L’AUDIENCE CIVILE

Lors des procès d'assises, les audiences civiles se déroulent la plupart du temps dans la foulée. Parce qu'elles n'intéressent guère que les parties civiles en quête de dommages et intérêts, il est bien rare que les journalistes y traînent leurs guêtres. En général, elles se déroulent sans effets de manches, à mots couverts, dans une ambiance feutrée, les avocats se bornant à déposer leurs conclusions, chiffrant les préjudices subis, qu'ils soient moraux, financiers ou ceux du prix de la douleur.
Si le 17 décembre au soir, cette audience s'était déroulée, comme de coutume, quelques minutes après le verdict des jurés, la sérénité y aurait sans doute gagné, évitant ainsi, six mois plus tard, de raviver des plaies béantes. Mais c'est sans doute pour éviter des incidents en maintenant dans le palais de justice une certaine pression que le président Foumier a estimé devoir repousser à plus tard cette audience là.
D'autant qu'il fallait prévoir une sortie de prison médiatique pour Richard Roman, suivie d'une mini conférence de presse sous l’œil des caméras de la télévision. Rencontre avec la presse prévue depuis plusieurs jours déjà, tant la famille de Roman, ses avocats et son comité de soutien étaient persuadés de son acquittement. En accord avec le parquet général, des journalistes proches de Roman avaient, avant le réquisitoire de l'avocat général, préparé un registre sur lequel ont dû s'inscrire tous ceux qui souhaitaient se trouver éventuellement à cette sortie de prison très protégée. Cette liste «d'accrédités» a été ouverte quatre jours avant la fin du procès, c'est à dire bien avant les plaidoiries des avocats de la défense et par conséquent bien avant la délibération des jurés.
Comme si le sort des deux accusés avait été décidé à l'avance, comme si les trois magistrats de la cour savaient, avant que les jurés se décident, ce qu'ils allaient décider.
C'est en raison de ce verdict quasi programmé que l'audience civile n'a pas eu lieu à l'issue du procès comme c'est pourtant la coutume. Six mois plus tard, c'est vrai, les passions étaient retombées. Pas de jurés le 8 juin 1993 au matin, que des magistrats. Trois : le président Foumier et deux assesseurs, moins de policiers dans la salle, moins de gendarmes dans le box, trois au lieu de neuf. Moins de journalistes aussi. Et surtout un seul accusé, Didier Gentil. Moins d'avocats également, mais un nouveau venu, Gilbert Collard, du barreau de Marseille, remplaçant maître Pesenti dont le père de Céline n'a plus voulu.
La cour a très brièvement entendu quelques parties civiles, réclamant le franc symbolique pour «Enfance et partage», 500 000 F pour la mère de Céline, Joëlle Maurel, mais les réclamant au seul Didier Gentil, celui-ci étant le seul condamné.
Seulement, avec maître Collard, il allait en être tout autrement. S'appuyant sur la jurisprudence et sur un récent procès qui a vu une boulangère de Reims acquittée pour le meurtre d'un jeune beur, mais condamnée à verser à sa famille des indemnités, l'avocat marseillais a brandi l'article 372 du Code de procédure pénale. Qui stipule que la partie civile «dans le cas d'un acquittement, peut demander réparation du dommage résultant de la faute de l'accusé telle qu'elle résulte des faits qui sont l'objet de l'accusation»
Or, pour maître Collard donc pour le père de Céline, la «faute civile» de Richard Roman découlerait de «l'influence considérable qu'il exerçait sur Gentil qui le percevait comme un gourou, comme un mage vivant»
Du coup, Richard Roman, bien qu'absent juridiquement et physiquement, s'est retrouvé à nouveau au centre des débats. Et maître Collard de s'appuyer sur les rapports des psychiatres estimant «que Roman soit ou non coauteur du délit, on peut affirmer qu'il a eu sur Gentil une influence considérable de nature à dissoudre un surmoi bien précaire, à libérer des pulsions sexuelles latentes au nom d'une idéologie ésotérique à finalité obscure»
Ainsi maître Collard a t-il posé d'emblée l'affirmation de la responsabilité morale de Richard Roman reprenant ses propres termes : «C'était l'accès à une certaine folie qui m'intéressait, plutôt que la folie elle-même qui est toujours limitée. Je voulais arriver à une maîtrise de cet accès. Dans un certain sens, mon but était de vérifier l'accessibilité à la folié» Et pour démontrer l'influence de Roman sur Gentil, il a rappelé les propos de Gentil décrivant Roman : «Avec lui, j'étais comme un automate, obéissant au doigt et à l’œil. Il aurait pu me faire faire n'importe quoi» Et d'ajouter : «Quand on vient chez lui, on ne sait pas quand on repart, on oublie tout, les lois, les interdite» Il ne fait aucun doute, selon maître Collard que Roman a exercé sur Gentil un envoûtement : «Sans Roman, la personnalité criminelle de Gentil n'aurait pu éclore. On est responsable quand on agit sur autrui» En conséquence l'avocat a demandé à la cour que Richard Roman soit déclaré responsable du dommage résultant de sa faute et qu'il soit condamné à verser à la famille Jourdan la somme de 500 000 F.
Arguments qu'ont balayés évidemment les défenseurs de Roman, dénonçant le «terrorisme intellectuel» de maître Collard, qui s'obstine, ont-ils précisé, à réfuter la décision des jurés de l'Isère, et qui «continue à diaboliser et à accuser un innocent. Il faut laisser tranquille Richard Roman qui reconstruit aujourd'hui son corps, son âme et sa vie dans une clandestinité indigne»
Il faut noter que dans les jours qui ont précédé cette intervention, maître Collard a reçu plusieurs appels téléphoniques d'avocats et de journalistes cherchant à faire pression sur lui pour l'inciter à renoncer à sa démarche.
Au moment où les défenseurs de Roman demandaient qu'on le laisse tranquille, Didier Gentil a bondi dans son box, ce qu'il n'avait jamais fait durant les trois semaines du procès : «J'en ai marre. Je n'ai pas tué Céline. C'est Roman le coupable. Si la justice l'a acquitté, c'est son affaire. C'est lui, Roman, qui a tué la petite» Une colère ponctuée de coups de pieds, de coups de poings et d'insultes envers le président, colère vite maîtrisée par les gendarmes présents, mais que son avocat, maître Juramy, a aussitôt reprise à son compte. Pour rappeler que ce cri d'innocence avait toujours été le sien, même quand certains ont cru ou voulu entendre le contraire.
C'est vrai que lorsque durant le procès de décembre, Didier Gentil a eu cette phrase curieuse «j'ai peut-être rêvé que Richard était présent. Je l'ai toujours vu avec moi. Je garderai toujours ce souvenir que Roman était là. Je n 'arrive pas à l'expliquer. Il y a peut-être une hypothèse. Roman était dans ma tête et pas sur les lieux, il s'est empressé d'ajouter : «Mais si je l'ai violée, en tout cas je ne l'ai pas tuée» Seulement cette dernière précision n'a guère été relevée parce qu'à cet instant le procès avait déjà basculé.
Maître Juramy revient donc à la charge car il espère voir le procès de Grenoble annulé par la cour de cassation et entend faire acquitter son client lors d'un éventuel second procès. Acquitté du meurtre de Céline mais pas du viol qu'il reconnaît. La loi, qu'il connaît bien, lui interdisant d'évoquer une éventuelle culpabilité de Roman, au point que, si second procès il y avait eu, Roman n'aurait pas comparu une seconde fois, maître Juramy s'en est allé dans sa démonstration, avec une grande prudence, procédant par insinuations. Le procureur général Michel Albarède l'avait d'ailleurs mis en garde contre tout débordement, qui aurait pour conséquence de débattre du fond, et donc de contester le verdict rendu par la cour d'assises de Grenoble.
Ce qui n'empêche pas l'avocat d'asséner avec force : «Mon client, à l'heure actuelle, doit bénéficier, au regard de la loi, comme tout justiciable, dans la mesure où il s'est pourvu en cassation, de la présomption d'innocence. Et tout ce que je pourrais évoquer légalement pour sa défense sera évoqué. Car je serais infidèle à ma mission d'avocat si j'agissais autrement» Il en appelle en conséquence au témoignage d'un médecin vacataire de la prison des Baumettes, le docteur Robert Sebaoun qui aurait recueilli, lors de l'une de ses visites, des confidences de Richard Roman d'une importance capitale, tout du moins pour la défense de Gentil. Et cela deux ans après la mort de Céline, c'est à dire hors de la pression des gendarmes ou de sa fameuse logique des aveux.
Des confidences si graves que le docteur Sebaoun, avant de se confier à la justice, avait pris le soin de consulter le Conseil de l'ordre. Et ce n'est qu'après avoir obtenu son accord, ainsi que la déontologie l'exige, que le médecin a consigné entre les mains du procureur adjoint de Marseille, Mme Baudron, une lettre destinée au président de la cour d'assises de Grenoble, Dominique Foumier. Nous étions le 4 décembre 1992, ce qui veut dire que le procès avait déjà commencé.
Cette précision est importante car elle explique que ce document n'ait pas pu figurer parmi les pièces constituant le dossier versé aux débats de Grenoble, qui seules pouvaient être utilisées pour éclairer les jurés. Cela peut paraître idiot, mais la France étant un pays de droit, il faut y respecter le droit.
Seulement ce même droit autorise un président de cour d'assises à lire des documents parvenus en cours d'audience et ce, en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Il ne l'a pas fait, pas plus que ne l'a demandé l'avocat général Michel Legrand pourtant qui en avait eu connaissance. Au point d'affirmer en public qu'il avait un joker dans sa manche pour faire condamner les deux accusés. Affirmation, niée par la suite dans une controverse avec le procureur adjoint de Lyon, Paul Weisbuch, pourtant témoin. Controverse sur laquelle nous reviendrons. Maître Juramy, à l'audience civile enfonce le clou pour dire que ce document escamoté lui servirait pour faire acquitter son client du meurtre de Céline si le verdict de Grenoble était cassé ce qui n'a pas été.
«Vous auriez dû faire citer ce témoin à l'époque» a répliqué le procureur général oubliant curieusement qu'à l'époque, maître Juramy avait justement demandé à la cour de le faire citer, ce qui lui avait été refusé. Il est vrai qu'à l'époque le procureur général n'occupait pas le fauteuil du parquet.
Il sera intéressant de connaître un jour le contenu de cette lettre, témoignage bombe à n'en pas douter, mais, qui a fait long feu parce qu'occulté.
Quant au docteur Sebaoun, interrogé par des journalistes, il a invoqué le devoir de réserve pour refuser de fournir le moindre détail sur les confidences que lui a faites Richard Roman, deux ans après le drame. «C'est comme médecin exerçant à la prison marseillaise des Baumettes que j'ai été amené à le rencontrer. Ensuite, j'ai agi en accord avec le Conseil de l'ordre. Je n'ai pas le droit d'en dire plue»
Seul un second procès aurait pu lever ce voile. Il n'aura pas lieu, le pourvoi de Gentil déposé par maître Juramy ayant été rejeté. L'avocat se faisait pourtant fort de faire devant une autre cour d'assises, acquitter son client du meurtre de Céline : «On se serait trouvé ainsi, explique t-il avec un acquittement de mon client et la cour d'assises de Grenoble aurait alors pu prendre le nom de ce théâtre parisien qu'on appelle l'Ambigu, puisque l'affaire Céline serait devenue un meurtre sans coupable, ce qui s'est déjà vu»
Comme il fallait s'y attendre la cour d'assises de l'Isère, bien qu'elle se soit donnée quinze jours pour délibérer, n'a pas retenu le recours du père de Céline. Le 21 juin au matin, elle a rendu son arrêt dans un désintérêt général, comme si tous les protagonistes de ce drame avaient depuis longtemps compris que «la chose était entendue»
Au point qu'à 9h30, heure de la convocation, la salle était quasiment déserte. Il y manquait même l'accusé Didier Gentil que la justice avait tout simplement oublié de faire sortir de sa cellule. Le temps de s'en apercevoir, d'alerter la prison de Varces, d'y expédier une escorte gendarmesque, l'audience a débuté avec une heure et demie de retard pour ne durer que cinq minutes, le président Foumier se bornant surtout à dire, ce qui était prévisible le rejet de la demande du père de Céline ainsi explicité :
«Considérant qu'il ne résulte pas des débats que les griefs articulés par certaines des parties civiles contre Richard Roman, tenant, à son mode de vie, à sa sexualité, à ses lectures et à ses quêtes spirituelles et philosophiques, sont constitutifs de fautes civiles, ou sont de nature à avoir eu l'influence que, reprenant des déclarations de Didier Gentil, leur attribuent ces parties civiles sur la personne de ce dernier, considérant qu'il ne résulte pas non plus des débats que ces griefs sont en relation de consulter avec les faits dommageables dont les parties civiles demandent réparation, la cour déboute les consorts Jourdan de leurs demandes formulées contre Richard Roman»
Ce jour là, Richard Roman a donc été acquitté pour la seconde fois. Et Gentil condamné également pour la seconde fois, mais à payer des dommages et intérêts à tous les membres de la famille de Céline.
Je ferai grâce au lecteur du détail des sommes allouées aux uns et aux autres, mais il faut savoir tout de même, que seule l'association «Enfance et partage» à obtenu ce qu'elle réclamait, à savoir le franc symbolique. Le père, les grands parents paternels et les oncles de Céline n'ont obtenu que 320 000 F alors qu'ils en souhaitaient 500 000, tandis que les sommes allouées aux proches de la mère de Céline ainsi qu'à elle-même, ne se sont élevées qu'à 730 000 F contre l 900 000 réclamé. Autant de sommes que devra prendre à sa charge le Fond de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions, prévu à cet effet, Didier Gentil, insolvable, étant incapable de s'acquitter de ces règlements.
C'est donc au matin du 21 juin 1993 que s'est achevée l'affaire Céline dans l'indifférence générale. Seul un avocat était présent contre quinze en décembre, huit journalistes au lieu de cinquante. Quant à la famille de Céline, connaissant sans doute à l'avance la décision de la cour, elle n'avait pas pris le chemin de Grenoble. Continuant à espérer connaître un jour la vérité autrement que par un second procès qui lui a indirectement été refusé.
Quelques jours après cette décision de justice, Didier Gentil prenait une nouvelle fois sa plume. Cette fois à l'adresse du président Foumier qui venait de le condamner pour la seconde fois. Lettre mystérieusement demeurée secrète mais qui a été versée cependant au dossier expédié à la cour de cassation.
Gentil, en termes très clairs y reconnaît une nouvelle fois le viol de Céline, y redit une nouvelle fois son innocence dans ce qui a suivi ce viol et accuse une nouvelle fois Roman d'avoir commis le meurtre, mais en donnant des faits une nouvelle version : «Contrairement à ce que j'ai déclaré le jour de mon arrestation, je n'avais pas rendez-vous ce soir là avec Roman. C'est tout à fait par hasard que nous nous sommes rencontrés. Parce qu'il me cherchait, ne m'ayant pas vu à la bergerie alors que je devais m'occuper des chèvres.
C'est après avoir su au café de M. Jourdan que je venais de quitter l'établissement qu'il m'a cherché et trouvé par hasard près du verger où je me promenais avec Céline pas très loin du ruisseau. C'est là que nous avons décidé de nous baigner et c'est là qu'en voyant la petite toute nue on est devenu fous tous les deux»
Nouvelle version de Gentil, la quinzième peut-être que n'ont pas retenue les magistrats de la cour de cassation même si elle écarte la présence de la voiture de Roman sur les lieux.