de La Motte : «C'est un scandale ! même pendant la guerre, les Allemands ne sont jamais montés dans notre clocher»
Puis dans un ronronnement assourdissant venant de la vallée, les acteurs principaux arrivent en hélicoptère, et chacun le sien. Que de ménagement !
Tout ça pourquoi? Pour une mini reconstitution, qui devait amener Gentil de la place des marronniers à la passerelle. Autrement dit 2 reconstitutions qui ont fait beaucoup de bruit, et qui ont coûté beaucoup d'argent aux contribuables pour rien. Monsieur Roman ayant refusé de participer à cette reconstitution était continuellement encerclé par les gendarmes et lorsqu'ils étaient trop à découvert, ils le faisaient accroupir pour qu'il ne lui arrive rien. La vie de Roman a plus de prix que celle des gendarmes.
Nous retrouvons un peu de calme entrecoupé par de nouvelles demandes de mise en liberté qui sont refusées etc... etc... Bien entendu, il ne se passe pas 15 jours sans que l'affaire revienne sur la sellette et fasse la une de tous les journaux.
Puis au mois de mars 90 Charles Villeneuve présente sur M6 son émission le «Glaive et la Balance», concernant bien entendu «L'affaire Céline» La contre enquête de Lionel Duroy télévisée cette fois ci, nous faisant un récit comme s'il avait vécu la soirée du 26 juillet 88, aux côtés de Roman, allant jusqu'à nous montrer la voiture de Roman arriver devant le bar avec les phares, alors que Roman dit ne pas s'être servi des phares même pour remonter à Melve.
D'autre part cette émission a été préparée sans mon accord, avec des photos et des interviews que j'avais accepté de faire pour d'autres émissions. On a l'impression à voir ce reportage que j'ai participé à cette émission, alors que nous avons fait notre possible pour la faire interdire, mais sans résultat.
Il fallait à tout prix (pour la défense !) essayer de convaincre les gens de l'innocence de Roman, et tous les moyens ont été employés.
Après «l'Événement du Jeudi» et l'émission de M6 tout est prêt.
Le juge Bonnet prend le dossier en main. Bien en main, puisqu'il reprend l'enquête depuis le début. Presque 2 ans après il réinterroge tous les témoins et lorsque mon père lui explique avoir vu Roman vers 20 h 20, 20 h 30 il lui dit sur un ton autoritaire : «Monsieur Jourdan vous vous trompez, il était plus de 21 heures » Pourquoi voulait-il à tout prix lui faire changer ses horaires alors qu'il n'a jamais varié, nous avons bien vu Roman à 20 h 30 et nous ne sommes pas seuls d'autres témoins l'ont confirmé aussi, mais ceux-là personne ne veut en tenir compte.
Même Mme Celerier dira : «Je sors de chez moi il était au moins 20 heures, pour prendre des photos du coucher de soleil, arrivée aux carcasses de voitures, je rencontre une voiture avec 2 femmes à bord qui nous saluent. Nous nous disons entre nous, «tiens les gens sont gentils par ici ! » et 3 minutes après une autre voiture conduite par un homme» La même voiture que Monsieur Celerier verra remonter et se garer derrière le gîte vers 22 heures. Il faut savoir qu'il faut environ 5 minutes pour se rendre du gîte où logeait la famille Celerier, aux carcasses de voitures.
Lorsque Bonnet a ordonné le non-lieu pour Roman et qu'après maintes tractations il a daigné recevoir mes parents, ma mère lui dit : «Mais Mme Celerier dit bien être partie de chez elle il était au moins 20 heures? Et qu'elle a vu passer Roman peu après? » Il lui a répondu en se moquant : «Mais Madame, après 20 heures, ça peut aller jusqu'à 21 heures ! »
Ça c'est vraiment se moquer du monde ! D'autre part, je voudrais savoir, pourquoi, ayant rencontré la famille Celerier sur ce chemin où il ne passe jamais personne, la mère, la cousine et Richard, n'ont pas signalé cette rencontre pour leur servir d'alibi ayant eu une telle accusation contre Richard. Tout simplement parce qu'il n'était guère plus de 20 heures et que cela ne collait pas avec leurs déclarations.
D'autre part, il est impossible que Celerier ait vu descendre Roman des plaines à 21 heures et pris les photos 10 à 15 minutes plus tard, puisqu'à 20 h 58 le soleil disparaît derrière la montagne, alors que sur la photo qu'il a fournie à Bonnet, un an et demi après les faits, le soleil est encore bien haut.
Pourquoi cette photo a été prise en compte un an et demi après?
Cette histoire de photos est complètement nulle car expertisées par le C.N.R.S. il a été prouvé qu'elles n'ont pas été prises ce jour-là, ce qui confirme l'une des déclarations de la famille Celerier, le fils, il dit : «Nous sommes partis en famille, pour admirer le coucher du soleil» il n'a pas du tout dit prendre des photos. Ces photos ont pourtant aidé le non-lieu de Roman le 22 octobre 90 et sa libération à Grenoble le 18 décembre 92.
Dernier trophée pour libérer Roman, le comité de soutien... Ah ! Il s'en est donné du mal le père Bouvier ! Ancien aumônier du Lycée Voltaire, il a recruté parmi les anciens élèves du lycée qui ont plus où moins connu Roman, pour les faire adhérer à ce comité et même, les faire témoigner en tant que témoins de moralité. Il a même fait, et fait faire le porte à porte pour amener des membres. J'ai même eu, fatalité, une de mes connaissances de la région parisienne, contactée à ce moment là. Et oui ! Monsieur Bouvier, le monde est bien petit.
Mais, au fait, êtes vous sûr d'être en paix avec votre conscience? Dormez-vous bien la nuit?
Est-ce les liens qui vous ont unis à Richard, qui vous ont fait croire à son innocence et vous ont incités à créer ce comité de soutien, ou alors la contre enquête d'un journaliste menteur et manipulé se prenant pour un juge, et une émission télévisée, organisée et orchestrée pour être sûr de cette innocence? Vraiment il ne vous en faut guère.
Pour un homme d'église vous êtes facilement influençable. Vous auriez mieux fait à ce moment là, de vous adressez au prêtre qui l'a confessé, et auquel Roman a avoué son crime.
Et la conférence de presse que vous avez tenu et à Grenoble, la semaine avant le procès, et les tracts dont vous avez inondé la région, cette même semaine là, vous trouvez cela normal?... Quand j'ai appris l'existence de cette conférence de presse, je voulais me rendre à Grenoble voir le Procureur de la République pour la faire annuler et mon avocat Pesenti me l'a formellement déconseillé. Drôle d'opinion pour un avocat de la partie civile.
22 octobre 90 un jour que je n'oublierai jamais. «Non-lieu pour Roman prononcé par Bonnet» La liberté pour Roman, mais un nouveau calvaire commence pour nous. C'était une chose impensable.
Est-ce que ce juge s'est donné la peine de bien lire les aveux de Roman, les détails et précisions qu'il donne, ce n'est pas possible, ce qu'il a avoué, ça ne s'invente pas si on ne l'a pas fait.
Ce qui est déplorable, c'est qu'à l'instant ou j'étais devant le juge à Digne avec mes avocats, Masso et Pesenti, la femme de ce dernier était devant les Baumettes à Marseille avec une journaliste, pour photographier le scoop du jour, «Roman libre»
Informations et photos se vendront bien.
Cela, bien entendu, nous l'avons appris plus tard, car tout se sait ; et cette attitude a scandalisé toutes les personnes qui l'ont vue.
Sitôt l'annonce du non-lieu, comme un fou, je monte dans ma voiture avec mon frère Alain, récupérant mon autre frère Gérard, et comme trois furies partons sans savoir vraiment où, fous de rage et de dégoût, allant au hasard des gares et des aéroports. Cette libération soulève en nous la fureur et la haine. Nous avons vraiment envie de faire la peau à Roman.
Mes parents rejoignent La Motte pour retrouver Nathalie, restée seule au bar. Immédiatement après l'annonce de la nouvelle, à la radio et à la télévision, le téléphone n'arrête pas de sonner, les gens sont scandalisés, les télégrammes et les lettres ensuite, affluent de toutes parts, et toujours les mêmes mots :
«Battez-vous, manifestez, organisez quelque chose devant le palais de justice de Digne, faites appel de cette décision» Mes parents désemparés ne savent plus où donner de la tête.
C'est au hasard de cette errance, en pleine déprime, que le destin me fit rencontrer, par une nuit glaciale, à la sortie d'un spectacle à Paris, un gars formidable que je n'oublierai jamais.
Il a su sacrifier son temps cette nuit là pour m'écouter et me comprendre. Il me comprit facilement car notre douleur était la même, la perte d'un enfant. Il a trouvé les mots pour me réconforter et fit tout pour me persuader de regagner mon domicile. Une grande amitié est née de cette rencontre, et c'est toujours avec plaisir que nous nous revoyons. Ta discrétion m'interdit de citer ton nom. Salut, mon pote. Tu es un gars formidable ! Avec un cœur immense.
Le déclic se fait lorsqu'ils apprennent que le Procureur de la République de Digne fait appel de cette décision. Là alors, autour de ma famille inquiète et terrifiée de ne pas avoir de nos nouvelles, tout s'organise, et chacun essaie de remonter le moral des troupes.
En trois jours, aidés de tous les bénévoles, tout est prêt pour une manifestation à Digne. Affiches, banderoles, communiqués dans la presse et par la radio, le rendez-vous est donné.
C'est par la radio de bord de ma voiture que j'ai appris avec mes frères, l'existence de cette manifestation. Cela nous met un peu de baume au cœur, car nous nous rendons compte que tout bougeait.
Nous décidons alors de regagner Digne, les yeux cernés et rougis par le manque de sommeil, les traits tirés, et une barbe de 4 jours. A l'heure exacte, nous arrivons à Digne sur la place où le rendez-vous était donné.
La famille était heureuse et soulagée de nous revoir. Mais Nathalie et ses copines eurent l'idée pour donner plus de sens à cette manifestation d'enregistrer une voix de fillette sur un fond de musique, reprochant à Bonnet d'avoir libéré Roman, et pendant tout le défilé, dans un silence absolu, une voiture noire surmontée d'un haut-parleur ouvrait le cortège et diffusait cette cassette, avec cette voix qui semblait venir d'outre tombe.
Cela n'a pas plu à Michel Legrand puisque une fois encore, il nous regarde et d'un air accusateur nous dit : «Il ne s'agit pas de faire parler une morte dans les rues de Digne, pour prouver que Roman est coupable» C'était notre procès. J'ai toujours entendu dire qu'en principe l'avocat général est du côté de la partie civile.
Mais celui-ci, la deuxième semaine de procès a complètement changé de camp. Que s'est il passé pendant le 1er week-end?
D'autre part une semaine avant le procès, j'ai eu la visite à La Motte du Caire, du Procureur de la République de Grenoble et de l'avocat général. Ils sont venus m'ont-ils dit, pour étudier les lieux au cas où, pendant le procès un déplacement sur les lieux serait nécessaire. Cela a été demandé mais bien entendu, refusé par le président Foumier. M'entretenant avec eux ce jour là Michel Legrand lui-même me dit : «Surtout soyez discret ! Ne dites rien de notre visite. Nous sommes venus car nous voulions vous connaître et vous tranquilliser. De toute façon restez calme, tout se passera bien? Soyez tranquille, j'ai lu le dossier, je le connais très bien, aucun problème, je ne leur ferai pas de cadeau, ils prennent 30 ans tous les deux» Et une semaine après le début du procès, Michel Legrand lève l'accusation qui pesait sur Roman.
Qui y a t-il eu pour le faire changer d'idée si vite?
Enfin, le 4 novembre 90, le non-lieu est annulé par la cour d'appel d'Aix en Provence.
Le 26 avril 91, après six mois de liberté, Roman retourne en prison. Cette fois ci à Luynes, près d'Aix en Provence, dernière prison moderne, construite récemment dans la région.
Monsieur Carrier, juge à Aix en Provence procède alors à un complément d'information, et réinterroge tous les témoins. Or il se trouve que parmi les témoins qui ont vu Roman et sa voiture place pied de ville, ceux-ci désignent deux positions différentes de cette voiture. Selon qu'ils ont vu Roman entre 20 h 20 et 20 h 40 et ceux qui l'ont vu entre 21 h 15 et 21 h 45. Il est le premier à découvrir ce que nous disons depuis le début, et que personne n'a cherché à comprendre : «Roman est bien venu deux fois ce soir-là au bar» Voilà ce qui personnellement nous fait affirmer cela.
Vers 20 h 20 - 20 h 30, mon père le voit arriver. Il s'installe en terrasse avec Cacao. Il leur sert à boire, puis il prend une chaise pour s'asseoir près deux et dit à Roman : «Tu as changé ton âne contre une voiture», il lui répond «oui» d'un ton sec et lui tourne le dos. Roman prétend lui avoir demandé s'il avait vu Gentil et qu'il lui aurait répondu, il est parti depuis une heure. Cela est faux, et la réponse qu'aurait donné mon père impossible puisqu'à ce moment là, Gentil était dans la salle de jeux.
Le 10 août 1988, Bernard Michel est interrogé et, à la fin de sa déclaration il dit : «Je tiens à ajouter que, lorsque je me trouvais assis en terrasse, j'ai entendu le grand-père Jourdan, dire à haute voix que Roman Richard avait commandé un demi et que le demi était toujours là, par conséquent il ne devait pas l'avoir consommé ou payé, ce que j'en ai déduit. Comme j'ai entendu cette réflexion du grand-père, j'en déduit que Roman est entré dans le bar, mais je ne l'ai pas vu» Ce qui prouve que Roman s'est fait servir au comptoir, s'est aperçu que nous cherchions Céline, et est parti sans boire, d'où la réflexion de mon père, dite par Bernard Michel.
Et nous étions tellement affolés de la disparition de Céline, que personne ne se souvient avoir servi Roman à ce moment là.
Puis, au fil des jours, de temps à autre l'affaire refait surface, renvoi, cassation, pourvoi, renvoi, devant les assises, changement de juridiction Aix, Digne, Aix, et pour terminer comme si nous n'étions pas assez malheureux, Grenoble ! Pourquoi Grenoble?
Pour dépayser l'affaire nous dira t-on.
Depuis plus de 4 ans j'ai l'impression qu'on joue avec notre malheur. Une nouvelle fois la colère nous emporte à nouveau. D'un commun accord nous décidons de boycotter le procès. Ne pas nous présenter, ne pas envoyer nos avocats, mais peine perdue, le procès aurait lieu avec ou sans nous.
Nous étions au bord du désespoir et ma mère, ne sachant plus que faire, écrivit de toutes parts. Président de la République, ministre de la justice, maire de Grenoble. Rien ne fit bouger quoi que ce soit et le procès aura bien lieu à Grenoble. Chacun nous répondit, comprenant notre chagrin, etc... etc... Le ministre de la justice nous répondit que «L'affaire était suivie de très près par le service de la chancellerie...» Pourquoi?…
D'autre part nous n'étions pas du tout en mesure d'assurer financièrement, ce séjour à Grenoble pour toute la famille. Il n'était pas question que l'un où l'autre ne soit pas présent au procès, nous ne nous sommes jamais séparés depuis le début de l'affaire. Nous nous sommes battus et révoltés ensemble, unis comme les doigts de la main, ce n'est pas Grenoble qui nous séparera.
Dans le courant du mois de septembre, ayant appris par des personnes touchées par le même malheur, alors que je parlais des difficultés financières qu'engageaient ce drame, et le procès à Grenoble, cette personne me dit «Mais comment se fait-il que votre avocat n'ai pas demandé au fond de garantie une avance sur les indemnités auxquelles toutes les parties civiles ont droit? » Aussitôt, ma mère se charge de contacter Pesenti pour lui faire effectuer cette démarche mais il lui répondit : «Ce sont des démarches très longues, bien souvent elles n'aboutissent pas, et vous n'aurez pas l'argent à temps pour le procès» Ma mère se mit en colère et sur son insistance, Pesenti se décida à faire la demande, nous disant à chacune de nos rencontres que nous n'arriverions pas à toucher cet argent avant le procès.
Puis courant novembre il nous convoque tout heureux : «J'ai une bonne nouvelle, venez me voir» La nouvelle, était bonne, surtout pour lui. Le lendemain nous nous rendons à son bureau et il se met à nous raconter : «Voilà, vous savez pour la demande que nous avons faite auprès de l'ADVJP il ne faut pas y compter. Par contre, je me suis débrouillé d'obtenir par la chancellerie à titre tout à fait exceptionnel, la somme de 100 000 F. Cela ne vous sera pas déduit de vos indemnités, c'est un plus. D'autre part, vous avez 2 chambres réservées à l'Hôtel Bellevue à Grenoble prises en charge entièrement par le tribunal pour toute la durée du procès en demi-pension»
Cela nous parut un peu gros ! Nous n'en revenions pas. Puis il ajoute : «Vous savez très bien que depuis 4 ans cette affaire a fait beaucoup de vagues, il y a eu des erreurs, et la chancellerie et le tribunal de Grenoble essaient de se racheter ainsi. Seulement voilà, il y a plus de 4 ans que je m'occupe de ce dossier j'ai eu beaucoup de frais dans mon étude, mes déplacements, tantôt à Digne, Aix, maintenant Grenoble, où je vais devoir prendre une chambre pendant les 3 semaines que durera le procès, mon cabinet que je dois laisser pendant tout ce temps là et prendre des confrères pour me remplacer et puis j'ai une famille à nourrir et c'est bientôt Noël, tu as l'hébergement, les 100 000 F sont pour moi, pour me dédommager. De toute façon, je te l'ai déjà dit, c'est un plus, et si je ne m'étais pas débrouillé, cet argent tu ne l'aurais jamais touché»
Tout d'abord je trouvais la situation scandaleuse, je pensais bien, tout de même lui donner quelque chose après avoir touché mes indemnités, mais tout me prendre, c'était trop fort je me mets en colère et lui dit : «Quand tu es venu me chercher à La Motte, c'était gratuit ! Lorsque tu as voulu que mes parents te désignent comme étant leur avocat, c'était gratuit ! Tu t'es fait de la publicité sur cette affaire, scoops à la presse, photos, émissions TV, reportages etc... etc..., je ne vois pas pourquoi tu vas me prendre ce que l'on me donne» «Si je ne m'étais pas débrouillé de toute façon cette somme tu ne l'aurais pas eue», ajoute t-il.
Nous avons discuté longuement, essayant de lui faire comprendre que cet argent était le bien venu pour nous permettre de faire face aux dépenses de justice que nous avons engagées depuis 4 ans. Parlementant même pendant plus d'une heure sur un partage éventuel, rien à faire, il voulait tout. Puis voyant le temps passer, pour en finir il me dit : «Tu me signes une autorisation pour encaisser les 100 000 F et je te fais sur mon propre compte un chèque de 20 000 F. Ayant les chambres prises en charge par le tribunal cela te suffit largement»
II était impossible de faire mieux tant il était entêté et si je n'avais pas accepté cette proposition je crois que nous y serions encore.
Ce n'est que 2 jours plus tard que je ne reçus que 100 000 F, débloqués par la CIVIP. Je téléphone à Pesenti, n'y comprenant plus rien et il me répond : «Ne t'inquiète pas, ce n'est rien, il ne faut pas en tenir compte»
C'est lors d'une de nos dernières visites à Marseille, chez Pesenti, peu avant le procès, que discutant longuement de l'affaire, nous dit qu'il était sûr de lui, il arriverait à faire craquer Roman, car il était sûr de sa culpabilité car ajoute t-il : «Si j'avais le moindre doute que Roman soit innocent, j'aurais laissé tomber le dossier depuis longtemps», et un mois plus tard, sitôt le procès terminé, interviewé à la télé il déclare : «Depuis 4 ans que je rencontre la famille Jourdan, je n'ai pas encore trouvé les mots pour leur expliquer que Roman est innocent» Drôle d'attitude après ce qu'il nous avait dit un mois plus tôt.
D'autre part, ayant cherché à le voir sitôt après le verdict, il s'est volatilisé dans Grenoble, lui seul sait où. Il demeure introuvable, que ce soit tard le soir, et même le lendemain matin.
Aussitôt que Massiani apprend que Pesenti s'est réservé cet argent sur nos indemnités il le contacte, il voulait partager, mais pas question, Pesenti veut tout pour lui. Voyant qu'il n'y a rien à faire pour partager avec Pesenti, Massiani nous contacte et nous dit : «Le procès avance, Pesenti a touché de l'argent, il ne veut pas partager, je veux moi aussi la même somme, sinon je ne pourrai pas me rendre à Grenoble au procès» Nous lui faisons part que nous n'avons pas cette somme, et il ajoute : «Débrouillez vous, voyez avec votre banque, vous n'avez qu'à faire un prêt» Cela bien entendu fût impossible. A force de discuter, lui faisant remarquer qu'il nous avait bien promis de nous défendre gratuitement, ce à quoi il nous répond : «Il n 'y a pas de raison que Pesenti ait 80 000 F, et moi je n'ai rien»
Il décide finalement de se rendre à Grenoble à condition que, nous lui versions cette somme sitôt que nous toucherions nos indemnités. Cela n'était pas du tout les conditions premières. Un de plus qui n'a pas tenu promesse.
Je n'aurais jamais cru que l'on ne puisse pas faire confiance à la parole donnée par un avocat.
Le procès arrive. Nous voilà à Grenoble. Dans l'angoisse et les pleurs, l'ambiance macabre du procès, plus personne ne parle d'argent, c'est bien secondaire dans de pareils cas. Toute la famille arborait un badge représentant la photo de Céline avec ces trois mots. Rendez-moi justice. Oui ! Justice ! Un bien grand mot quand elle est honnête.
Nous avons dressé sur un chevalet à l'entrée du tribunal, une photo agrandie de Céline, et un bouquet de fleurs, et pendant toute la durée du procès, les fleurs n'ont cessé de s'amonceler devant le chevalet accompagnées de cartes de soutien que nous gardons précieusement pour ne jamais oublier les textes. L'une d'entre elles en particulier, bien avant que Sardou n'écrive sa chanson sur la justice, disait : «La Fontaine» disait : «Selon que vous serez puissants ou misérables, les jugements de cour vous rendrons noir ou blanc» Cette maxime était bien en harmonie avec le procès et aujourd'hui, chaque fois que j'entends Sardou chanter cette chanson, je me revois sur les mauvais bancs du tribunal de Grenoble avec Roman et Gentil devant mes yeux.
Le procès se déroule, et je passerai sur les détails sordides que nous avons eu à supporter, mais je n'ai pas du tout apprécié la façon dont tous les avocats de la partie civile nous ont soi-disant défendus commençant par Maître Paillard de l'association «Enfance et Partage» qui a demandé purement et simplement l'acquittement pour Roman.
Si c'est avec des avocats de cette espèce que cette association si célèbre compte aider les familles, drôle de publicité ! Massiani brillera par son absence et son mutisme. Il ne plaidera pas, étant en désaccord avec le président, et sur ce point, nous ajouta : «Bien souvent, c'est en ne pas plaidant que l'on gagne des procès, cela m'est déjà arrivé»
Quant aux autres s'étant tous mis d'accord, ils ont donné carte blanche à Pesenti qui a fait ce qu'il a voulu. A l'entendre, il allait tout casser, faire craquer tout le monde, et sur des points spectaculaires et précis ou il aurait dû intervenir, il est resté muet comme une carpe. Il n'a jamais posé les questions que nous aurions voulu entendre et lorsque entre les audiences, nous lui demandions des explications : «Mais pourquoi à tel ou tel moment, n'êtes vous pas intervenus? » Impassiblement il nous répondait : «Je le garde pour ma plaidoirie» De même que, lorsque à la barre, entendu comme témoin Monsieur Querel, proviseur du Lycée Chambéry explique : «Au matin du 27 juillet je me suis rendu à la gendarmerie signaler le comportement bizarre, dans la nuit pendant les recherches, d'un jeune homme blond vêtu d'un treillis kaki. A ce moment là, une femme est entrée dans la gendarmerie et s'adressant au gendarme, lui dit : «Je venais vous signaler que j'ai prêté ma voiture à mon fils hier soir et il ne l'a pas encore ramenée» Nous avons bondi sur notre banc, mais pour Pesenti cela s'est envolé sans qu'il y prête attention comme beaucoup d'autres choses.
Cette femme n'était autre que Mme Roman qui, cette nuit là, a couché à l'hôtel des Négociants. Elle avait bien prêté la voiture à son fils, et il devait donc d'après ce qu'elle a déclaré la laisser au village et non à Melve sur l'aire de M. Chabrier. Pourquoi?
Cela est confirmé dans la déclaration du MDL Chef Ramette le 29.11.88 devant le juge Magnan il lui dit : «Je dois préciser que dans la matinée Mme Roman s'était présentée à la brigade pour me voir personnellement. Je me souviens pas exactement des propos qu'elle m'a tenu ce matin là, car mon attention était mobilisée par la recherche de l'enfant. Je me souviens vaguement qu'elle m'a parlé de son fils et d'un problème de voiture, plus exactement, je crois me souvenir qu'elle m'aurait dit j'ai laissé ma voiture à Richard, ou quelque chose de ce genre là. Ces propos n'ont pas attiré mon attention»
Le 17 décembre le verdict tombe. Devant l'attitude de chacun, autant de l'avocat général que de nos avocats, malgré l'intervention de temps à autre du Procureur Albarède qui essayait de nous faire croire que tout pouvait basculer à la fin. Nous essayions malgré tout de rêver et de garder l'espoir jusqu'au bout. L'acquittement de Roman était pour nous impossible si la justice était juste.
Dans le courant de l'après-midi dès l'annonce des premiers mots du président, ce fut terrible pour toute la famille ; sortant même pour ne pas entendre ces mots qui nous rendaient fous. Roman acquitté ! Gentil, perpétuité et 28 ans de sûreté.
Pour nous la justice n'a pas été rendue à Céline.
Malgré la lettre de soutien que nous a adressée M. Carignon, maire de Grenoble, non Monsieur Carignon, nous ne pouvons pas garder un bon souvenir de votre ville, où nous avons souffert terriblement pendant 3 semaines, et où son tribunal a assassiné le 17 décembre une nouvelle fois Céline et sa famille entière.
Heureusement, mis à part le tribunal, nous avons été très touchés, de la chaleur des grenoblois, et des marques de sympathie dont ils ont fait preuve. Cela nous a aidés dans notre calvaire, et je remercie ceux, qui ont eu le courage après le verdict, de manifester leur indignation sur la place St André jusqu'à plus de minuit et dont personne n'a jamais parlé.
La vedette ce jour là, pour les médias, c'était Roman...
Nous allons passer notre dernière nuit à Grenoble. Nuit blanche et cauchemardesque en plein désarroi, pendant que certains, journalistes, avocats, etc... etc... Roman, et sa famille, et son comité de soutien fêtaient leur victoire. Au petit matin écœurés, nous ramassons nos affaires, et nous apprêtons à boucler nos valises. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque le propriétaire de l'Hôtel Bellevue nous dit : «Je m'excuse, mais qui paie la note? » Ce à quoi je réponds : «Le tribunal» «M. Jourdan vous faites erreur les chambres étaient réservées mais ce n 'est pas le tribunal qui paie» Là alors ce fut la douche froide, et la dernière magouille de Pesenti. C'est à ce moment là que j'ai réalisé pourquoi, il a eu si vite disparu le soir après le verdict. Comment allions-nous faire? Même en nous cotisant il nous était impossible de régler la note des 2 chambres 3 semaines passées à l'hôtel en demi-pension. Nous avions réglé les repas de midi et fait face au faux frais que cela nous avait occasionnés. Ne sachant même plus où en étaient nos comptes en banque, sûrement au plus bas. Faisant alors appeler M. Julien qui s'occupe de l'ADVIP sur Grenoble par le propriétaire de l'hôtel, nous arrivons à trouver un terrain d'entente lui laissant un chèque en acompte de la moitié de la somme due, et promettant de lui expédier le reste dès que possible.

Sitôt rentrés chez nous, nous ne voulons pas en rester là, étant décidés de continuer à nous battre. Pour nous la justice n'a pas été rendue à Céline, et nous n'avons pas été défendus.
Dessaisissant sur le champ Pesenti et Massiani du dossier, nous nous adressons à ce moment là, la mort dans l'âme, à Maître Collard. Celui-ci avec une grande patience, essaie de nous remonter le moral et reprend le dossier avec nous de A à Z, répondant à toutes les questions que nous lui posons, nous expliquant tout dans les moindres détails. Il est vraiment à notre écoute, scandalisé parfois lorsque nous lui expliquons certaines attitudes de nos défenseurs pendant le procès, tout cela lui paraît tellement impossible, incroyable, mais vrai.
Au mois de mai 93 nous recevons enfin, la convocation pour le procès civil à Grenoble le 6 juin.
C'est bien Maître Collard qui doit passer à l'action ce jour-là, mais problème, Maître Massiani lui met opposition étant donné qu'il n'a pas été payé.
Nous prenons rendez-vous, et nous rendons chez Massiani essayant de lui faire comprendre que ce n'est pas en empêchant Maître Collard de plaider que nous arriverons à le payer, rien à faire, il ne voulait rien entendre. Prenant à témoin M. Pascal Betille un de ses clients qui se trouvait dans son cabinet par hasard et qu'il nous a présenté lorsque nous sommes entrés, il nous invite à lui signer une reconnaissance de dettes en échange de la levée d'opposition, parlementant, près d'une heure, nous faisant même remarquer qu'il avait d'autres rendez-vous après nous, mais rien à faire, le temps passait, et rien n'avançait. Il nous a pris au chantage. La levée d'opposition en échange de la reconnaissance de dettes.
Si nous voulions que Maître Collard puisse plaider, il n'y avait pas d'autre issue.
Sitôt cette signature obtenue, quelle ne fut pas notre surprise de voir Massiani se diriger à l'arrière de son cabinet et revenir avec 2 gorilles en leur disant : «Messieurs je vous fais constater que la famille Jourdan m'a signé cette reconnaissance de dettes sans menace aucune»
Je n'aurai jamais cru que dans cette corporation, qui touche la justice où tout devrait être clair et juste, il existe une telle pègre et je comprends mieux aujourd'hui, les nombreuses lettres que nous avons reçues jusqu'au procès, qui nous disaient : «Méfiez-vous des robes noires» Malheureusement nous n'avions pas compris.
Heureusement, j'espère, il est à souhaiter que ce ne soit pas une généralité, sinon où va la justice?
Depuis le 6 juin 1993 que le procès civil a eu lieu, Maître Collard ce jour là avait demandé 500 000 F pour toute la famille Jourdan. Le 21 juin 1993, l'arrêt de la cour d'assises nous allouait 320 000 F. Didier Gentil n'étant pas solvable, c'est le fond de Garantie qui prend en charge ce paiement qui, de délibérés en réunions de commission, renvoyées de 6 mois en 6 mois, fond comme neige au soleil. Cette commission nous a alloué en juin 94 pour toute la famille Jourdan 60 000 F. Et non les centaines de millions de centimes que les médias avaient annoncés au lendemain du procès civil. C'est sur cette somme que Massiani nous a signifié une opposition par voie d'huissier.
Voilà ce que vaut la vie d'une enfant de 7 ans et la douleur de sa famille. La vie n'a pas de prix, et ce n'est pas l'argent qui nous rendra Céline. Depuis 6 ans que ce drame s'est passé, il a fallu faire face à tous les frais que cette affaire nous a occasionnés, et continue de nous coûter, pendant que les requins s'en sont pris plein les poches. Nous faisons de notre mieux pour la mémoire de Céline, tant pis s'il ne nous reste plus que les yeux pour pleurer. Je souhaite de tout cœur que jamais plus de tels drames ne se reproduisent, autant pour les enfants que pour la souffrance des familles.
Dans de pareils cas, on reste anéanti et sans réaction. La seule chose avant de faire quoi que ce soit, c'est de contacter, une de ces nombreuses familles, déjà touchées pour se faire épauler.
Car seul, on ne peut rien.

Nous ferons de notre mieux pour faire éclater LA VÉRITÉ.